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La fin d’une époque
« Quand le chêne est tombé, chacun
se fait bûcheron. »
Ménandre
Et la France ? Raymond Barre a
trouvé, comme souvent, le mot juste : « C’est une queue
de comète. » Elle clignote encore dans le ciel du monde mais
on a peur pour elle. On se dit qu’au train où vont les choses, elle
finira par s’effacer pour de bon, tôt ou tard.
Une ombre crépusculaire recouvre le
pays. La presse, qui aime les grands mots, parle de déclin, de
dépression ou de crise de régime. C’est, au principal, une fin de
règne. Le cancer du président est avancé et François Mitterrand a,
de surcroît, perdu la main. Après avoir usé Pierre Bérégovoy
Premier ministre.
C’était le seul qui restait. Le plus
mauvais à l’exception de tous les autres. La dernière carte. Mais
il n’a rien d’un as. François Mitterrand ne l’aime pas. Pour
preuve, le nouveau Premier ministre est l’une des rares
personnalités socialistes à n’avoir jamais été invitée dans sa
résidence secondaire de Latché, dans les Landes. Le chef de l’État
lui reproche d’avoir porté les derniers coups contre Mauroy, la
liste est longue des hommes qu’il a poignardés pour passer,
ensuite, à l’ennemi. À quand son tour ?
C’est le Balladur du pauvre. Il en a le
goitre, la pompe et les politesses. En fin de législature, il ne
peut rien faire mais c’est encore ce qu’il fait de mieux. Après
avoir joué la gauche de la gauche en 1981, Bérégovoy. Ils sont
tous à plat ventre devant lui, les yeux enamourés, parce qu’il les
invite à déjeuner. Je suis fier que le RPR soit le seul parti
qu’ils ne financent pas. »
On se frotte les yeux mais oui, Chirac
joue, à cette époque, les vierges aux mains pures. C’est en effet
sur les socialistes que tombent, en masse, les
« affaires ». Un pilonnage permanent. Un jour, la justice
épingle Roger-Patrice Pelat, l’ami affairiste du président.
La décomposition qui affecte le pays
n’est pas seulement politique, sociale ou économique. Elle est
aussi morale. Laurent Joffrin, le directeur de la rédaction du
Nouvel Observateur, a tout dit quand il
dénonce, dans La Régression
française[2], « une monarchie
élective trop habile, entourée d’une cour étourdie d’intrigues et
d’honneurs », sous laquelle prospèrent « la politique
féodale », « le paradis des initiés » et « la
société incivile ».
La droite peut-elle reprendre le
monopole de la morale que la gauche s’était appropriée pendant la
première cohabitation (1986-1988) ? Les Français savent bien
que les socialistes ne sont pas plus corrompus que les autres. Même
si, comme le prétendait Tocqueville, « dans les États
aristocratiques, les gouvernants sont peu accessibles à la
corruption et n’ont qu’un goût très modéré pour l’argent, tandis
que le contraire arrive chez les peuples démocratiques[3]. »
Une rumeur monte dans le pays, comme un
vieil écho des heures noires de la IIIe République : « Tous
pourris ! » Et c’est tout juste si la bonne presse ne
répète pas, parfois, les affreux refrains d’antan contre la
« démocrassouille » pour reprendre la formule de Charles
Péguy.
Sale temps pour réformer. Avant Balladur
et tant d’autres, Pierre Bérégovoy est donc devenu l’homme qui
recule plus vite que son ombre. Du dernier Premier ministre de
François Mitterrand, on peut dire comme jadis Aristide Briand de
son collègue Louis Barthou : « Sa pensée est claire comme
de l’eau de roche et, à son instar, elle épouse la forme de toutes
les carafes. »
Édouard Balladur, son successeur annoncé
si la droite gagne, est-il si différent ? Il ne se prépare pas
pour Matignon avec l’idée de faire, dans les cent jours, les
réformes qui s’imposent. On le comprend. En période de
cohabitation, le Premier ministre est en danger permanent : au
moindre faux pas, le chef de l’État peut dissoudre l’Assemblée
nationale.
La jurisprudence de 1988 est sans
appel : quand on cohabite, on ne gouverne pas, on gère, et
encore. Sinon, c’est l’échec assuré aux élections suivantes.
Le Premier ministre que Chirac a décidé
de donner à la France a donc le même programme que Georges Pompidou
dont il fut l’un des conseillers les plus proches : « Il
ne suffit pas de vivre, il faut naviguer. » Il naviguera, mais
sans oublier de garder un œil sur les trois hommes qu’il juge à son
niveau et qui peuvent mettre des obstacles sur sa route. Il
les avait identifiés, lors d’une conversation avec l’auteur, dès le
18 juin 1991 :
« Ce pauvre Chirac, il a beaucoup
de courage, mais, avec les Français, je crains que ça ne marche
plus. Georges Pompidou. Il n’y a pas d’intelligence sans caractère
et le sien ne vaut pas tripette. L’intelligence n’a pas de pires
ennemis que l’avarice, l’égoïsme et la méchanceté. Quant à
Mitterrand, il s’est trompé sur tout. Cet homme a beau lire des
livres d’histoire, il n’a aucun sens de l’histoire. C’est pourquoi
il s’est mépris sur la décolonisation, les institutions de la
Ve République, la force de frappe,
mai 1968, l’avenir du socialisme, l’unité de l’Allemagne, et
j’en passe. »
En somme, Balladur n’a pas de complexe.
Il a même la conviction qu’il est le meilleur. Encore qu’il soit
conscient que, dans la nouvelle configuration, Jacques Chirac,
grand vainqueur des élections législatives, sera considéré comme le
Commandeur avec lequel il lui faudra cohabiter. Enfin, pendant
quelques semaines. Ou bien quelques jours. À lui de le faire
oublier. Il s’y emploiera. Avec talent.
En attendant, Édouard Balladur redoute
que Jacques Chirac ne change d’avis. Quelques jours avant les
élections, il fait transmettre au chef de l’État, par l’entremise
de Barre. »
Jusqu’au second tour des législatives,
aucun signe public ne permet cependant de déceler les prémices de
la bataille qui a déjà débuté, dans les coulisses. Sauf quand
Chirac déclare, avant le scrutin, que l’intérêt de la France
commande au président de démissionner. Balladur corrige alors le
tir en rappelant que ses propos ne sont pas nouveaux. Mais ils sont
tous deux dans leur logique. L’un continue la campagne en
décourageant Mitterrand de l’appeler à Matignon. L’autre prépare la
cohabitation en envoyant des signaux favorables à l’Élysée. À
chacun sa partition.
Jusqu’à la sortie du maire de Paris,
réclamant la démission du président, on ne pouvait exclure que
Mitterrand appelle, malgré tout, Chirac à Matignon. À Pasqua :
« Vous comprendrez que je ne puisse pas l’appeler à
Matignon. »
C’est précisément ce que voulait Chirac.
Tout juste l’auteur entend-il un début de colère, vite réprimée,
quand il demande au maire de Paris, peu avant le scrutin, si Juppé
n’aurait pas été un meilleur choix que Balladur pour
Matignon :
« Oui, peut-être... Mais Édouard
n’a cessé de le persécuter et de le mettre sur la touche. Il l’a
vraiment massacré, pendant la première cohabitation. Parfois, j’ai
mis le holà. Souvent, j’ai laissé pisser. Je suis trop coulant, que
voulez-vous. Si je l’avais plus mis en avant, Alain aurait pu être
une solution, j’aurais au moins eu le choix. C’est sans doute ce
qu’Édouard voulait éviter[4]. »
L’auteur se souvient aussi avoir entendu
Chirac rapporter, le même jour, une phrase que Balladur a prononcée
deux ou trois fois devant lui, au cours des derniers jours, et que
l’intéressé, interrogé, assume totalement :
« Si vous voulez encore y aller,
Jacques, ne vous gênez pas, mais ce sera sans moi. »
Malgré leurs petits agacements
réciproques, on voit quand même encore mal, à l’époque, Chirac et
Balladur reprendre le célèbre échange entre Hugues Capet et
Adalbert de Périgord, en l’an 987 :
« Qui t’a fait comte ? demande
le premier.
— Qui t’a fait roi ? »
répliqua le second.
En attendant, ils illustrent
parfaitement la formule d’Aristophane : « L’un sème,
l’autre récolte. »