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Les colères de Sarkozy
« Ah ! il n’y a plus d’enfants... »
Molière
C’est l’homme qui ne se le tient jamais pour dit. Rien ne le démonte ni ne l’abat. Pas plus les clameurs de ses ennemis que ses déboires familiaux, ou l’espèce de haine sourde que lui vouent l’Élysée en général et Claude Chirac en particulier. Les avanies coulent sur lui comme sur une toile cirée.
Feu follet ou feu de paille ? Jacques Chirac est convaincu que l’étoile de Nicolas Sarkozy pâlira vite. En attendant, à l’aube de son second mandat, elle est au firmament. Dans les médias, il n’y en a que pour le nouveau ministre de l’Intérieur : à en croire les sondages, c’est la nouvelle coqueluche des Français.
Dès le premier jour, Nicolas Sarkozy se pose en candidat à la succession de Jacques Chirac. Il entend bien, de surcroît, faire la course en tête et le dit avec une désarmante sincérité. Quatre ans plus tard, après avoir tout vécu et tout subi, il donnera à l’auteur la clé du personnage qui l’aura habité tout au long du quinquennat :
« Je suis Forrest Gump. Il y a une petite voix en moi qui me répète sans cesse : “Cours, cours, Forrest.” »
Il ne sait pas s’arrêter. Il a toujours besoin de courir ou de pédaler. L’été, par exemple, il est du genre à faire ses soixante kilomètres par jour en bicyclette. « J’aime les efforts longs, dit-il. J’adore dégouliner de sueur. Quitte à m’arrêter de temps en temps au bord d’un lac. Le lac, c’est la sérénité. »
Il y a du Chirac en lui. La même obstination increvable. La même endurance à toute épreuve, qui frise le masochisme. Sans parler de cette aptitude à circuler à l’aise dans tous les milieux ou de cette connaissance de la France profonde qu’ils ont l’un et l’autre labourée sans discontinuer.
Quelque chose les dresse pourtant l’un contre l’autre. Une sorte de répulsion réciproque. Ils se voient mutuellement sous les traits diaboliques d’un avatar du duc de Noailles, tel que le décrit Saint-Simon dans ses Mémoires : « Une vie ténébreuse, enfermée, ennemie de la lumière, tout occupée de projets, et de recherches de moyens d’arriver à ses fins, tous bons, pour exécrables, pour horribles qu’ils puissent être, pourvu qu’ils le fassent arriver à ce qu’il propose, une profondeur sans fond[1]. »
Si en termes galants, ces choses-là sont énoncées par Saint-Simon, Chirac et Nicolas est fou, complètement fou. » Le ministre de l’Intérieur n’est pas en reste, qui décrit le chef de l’État, selon les jours, comme un « trouillard », un « fourbe » ou un « vieillard carbonisé ».
Pourquoi leur relation a-t-elle pris ce tour ? Sans doute le président aperçoit-il la grande faux de la mort dans les yeux de son ministre, successeur auto-désigné : rien que le voir le tue. Sans doute aussi Nicolas avait tenté de lui forcer la main. Et il avait cru qu’il réussirait avec son entregent, comme d’habitude.
Toujours la même méthode : voir et convaincre. Charles Pasqua, sénateur des Hauts-de-Seine et président du groupe parlementaire RPR au palais du Luxembourg.
C’était David contre Goliath. Le petit avocat contre le grand potentat. À priori, il n’avait aucune chance. Nicolas Sarkozy fut pris d’une rage qui s’arrêta seulement le jour où il s’assit dans le fauteuil du maire de Neuilly.
« Neuilly, c’est son chef-d’œuvre », dira, vingt ans plus tard, Nicolas Sarkozy de circonvenir, à la surprise générale, plusieurs dizaines de conseillers municipaux.
Avant l’élection présidentielle de 2002, Sarkozy a employé la tactique qui lui a permis de prendre la mairie de Neuilly. Il a rencontré la plupart des amis du président et, après leur avoir déroulé le discours de politique générale qu’il avait déjà dans la tête, leur a demandé de faire passer le message. Comme quoi, il était le mieux préparé pour Matignon. Le plus apte. Le moins « tendre ». Chaque fois, après avoir entendu le petit couplet sarkozien, Chirac a feint d’en prendre note.
« C’est une bonne idée, en effet », a-t-il même dit à certains, mi-figue, mi-raisin.
Sans doute le président a-t-il entendu naguère, au cours d’un de leurs nombreux déjeuners, la sentence que Robert Hersant, feu le patron du Figaro, aimait répéter : « Il ne faut jamais redonner une chance à quelqu’un qui vous a trahi. Il vous trahira toujours une deuxième fois. Pas par vice, non, simplement parce qu’il aura besoin de se prouver à lui-même qu’il avait raison la première fois. »
Chirac considère que Nicolas de ne pas en rajouter et de ne pas insulter l’avenir... »
Pour qu’il y ait eu trahison, il aurait fallu que Nicolas Sarkozy doive quelque chose à Jacques Chirac. Là-dessus, les avis divergent parmi les amis les plus proches du chef de l’État. C’est dire s’il est malaisé, avec ces deux-là, de démêler le vrai du faux et l’apparence de la réalité.
Sarko n’a jamais été l’une de ses créatures. Il s’est fait tout seul comme un grand, à la force du poignet. »
Il est vrai que Sarkozy se sent, depuis longtemps, l’égal de Chirac. C’est à peine s’il lui a reconnu, parfois, un droit d’aînesse. La preuve en est qu’il n’a cessé de garder avec lui une grande liberté de parole. On ne trahit que par-derrière, ou par surprise. Or, à la façon de Mitterrand ou de Chirac, il prend toujours ses rivaux de face et ne tire jamais avant les sommations d’usage.
Nicolas au plus haut point, c’est sa façon de faire les tours de table en encourageant la confrontation et puis, après, de se retirer pour n’en faire qu’à sa tête. »
Ce n’est pas un hasard si Chirac et Sarkozy se traitent mutuellement de « cyniques ». Ce sont deux affectifs contrariés qui n’arrivent pas à se défâcher. Il y a trop de soupçons entre eux. Trop de mots qui tuent. Des deux, l’enfant prodigue est sans doute le plus sentimental. Il ne pardonne pas au président ses doubles jeux. Il a fini par se convaincre qu’il n’avait rien à attendre du chef de l’État. Sauf des mauvais coups.
Dès le début du quinquennat, Sarkozy a donc décidé qu’il lui fallait se méfier de Chirac. Qu’il était condamné à construire avec lui un rapport de force s’il ne voulait être balayé aux premiers orages. Qu’il travaillait, en somme, en territoire ennemi sous la férule d’un président « dépassé » que sa politique « timorée » conduisait « droit dans le mur ».
S’il n’avait pas été nommé Premier ministre, alors qu’il était le meilleur, et de loin, c’était bien le signe, à ses yeux, que les Chirac n’avaient pas levé leur fatwa. Les Chirac : en l’espèce Jacques et Claude. Pas Bernadette. Elle n’a pas eu la même histoire avec lui. Contrairement aux deux autres, elle a ravalé sa rancune.


Quand Le Monde révéla, le 22 mars 1995, à quelques semaines de l’élection présidentielle, que Nicolas Sarkozy, le ministre du Budget d’Édouard Balladur. Il était accusé d’avoir organisé la « fuite ».
C’est un réflexe : chaque fois que sort une affaire contre leur champion, les chiraquiens voient la main de Sarkozy qui, on l’a vu, clame toujours son innocence.
Une affaire apparemment banale, cette vente au Port autonome de Paris d’un terrain de 103 hectares appartenant en indivision aux Chodron de Courcel, la belle-famille de Jacques Chirac. Bernadette a reçu la quote-part qui lui revenait. Mais ce qui étonnait, c’était que les héritiers fussent passés par un intermédiaire. Ils lui avaient cédé pour 63,56 millions de francs un lot qu’il revendait quelques heures plus tard 83 millions. Quelque chose clochait, à l’évidence. Que les installations prévues sur le site n’aient toujours pas été construites, dix ans après cette transaction, est mêmement troublant.
Mais bon, la justice n’a rien trouvé à redire à tout cela. Nicolas Bazire, le directeur de cabinet d’Édouard Balladur, elle s’est rapprochée à grands pas de l’ex-ami de la famille.
C’est ainsi qu’elle appelle Nicolas Sarkozy, le 15 juillet 2004, après que le président eut tancé, la veille, son ministre avec une formule qui claquait comme un soufflet : « Je décide, il exécute. »
La femme du président veut le voir de toute urgence. « Ça ne sert à rien, répond Sarkozy. Je suis très en colère contre votre mari. »
Rendez-vous est quand même pris une semaine plus tard dans l’appartement de Bernadette à l’Élysée.
« Jacques est très malheureux, dit-elle. Que peut-on faire ?
— S’il est malheureux, il m’invite et j’arrive. C’est à lui de prendre l’initiative de la réconciliation. »
À la fin de l’entretien, elle le regarde droit dans les yeux et laisse tomber comme une évidence : « Mon mari ne se représentera pas et je vous soutiendrai. »
Elle ne cessera plus, ensuite, de répéter à la ronde tout le bien qu’elle pense de Sarkozy : « C’est le meilleur. Il connaît le terrain, lui. »
1-
« Caractère du duc de Noailles », Mémoires, 1715, La Pléiade, tome V.
La Tragédie du Président
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