On ne se méfie jamais assez des journalistes. Pour n’avoir pas à courir derrière une mémoire qui ne cesse de me fuir, je prends des notes. C’est ainsi que, depuis plus de quinze ans, j’ai consigné sur des cahiers à spirale la plupart de mes conversations avec Jacques Chirac.
En 1987, un an avant son deuxième échec à l’élection présidentielle, j’avais publié une longue biographie de cet homme qui, de loin, paraît si court. Je n’étais pas sûr, pourtant, de l’avoir percé. Après sa défaite face à François Mitterrand, j’ai continué à travailler sur lui, convaincu que j’étais qu’il accéderait un jour à l’Élysée.
Alors que son règne arrive à son couchant, il m’a semblé qu’il était temps de vider mes carnets. Je ne les avais pas écrits pour qu’ils restent à rancir au fond d’un tiroir mais parce que le métier qui mène mes pas consiste à faire la lumière sur tout. Telle est sa grandeur et sa misère. Si l’on veut garder sa part d’ombre, il ne faut pas fréquenter les journalistes.
Ceci n’est donc pas une biographie au sens propre mais plutôt l’histoire d’une tragédie personnelle, devenue, sur la fin, une tragédie nationale. Après avoir conduit sa vie au son des trompettes, Jacques Chirac s’est transformé, l’âge venu, en incarnation du déclin français et de l’impuissance des pouvoirs publics.
C’est cette histoire que j’ai voulu raconter. Une histoire bien française, sur fond de rodomontades et de renoncements. Jacques Chirac avait pourtant tout pour lui. La compétence. L’esprit de décision. Un vrai charisme aussi. Si son chemin a souvent croisé celui des Français, c’est parce qu’il ne se la joue pas et aime les gens, surtout quand ils sont de peu, ou de rien. Une anecdote le résume mieux que tout. Quand il sortit de l’École nationale d’administration, l’huissier ne se contenta pas de donner le nom du premier, comme le voulait l’usage, mais clama de sa voix de stentor : « Monsieur Rouvillois est major. Monsieur Chirac, seizième[1]. »
Tout Chirac est là : l’huissier était devenu son copain. De même, lorsqu’il se sépara de Jean-Pierre Raffarin, ce Premier ministre qu’il usa jusqu’à l’os, son premier geste, avant toute chose, fut de l’emmener dans le bureau mitoyen du sien « embrasser les secrétaires ». C’est là, avec Bernadette, qu’ils se firent leurs adieux.
La France est un pays monarchique et plutôt crédule où, pour être considéré, il faut afficher des airs profonds, les yeux plissés, le menton césarien, en observant des silences éloquents. Sans oublier de creuser la distance avec le petit personnel. Chirac n’est pas de ce genre-là. Il n’a pas le sens des hiérarchies sociales. Il y a du bon Samaritain en lui. C’est ce qui le rachètera toujours.
Quant au reste, c’est un politicien qui, pour arriver à ses fins, a beaucoup trompé, tué et menti. Sans doute aura-t-il été, avec François Mitterrand, l’un des plus grands menteurs de la Ve République. Je me souviens qu’un jour de 1986, alors que je préparais ma première biographie de lui, il démentit, en me regardant droit dans les yeux, avoir jamais dîné avec Mitterrand avant l’élection présidentielle de 1981, une rencontre qui aurait symbolisé sa « trahison » contre Giscard. « Je vous jure que c’est faux », avait-il proclamé, avec l’autorité de l’innocence. J’avais quelques éléments qui m’indiquaient le contraire, je me permis d’insister.
Nous étions debout face à face dans son grand bureau de l’Hôtel de Ville. Selon ma méthode, j’étais revenu sur la question, l’air de rien, façon lieutenant Colombo (« À propos... »), juste avant de prendre congé de lui. Il se rapprocha de moi, me fixa et je sentis son souffle quand il reprit : « Je vous donne ma parole d’honneur que cette histoire de dîner est une affabulation. » Sur quoi, il me tendit sa main pour que je tape dedans. À cet instant, je sus qu’il mentait. Je n’ai pas attendu Corneille pour savoir qu’« un menteur est toujours prodigue de serments ». Un grand menteur, à plus forte raison.
Son habitude du mensonge et son culte du secret en font un personnage malaisé à cerner. Pour ne pas tomber dans les panneaux qu’il dresse toujours devant lui, afin d’embrouiller son monde, il faut une longue pratique. La mienne a commencé en 1972. Depuis, je ne l’ai pas quitté d’une semelle. Je l’ai entendu chanter Les Bateliers de la Volga en russe alors qu’il roulait pompette et à pleins gaz sur une petite route du Var, entre Ramatuelle et Saint-Tropez. Je l’ai raccompagné beurré à sa voiture, une nuit, à Paris, du côté des Champs-Élysées. Je ne me suis cependant jamais laissé prendre par ce personnage de noceur hâbleur qu’il interprétait volontiers jadis.
Il y a trop de masochisme en lui. Il est même un cas d’école d’aliénation à la politique. Son bureau est sa geôle. Ses journées sont à en mourir, qui ne laissent jamais de place à l’imprévu, sauf pendant les campagnes électorales où il retrouve l’exubérance un peu forcée des détenus en permission judiciaire. Esclave de son métier, il s’est cloîtré. La plupart du temps en conduite automatique, il égrène des phrases toutes faites et des formules passe-partout. Il ne porte avec lui aucune transcendance ni aucun désir, à part celui de rester au centre de la scène.
Moins retors qu’on ne le pense et plus cultivé qu’on le dit, ce n’est pas un homme médiocre. S’il ne croit pas forcément ce qu’il dit, il croit toujours à ce qu’il fait et le fait avec soin.
D’une méticulosité enfantine, il ne laisse rien au hasard. Avec lui, tout est toujours classé, les dossiers comme les gens. Pour preuve, il vouvoie systématiquement tous ceux qui ont été ses collaborateurs, comme Raffarin qu’il tutoie mais qui, malgré ses demandes répétées, persistent à le vouvoyer.
N’étaient son sens de l’organisation et son professionnalisme pointilleux, il ne serait sans doute pas resté si longtemps aux affaires. Depuis son entrée au cabinet de Georges Pompidou à Matignon, en 1962, il n’a plus jamais quitté les lambris des palais officiels. Il restera un cas dans l’histoire de France. Une incongruité et un record de longévité. Deux fois Premier ministre (1974-1976 et 1986-1988), il aura gouverné le pays pendant quatre ans avant d’être appelé à le présider pour douze ans.
À force de vivre en concubinage avec la République, il a fini, dans une de ces dernières transfigurations, par se confondre avec elle, ce qui, vu leur état respectif, n’est un compliment ni pour elle ni pour lui. C’est pourquoi l’histoire de cet homme est aussi devenue l’histoire de la France, une histoire dont la morale semble sortie du Chantecler d’Edmond Rostand :
« Sache donc cette triste et rassurante chose
Que nul, coq du matin ou rossignol du soir,
N’a tout à fait le chant qu’il rêverait d’avoir ! »
1-
Au classement général de la promotion « Vauban », en 1959, Chirac est arrivé 16e, et 11e au classement de sa section « administration économique et financière ».
La Tragédie du Président
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