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Les comploteurs de la pleine lune
« L’ambition individuelle est une
passion enfantine. »
Charles de Gaulle
Il encaisse. Il a toujours su encaisser.
Le 18 juin 1988, lors de la cérémonie traditionnelle du
Mont-Valérien pour célébrer le discours du général de Gaulle,
François Mitterrand passe devant Jacques Chirac sans s’arrêter.
Détournant le regard, le chef de l’État ne salue pas, fût-ce d’un
petit mouvement de tête, le maire de Paris qui ravale l’humiliation
sans un mot, avec son habituel sourire faux. Il ne bronche ni ne
cille.
Michel Rocard, le nouveau Premier
ministre, arrive dans la foulée. Il serre, lui, chaleureusement la
main de Jacques Chirac. Les deux hommes communient dans la même
détestation du président. Lors de la passation de pouvoir, le maire
de Paris avait même donné ce conseil définitif à son successeur à
Matignon : « Méfie-toi de Mitterrand quand il est gentil.
C’est qu’il prépare un mauvais coup. » Depuis, ils se sont
souvent téléphoné, notamment pour évoquer les manœuvres du
« vieux ».
Jacques Chirac compatit :
« Michel s’est fait avoir comme un enfant lors de la formation
du gouvernement. Il ne tient pas les gens. Par exemple, Pierre
Joxe, son ministre de l’Intérieur, a rayé d’un trait de plume un
projet d’école de gendarmerie à Eygletons, en Corrèze. Michel a
essayé de m’arranger le coup. Eh bien, il n’a rien pu faire. Ces
derniers temps, il a un peu les foies parce que le président est
adorable avec lui. Il a bien raison de s’inquiéter, croyez-en mon
expérience[1]. »
L’amitié entre les deux hommes sera
toutefois ébranlée quelques mois plus tard, par une sortie de
Michel Rocard, lors d’un débat parlementaire contre les
« factieux » de l’opposition. Rien de grave. Il faisait
juste un peu chaud dans l’hémicycle. Mais le maire de Paris est
indigné et blessé : « Factieux, moi ? Après avoir
fait un rempart de mon corps contre le Front national, cette
invention des socialistes ! À l’heure qu’il est, je serais
peut-être président si j’avais pactisé avec l’extrême droite. J’ai
passé ma vie à la combattre. Jamais un compromis, rien. On ne peut
pas en dire autant de Mitterrand. Je n’adresserai plus la parole à
Michel tant qu’il ne m’aura pas présenté ses excuses[2]. »
Au lendemain de cette rupture, Chirac ne
croise plus guère de regards amis au Palais-Bourbon. Sauf, bien
sûr, ceux de sa garde rapprochée qui, ces temps-ci, se réduit comme
peau de chagrin.
De ses affidés, Charles Pasqua est le
premier à prendre le large. Il ne croit plus en Jacques Chirac. Il
ne souffre plus, surtout, d’être toujours relégué au rang de
soutier mal aimé. De recruteur de « gros bras ».
D’orateur amusant, juste bon à chauffer les salles. D’organisateur
de la « claque » aux assises du parti gaulliste. De
bouffon officiel, enfin, à qui le maire de Paris demande, en fin de
dîner, de raconter des histoires drôles : « Allez
Charles, encore une, avant qu’on parte se coucher... »
Il est à peu près convaincu que Chirac
lui a « manqué » quand il a voulu prendre la mairie de
Neuilly, après la mort de son maire, Pasqua n’était-il pas assez
chic ou trop sulfureux pour la banlieue bourgeoise de
Paris ?
Il ne pardonne pas davantage à Chirac de
l’avoir fait doubler, à l’Intérieur, dans le gouvernement de
cohabitation, par son ancien directeur de cabinet, Pasqua n’était
pas suffisamment fiable pour occuper, seul, le bureau de
Cambacérès.
Il est blessé, au surplus, de n’être pas
consulté sur les grands dossiers. Ou bien à peine, juste pour la
forme, avec une sorte de politesse condescendante. « Chirac,
dit Pasqua, a fini par considérer que le RPR est sa chose. Nous, on
reste accrochés à des idées gaullistes. C’est pour elles qu’on
milite, pas pour lui. »
Reagan dont il fut huit ans le
vice-président : « En Amérique, vous pourriez être
président. » Pourquoi pas en France ?
L’offensive de Juppé qui m’est fidèle et
de me transformer en président-potiche qui inaugurera les
chrysanthèmes du RPR. Mille excuses, je ne serai pas Coty. Mais
pour qui me prennent-ils, ces deux-là ? Croient-ils vraiment
que je n’ai pas vu la ficelle ? Je n’ai pas maintenu si
longtemps le parti gaulliste hors de l’eau pour me faire dépouiller
comme ça, au coin d’un bois[3]. »
Maintenant que Seguin veulent lui
retirer son plat, Chirac, d’un coup, a retrouvé la faim. Les deux
hommes lui ont rendu, paradoxalement, un fier service. Ils l’ont
sorti de la léthargie dans laquelle il s’enfonçait depuis le fiasco
de l’élection présidentielle.
C’est un tandem redoutable qui, avec
Seguin, sa gauche. Pour ne rien arranger, ce sont aussi, comme le
note Chirac, « les deux meilleurs orateurs du RPR ». Les
seuls que les militants viennent écouter alors qu’ils se contentent
d’entendre les autres.
Dans leur déclaration commune, le
9 janvier 1990, Seguin appellent à un retour aux sources
gaulliennes et préconisent un nouveau rassemblement d’une majorité
de Français, « fiers des valeurs de la nation française,
confiants dans sa pérennité et son destin, décidés à la rétablir
dans sa mission européenne et universelle ».
« Ils ont mal mené leur affaire,
observe Chirac. Ils ont bien essayé de m’endormir avec leurs
lettres qui se terminaient par des formules du genre : “Très
respectueusement et très fidèlement.” Mais ils ne se sont pas donné
assez de mal. Ils étaient trop pressés, que voulez-vous. J’ai tout
de suite senti l’odeur de la poudre et c’est une odeur qui me
revigore. Soudain, j’étais comme un cheval qu’on a
cinglé. »
Il reprend la route et fait campagne
dans le parti en tenant aux militants un discours qui n’est pas si
différent de ceux du tandem Seguin. Mais il n’est pas question de
débats d’idées. C’est une querelle d’hommes. De présidentiables
plus précisément.
À droite, en ce temps-là, tout le monde
ou presque se croit présidentiable. La nouvelle génération
s’insurge et s’en prend aux anciens avec un programme que l’on peut
résumer en une phrase : « Ôte-toi de là que je m’y
mette. » C’est ce qu’on appelle le mouvement des
« rénovateurs » où s’affichent tous les espoirs de
l’opposition : François Fillon, député de la Sarthe.
« Douze salopards », comme dans le film. Mais trop
d’ambitions tuent l’ambition. À peine née, la révolte des jeunes
vieux loups s’est perdue dans les sables.
Restent François Léotard qui s’activent.
Partout, la « présidentialite » fait des ravages.
« C’est normal, commente Jacques
Chirac, philosophe. La pleine lune est une période bizarre où tout
le monde pète les plombs. Les commissariats se remplissent alors de
dingues qui se prennent pour Jeanne d’Arc ou Napoléon Bonaparte. Y
en a même qui prétendent marcher sur l’eau. L’opposition vit sa
pleine lune. »