13
La fin d’une époque
« Quand le chêne est tombé, chacun se fait bûcheron. »
Ménandre
Et la France ? Raymond Barre a trouvé, comme souvent, le mot juste : « C’est une queue de comète. » Elle clignote encore dans le ciel du monde mais on a peur pour elle. On se dit qu’au train où vont les choses, elle finira par s’effacer pour de bon, tôt ou tard.
Une ombre crépusculaire recouvre le pays. La presse, qui aime les grands mots, parle de déclin, de dépression ou de crise de régime. C’est, au principal, une fin de règne. Le cancer du président est avancé et François Mitterrand a, de surcroît, perdu la main. Après avoir usé Pierre Bérégovoy Premier ministre.
C’était le seul qui restait. Le plus mauvais à l’exception de tous les autres. La dernière carte. Mais il n’a rien d’un as. François Mitterrand ne l’aime pas. Pour preuve, le nouveau Premier ministre est l’une des rares personnalités socialistes à n’avoir jamais été invitée dans sa résidence secondaire de Latché, dans les Landes. Le chef de l’État lui reproche d’avoir porté les derniers coups contre Mauroy, la liste est longue des hommes qu’il a poignardés pour passer, ensuite, à l’ennemi. À quand son tour ?
C’est le Balladur du pauvre. Il en a le goitre, la pompe et les politesses. En fin de législature, il ne peut rien faire mais c’est encore ce qu’il fait de mieux. Après avoir joué la gauche de la gauche en 1981, Bérégovoy. Ils sont tous à plat ventre devant lui, les yeux enamourés, parce qu’il les invite à déjeuner. Je suis fier que le RPR soit le seul parti qu’ils ne financent pas. »
On se frotte les yeux mais oui, Chirac joue, à cette époque, les vierges aux mains pures. C’est en effet sur les socialistes que tombent, en masse, les « affaires ». Un pilonnage permanent. Un jour, la justice épingle Roger-Patrice Pelat, l’ami affairiste du président.
La décomposition qui affecte le pays n’est pas seulement politique, sociale ou économique. Elle est aussi morale. Laurent Joffrin, le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, a tout dit quand il dénonce, dans La Régression française[2], « une monarchie élective trop habile, entourée d’une cour étourdie d’intrigues et d’honneurs », sous laquelle prospèrent « la politique féodale », « le paradis des initiés » et « la société incivile ».
La droite peut-elle reprendre le monopole de la morale que la gauche s’était appropriée pendant la première cohabitation (1986-1988) ? Les Français savent bien que les socialistes ne sont pas plus corrompus que les autres. Même si, comme le prétendait Tocqueville, « dans les États aristocratiques, les gouvernants sont peu accessibles à la corruption et n’ont qu’un goût très modéré pour l’argent, tandis que le contraire arrive chez les peuples démocratiques[3]. »
Une rumeur monte dans le pays, comme un vieil écho des heures noires de la IIIe République : « Tous pourris ! » Et c’est tout juste si la bonne presse ne répète pas, parfois, les affreux refrains d’antan contre la « démocrassouille » pour reprendre la formule de Charles Péguy.
Sale temps pour réformer. Avant Balladur et tant d’autres, Pierre Bérégovoy est donc devenu l’homme qui recule plus vite que son ombre. Du dernier Premier ministre de François Mitterrand, on peut dire comme jadis Aristide Briand de son collègue Louis Barthou : « Sa pensée est claire comme de l’eau de roche et, à son instar, elle épouse la forme de toutes les carafes. »
Édouard Balladur, son successeur annoncé si la droite gagne, est-il si différent ? Il ne se prépare pas pour Matignon avec l’idée de faire, dans les cent jours, les réformes qui s’imposent. On le comprend. En période de cohabitation, le Premier ministre est en danger permanent : au moindre faux pas, le chef de l’État peut dissoudre l’Assemblée nationale.
La jurisprudence de 1988 est sans appel : quand on cohabite, on ne gouverne pas, on gère, et encore. Sinon, c’est l’échec assuré aux élections suivantes.
Le Premier ministre que Chirac a décidé de donner à la France a donc le même programme que Georges Pompidou dont il fut l’un des conseillers les plus proches : « Il ne suffit pas de vivre, il faut naviguer. » Il naviguera, mais sans oublier de garder un œil sur les trois hommes qu’il juge à son niveau et qui peuvent mettre des obstacles sur sa route. Il les avait identifiés, lors d’une conversation avec l’auteur, dès le 18 juin 1991 :
« Ce pauvre Chirac, il a beaucoup de courage, mais, avec les Français, je crains que ça ne marche plus. Georges Pompidou. Il n’y a pas d’intelligence sans caractère et le sien ne vaut pas tripette. L’intelligence n’a pas de pires ennemis que l’avarice, l’égoïsme et la méchanceté. Quant à Mitterrand, il s’est trompé sur tout. Cet homme a beau lire des livres d’histoire, il n’a aucun sens de l’histoire. C’est pourquoi il s’est mépris sur la décolonisation, les institutions de la Ve République, la force de frappe, mai 1968, l’avenir du socialisme, l’unité de l’Allemagne, et j’en passe. »
En somme, Balladur n’a pas de complexe. Il a même la conviction qu’il est le meilleur. Encore qu’il soit conscient que, dans la nouvelle configuration, Jacques Chirac, grand vainqueur des élections législatives, sera considéré comme le Commandeur avec lequel il lui faudra cohabiter. Enfin, pendant quelques semaines. Ou bien quelques jours. À lui de le faire oublier. Il s’y emploiera. Avec talent.
En attendant, Édouard Balladur redoute que Jacques Chirac ne change d’avis. Quelques jours avant les élections, il fait transmettre au chef de l’État, par l’entremise de Barre. »
Jusqu’au second tour des législatives, aucun signe public ne permet cependant de déceler les prémices de la bataille qui a déjà débuté, dans les coulisses. Sauf quand Chirac déclare, avant le scrutin, que l’intérêt de la France commande au président de démissionner. Balladur corrige alors le tir en rappelant que ses propos ne sont pas nouveaux. Mais ils sont tous deux dans leur logique. L’un continue la campagne en décourageant Mitterrand de l’appeler à Matignon. L’autre prépare la cohabitation en envoyant des signaux favorables à l’Élysée. À chacun sa partition.
Jusqu’à la sortie du maire de Paris, réclamant la démission du président, on ne pouvait exclure que Mitterrand appelle, malgré tout, Chirac à Matignon. À Pasqua : « Vous comprendrez que je ne puisse pas l’appeler à Matignon. »
C’est précisément ce que voulait Chirac. Tout juste l’auteur entend-il un début de colère, vite réprimée, quand il demande au maire de Paris, peu avant le scrutin, si Juppé n’aurait pas été un meilleur choix que Balladur pour Matignon :
« Oui, peut-être... Mais Édouard n’a cessé de le persécuter et de le mettre sur la touche. Il l’a vraiment massacré, pendant la première cohabitation. Parfois, j’ai mis le holà. Souvent, j’ai laissé pisser. Je suis trop coulant, que voulez-vous. Si je l’avais plus mis en avant, Alain aurait pu être une solution, j’aurais au moins eu le choix. C’est sans doute ce qu’Édouard voulait éviter[4]. »
L’auteur se souvient aussi avoir entendu Chirac rapporter, le même jour, une phrase que Balladur a prononcée deux ou trois fois devant lui, au cours des derniers jours, et que l’intéressé, interrogé, assume totalement :
« Si vous voulez encore y aller, Jacques, ne vous gênez pas, mais ce sera sans moi. »
Malgré leurs petits agacements réciproques, on voit quand même encore mal, à l’époque, Chirac et Balladur reprendre le célèbre échange entre Hugues Capet et Adalbert de Périgord, en l’an 987 :
« Qui t’a fait comte ? demande le premier.
— Qui t’a fait roi ? » répliqua le second.
En attendant, ils illustrent parfaitement la formule d’Aristophane : « L’un sème, l’autre récolte. »
1-
Entretien avec l’auteur, le 30 mars 1991.
2-
La Régression française, Le Seuil, 1992.
3-
De la démocratie en Amérique, tome I, volume II, chapitre 5.
4-
Entretien avec l’auteur, le 15 mars 1993.
La Tragédie du Président
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