Beauté
Je sais fort bien que la beauté des animaux, ni plus ni moins que toute beauté, n’existe pas « en soi ». Que cette sensation d’harmonie, de bonheur, dont elle m’emplit, aussi évidente, aussi éclatante soit-elle, n’est que le produit de ma sensibilité, modulée par mon éducation, mes habitudes, mes conditionnements, mes états d’âme… Je sais que rien n’est beau ni laid, que beauté et laideur sont en moi, produites par moi, projetées par moi sur les êtres et les choses. Quelque chose n’est beau qu’autant qu’un regard le juge beau, le crée beau. Pas de beauté sans spectateur. Encore le spectateur doit-il être doté de ce « sens », si l’on veut, qui décide de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas. Un chien, animal psychologiquement très perfectionné, a-t-il la notion du beau ? Le rire, dit Rabelais, est le propre de l’homme. Il me semble pourtant bien avoir surpris mon chien à rire, à ricaner, tout au moins. Mais je n’ai jamais observé qu’il fût sensible à la beauté des choses, à moins qu’on ne puisse appeler « sens du beau » sa préférence pour le vieux tapis rouge et son aversion pour le jaune. S’il possède ce sens du beau, celui-ci n’est en tout cas pas perturbé par des considérations racistes : il est exactement autant attiré par le train arrière d’une femelle de race outrageusement hétéroclite que par celui d’une pure congénère. Sans prendre plus de risques que Rabelais, je dirai donc que le sens de la beauté est le propre de l’homme. Et aussi la pitié, mais sachons limiter notre propos.
Je sais aussi que ce sens du beau est purement subjectif, donc arbitraire, quoique modulé, ainsi que je le disais au début, par les influences qui, dès le berceau, vous tordent un bonhomme et en font le produit conforme de son milieu…
Je sais tout cela. Et alors ? La beauté n’est qu’illusion, fantasme, reflet illusoirement agréable d’une nature impavide… Bon, d’accord. Mais, ceci posé, puisque je suis ainsi fait qu’il faut que quelque chose soit beau ou laid, m’attire ou me repousse, me réjouisse ou me répugne, pourquoi résister ? Je ne résiste pas. Je jouis du beau, je fuis le laid (ou j’essaie de le rendre beau, ou de le voir beau). Je sais aussi que je ne suis qu’une poussière dans un Univers énorme, indifférent, inconscient et sans but, je sais que rien ne justifie mon existence ni ne lui assigne une raison d’être, j’ai beau savoir, je sais, je sais, bon, et quand il m’arrive d’y penser (souvent !) ça m’écrase et m’angoisse, mais je vis la plupart du temps comme si ma vie avait de l’importance, comme si elle était la seule chose importante au monde depuis qu’il est monde… Vanité, bien sûr, mais on fait comme si. Parce qu’on est ainsi fait. Parce qu’on est tout seul dans sa peau et qu’on n’en a qu’une. Bien heureux d’avoir su me garder des consolations menteuses des religions, ces marchandes d’illusion.
Ma vie n’est rien, et pour moi elle est tout. Car sans elle rien n’existe, ni moi, ni le reste. Elle va finir, si pas aujourd’hui, demain, et je fais comme si elle devait durer toujours. Car avoir la certitude de sa mort, c’est être déjà mort… Alors, pourquoi, pour la beauté, n’en ferais-je pas autant ? Oublier la subjectivité de la chose, l’illusion qu’est cette iridescence fugace d’où naît mon plaisir, sans être dupe, mais sans refuser ma part d’illusion.
Encore un « propre de l’homme » : vivre et se regarder vivre. Si possible d’un œil amusé.