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Le « ninisme », nouvelle idéologie française
« Celui qui a fait un naufrage
tremble devant des flots tranquilles. »
Ovide
« Chirac a souvent peur. De l’eau qui dort. Du peuple quand il a l’air tranquille. Il ne veut pas déranger, il redoute les manifestations, c’est comme s’il avait le trouillomètre à zéro. »
C’est Nicolas Sarkozy qui parle ainsi[1] et il n’a certes pas tort à en juger par le bilan du règne chiraquien. Tous ces projets, sitôt sortis, déjà remballés. Toutes ces belles paroles jamais suivies d’effet. Toutes ces reculades.
Sans doute l’homme d’État ne doit-il pas craindre d’esquiver ou de changer de pied. François Mitterrand fut expert en la matière. Mais Jacques Chirac a tendance à se faire un monde de la moindre réformette qui lui est proposée.
L’âge aidant, ça ne s’est pas arrangé. À l’image de la France qu’il incarne depuis si longtemps, il s’est crispé sur le statu quo. Que sa lucidité reste intacte et lui permette d’identifier les changements qui s’imposent au pays, cela ne change rien à l’affaire. Toujours à s’alambiquer l’esprit et à chercher la petite bête, il s’est résolu à n’avoir plus qu’un seul programme : « J’y suis, j’y reste ! »
C’est l’expérience qui a dicté sa conduite. Chirac est un grand brûlé de la politique. Un survivant qui, à peine entré en agonie, programme déjà, avec la sérénité de l’habitude, sa prochaine résurrection. Il connaît ses défauts, le moindre n’étant pas l’emballement. Pour des personnages comme Balladur qui l’ont, ensuite, humilié et piétiné. Pour des réformes qui ont levé des armées de manifestants contre lui avant qu’il ne batte, d’urgence, en retraite.
Alors, il se contrôle.
L’ancien garde des Sceaux Toubon se jetterait par la fenêtre. » Loyauté dont il n’a évidemment pas été récompensé, le chef de l’État oubliant toujours tout, comme dirait le Coran, excepté d’être ingrat.
Écoutons Toubon : « Chirac est comme le quotidien Le Parisien qui, un matin, s’inquiète du trou de la Sécurité sociale et, quelques jours plus tard, de la réduction des dépenses de santé. À juste titre, dans les deux cas, cela va de soi. En fait, il est incroyablement représentatif des Français. Avec leurs aspirations, leurs contradictions et leur pusillanimité. Chaque fois que je lui dis qu’il faut bouger, il répond : “Il n’y a que des coups à prendre. On ne peut pas violer les gens.” Peut-être a-t-il raison et peut-être se paierait-on, s’il m’écoutait, une grève de six mois des services publics. Mais enfin, il ne semble même pas tenté par l’idée d’essayer. C’est parce que le pays ressent ça qu’il a été élu deux fois à la présidence. Sinon il n’aurait sans doute pas eu ce destin[2]. »
Chirac a failli tout perdre, à deux reprises, à cause de ce qu’il appelle la « rue ». Avant décembre 1995, sorte de mai 1968 de poche et symptôme de la névrose sociale française, où il avançait masqué derrière Juppé, il lui a fallu endurer décembre 1986 qui a dressé toute la jeunesse du pays contre lui. Deux crises, deux leçons qui le marqueront à jamais.
La première fut sûrement la plus rude. S’il fallait donner un nom à cette mollesse débonnaire et craintive qui le paralyse, ce serait le « syndrome Oussekine ». Chirac n’en guérira jamais, qui lui doit sa première mort politique. Toute la suite découle de là, ses scrupules et ses atermoiements.
Chirac échaudé craint l’eau froide.


Retour en arrière. La scène se passe à 1 h 30 du matin, dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, pendant la première cohabitation, alors que Jacques Chirac est Premier ministre de François Mitterrand. La manifestation des lycéens et des étudiants contre la loi Devaquet n’en finit pas de se dissoudre. À l’œuvre, ce sont les « casseurs », désormais, tandis que les traînards déambulent en respirant à grandes goulées les odeurs de gaz et de brûlé qui flottent sur le Quartier latin.
C’est excitant : pour un peu, on se croirait en mai 1968. Une barricade a été dressée en haut du boulevard Saint-Michel et des poubelles flambent ici ou là, sur les trottoirs. Les forces de l’ordre, qui ont été bombardées de pierres et de projectiles divers toute la soirée, se sont enfin mises en marche pour « dégager le terrain ». En appui, le préfet de police de Paris a lâché le « Peloton voltigeur motocycliste » (PVM), son arme secrète.
Le PVM a pour objet de « nettoyer » les petites rues où s’engouffrent, avant de se reformer plus loin, les queues de manifestations. Chaque unité est composée d’un motard de la brigade motocycliste qui conduit l’engin, et d’un moniteur d’éducation physique de l’école des gardiens de la paix, qui tient une matraque d’un mètre dix. Jusqu’à présent, les voltigeurs motocyclistes, créés dans la foulée de mai 1968, ont toujours fait merveille. Ils n’ont qu’un défaut. Ils ont tendance à taper sur tout ce qui bouge. Badauds, « casseurs », riverains, ils ne font pas la différence, à quoi bon.
Cette nuit-là, ils sont à cran. C’est leur première vraie sortie. Pourtant, il y a une manifestation tous les jours ou presque, en ce mois de décembre. Les étudiants sont très remontés contre la loi René Monory, le ministre de l’Éducation nationale, qui entend aménager les rythmes scolaires et faire évoluer le baccalauréat.
C’est une lame de fond. Après les manifestations qui ont rassemblé 500 000 jeunes à travers toute la France, le 27 novembre, Serge July écrit dans Libération[3] : « L’avertissement est sérieux. Il signifie que le gouvernement n’a pas licence pour imposer, même de manière symbolique, son programme “libéral”. “Ici, c’est pas l’Amérique”, scandent de nombreux manifestants. [...] Attention à l’overdose de libéral-amateurisme. »
Quelque chose est en marche, rien ne l’arrêtera. Une révolution, un petit soir, une démangeaison enfantine, on ne sait, mais ça monte. C’est ainsi que les policiers sont dans tous leurs états et notamment le tandem du PVM qui, cette nuit-là, remonte la rue Monsieur-le-Prince sur sa moto. À la hauteur du numéro vingt, les deux hommes s’arrêtent et s’engouffrent dans l’immeuble à la poursuite d’un jeune homme de vingt-deux ans qui vient d’y chercher refuge.
Les deux policiers lui passent, dans le sas d’entrée, une grosse raclée à coups de matraque et de pied, qui le laissera sans vie. Sans doute n’ont-ils pas eu l’intention de lui donner la mort, comme le dira le jugement qui, trois ans plus tard, les condamnera à des peines de prison avec sursis. Mais ils sont tombés sur un jeune homme qui souffrait d’une grave insuffisance rénale et qui, de plus, était sous dialyse. Il n’a pas survécu aux traumatismes provoqués au thorax et à l’abdomen.
Malik Oussekine devient aussitôt le symbole et le martyr du mouvement des jeunes. Il est vrai qu’il avait le bon profil. Une enfance pauvre, sept frères et sœurs, un père hémiplégique, retourné au pays, en Algérie. Un parcours scolaire difficile, à cause de ses troubles rénaux. Une rage de vaincre pour « gagner beaucoup d’argent, comme son frère ». Avec ça, « pacifiste » et disant aimer l’ordre. Tout le contraire d’un excité. Le gendre idéal. Il venait de s’inscrire à l’École supérieure des professions immobilières à Paris.
L’émotion est à son comble dans le pays. Le 8 décembre, François Mitterrand, accompagné par Élie Wiesel, prix Nobel de la paix, se rend au domicile de la famille pour lui exprimer sa solidarité. À peine battu aux élections législatives de 1986, le voici remis en selle. Le chef de l’État a tiré de ce mouvement un immense parti. Quant à Jacques Chirac, il est, lui, encalminé. Arrivé au pouvoir quelques mois plus tôt, il est déjà condamné, sinon à l’abandonner, du moins à décréter la « pause ».
Le lendemain du drame, Devaquet.
Qui a parlé de réforme ? René Monory, qui dit avoir toujours été l’homme des « non-réformes », engage une large consultation avant de mettre en place, dans « une amorce de prospective », un comité national chargé de « réfléchir » à l’évolution de l’université. Défense de rire. Il enfume, il embrouille, mais ne cache même pas son jeu. Comme le note Jacques Julliard dans Le Nouvel Observateur[4] : « Le politique est aujourd’hui incapable de gérer le long terme. [...] Il est anormal qu’une réforme universitaire effectivement conforme au programme que le pays est censé avoir ratifié en mai dernier fasse en décembre l’objet d’un rejet franc et massif [...]. Les trois semaines qui viennent de s’écouler ont accusé de façon dramatique le décalage qui existe désormais entre les procédures politiques ordinaires et les grands phénomènes collectifs d’opinion. »
Chirac se le tiendra pour dit et rabaissera le menton pendant les mois qui suivent. Sans doute a-t-il compris qu’il vient de perdre l’élection présidentielle, mais il n’a sûrement aucune idée encore de l’ampleur de sa défaite.


Il faut des années pour changer une image. Chirac a beau en rabattre, il continue, peut-être à cause de son énergie pétaradante, à paraître comme un diviseur ou un empêcheur de tourner en rond. Et, pour la campagne présidentielle, le chef de l’État mettra au point une stratégie de haute volée, qui enfermera son Premier ministre dans le camp des réformateurs sectaires et des dérangeurs intolérants. Du grand art.
Le 22 mars 1988, quand Mitterrand annonce sa candidature à l’élection présidentielle, il se présente d’abord en homme de rassemblement, soucieux d’« éviter les germes de division » et de préserver « la paix civile ». Il annonce, dans la foulée, qu’il n’entend pas se lancer « dans une bataille sur de nouvelles nationalisations », mais qu’il souhaite en finir avec « la contagion des privatisations » : « Ni l’une ni l’autre de ces réformes ne peut être d’actualité. »
C’est le moment, c’est l’instant. François Mitterrand vient d’inventer le « ninisme ».
Le programme de Mitterrand tient désormais en quelques mots : ni privatisations ni nationalisations. Ou bien, si l’on préfère : ni socialisme ni libéralisme. Dans sa Lettre à tous les Français qu’il publie quelques semaines avant le scrutin, le président sortant écrit :
« Le public et le privé ne peuvent être dissociés car l’économie française est mixte par nature. »
Il refuse donc d’opposer les deux secteurs comme le fait la droite, et prend de la hauteur par rapport aux débats idéologiques en cours, car tout est dans tout et réciproquement.
« Vous connaissez la querelle du “tout État” et du “moins d’État”. Éloignons-nous des excès de langage habituels à ces sortes de controverses. Il y eut des périodes où il fallait lutter contre le “tout État” envahissant, ennemi des différences, ignorant l’âme des choses et des gens. Il est aussi des périodes – où nous sommes – où il convient de se méfier du “moins d’État” qui glisse au “pas d’État du tout”, alibi des affaires qui ne supportent pas la lumière du jour, invitation aux razzias officielles sur le patrimoine national. »
Tel est le nouveau Mitterrand. Une sorte de Salomon bénisseur qui fait des réponses de Normand et tient un discours mi-chèvre mi-chou. Le prince de l’équivoque est devenu le roi du couci-couça. Avec ce pathos, il va faire un malheur.
Le moins ironique de cette histoire n’est pas que Chirac se soit approprié, ensuite, cette stratégie mitterrandienne, entre le zist et le zest, qui lui a permis de durer si longtemps, comme si elle correspondait au fond de l’air du pays. En attendant, cette année-là, il la combat, sabre au clair et jugulaire au menton.
Avec quelques arguments. En annonçant qu’il mettra fin au « ballet » des privatisations et des nationalisations s’il est élu, Mitterrand prétend figer pendant sept ans, le temps de son mandat présidentiel, la frontière entre les secteurs privé et public. Comme si l’on pouvait geler des structures économiques en mouvement sur le marché mondial. Cela ne tient pas et, bien sûr, une fois réélu, le président ne tiendra pas cet engagement.
Mais qu’importe. Il faut savoir tourner le feuillet. L’essentiel est d’être élu. Ensuite, comme d’habitude, il avisera...
1-
Entretien avec l’auteur, le 14 juillet 2005.
2-
Entretien avec l’auteur, le 25 août 2004.
3-
Le 28 novembre 1986.
4-
Le 12 décembre 1986.
La Tragédie du Président
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