44
À gauche toute
« Il y a peu à choisir entre des
pommes pourries. »
Shakespeare
Le 15 juin 1999, deux jours
après la déroute des européennes, un homme fait sensation lors de
la réunion du groupe RPR du Sénat. Une armoire à glace (110 kg
pour 1,93 mètre) qui semble sorti des années soixante, avec
son brushing nickel et son blazer bleu à boutons dorés. On dirait
Elvis Presley, mais sans banane et avec un embonpoint de
notable.
C’est Jean-Paul Delevoye, sénateur du
Pas-de-Calais et maire de Bapaume, capitale de l’endive. Président
de l’Association des maires de France (AMF) qui regroupe
34 000 adhérents sur les 36 600 communes du
pays, il est réputé pour son bon sens et son esprit consensuel. Ce
jour-là, pourtant, devant ses collègues du Sénat, il n’arrive pas à
réprimer sa colère.
Si le RPR est tombé si bas, tonne-t-il,
c’est à cause de « l’opportunisme » des
« apparatchiks » du mouvement et de leur
« libéralisme fou ». Il est urgent, ajoute-t-il, de
réconcilier le parti avec le peuple, et cela passe par un discours
moins droitier et moins élitiste : Jean-Paul Delevoye est
convaincu que la thèse de la « fracture sociale » reste
toujours actuelle et qu’il faut la remettre en avant.
Dans l’assistance, il y a deux sénateurs
qui sont aussi conseillers de l’Élysée : Jean-Paul Delevoye.
Il connaît mal le sénateur du Pas-de-Calais mais il a décidé d’en
faire le prochain président du RPR. À ses yeux, cet homme cumule
tous les avantages. Il est neuf, compétent et social.
Politiquement, le chef de l’État se sent, de surcroît, totalement
en phase avec lui. Il ne reste plus qu’à l’imposer au
mouvement.
Ce n’est pas joué. Il faudrait que Hervé
Gaymard qui, tout de suite, ont pris parti pour lui. Brut de
décoffrage, il tient donc devant les militants, et sans précaution,
le discours social qui plaît tant à Jacques Chirac.
C’est l’erreur. Comme l’a noté Jean-Paul
Delevoye, lui, se présente avec un programme à gauche toute, et
s’en va répétant dans toutes les fédérations du parti :
« Le mouvement gaulliste doit retrouver ses assises populaires
et humanistes. »
Ce n’est pas un hasard si Jean-Paul
Delevoye est si apprécié des socialistes du Pas-de-Calais. Ou bien
s’il est réélu, chaque fois, au premier tour à la présidence de
l’Association des maires de France. Cet ancien grainetier est
fondamentalement social-démocrate.
À l’heure où les socialistes gouvernent
le pays, c’est évidemment un handicap. Claude, surveillent comme le
lait sur le feu. Or, les cicatrices de la dissolution ne se sont
pas encore toutes refermées. À l’égard du chef de l’État, les
sentiments des militants sont ambivalents. C’est le père putatif et
le chef naturel du mouvement. Mais ils s’en méfient. Ils pensent
qu’il faut le protéger contre ses lubies et ses conseillers
fantasques.
C’est pourquoi ils se tournent tout
naturellement vers François Fillon) et sarkozyste (Patrick
Devedjian).
Le chef de l’État doit-il considérer ce
résultat comme un camouflet ? Sans doute est-ce pire que cela.
Un constat de divorce pour incompatibilité d’humeur et divergences
politiques. Le RPR entend désormais vivre sa propre vie pour servir
Chirac et l’aider, si besoin, contre lui-même.
Même si Jacques Chirac reste son
candidat pour 2002, le mouvement a décidé de couper le cordon avec
lui, à en juger par le score sans appel qu’obtient Nicolas
Sarkozy.
Le président de la République accepte
d’autant plus volontiers sa défaite que Michèle Alliot-Marie s’est
tout de suite rangée sous sa bannière. Sitôt élue, elle a en effet
déclaré : « Ensemble, dans le cadre d’une opposition
unie, avec et pour Jacques Chirac, nous préparerons les prochaines
échéances. »
Chirac peut faire contre mauvaise
fortune bon cœur. S’il n’a pu imprimer sa marque sur la ligne du
parti, il a au moins la chance d’avoir désormais un petit soldat à
sa tête. Une dame de fer-blanc, facilement ployable, qu’il ne
faudra certes pas quitter des yeux : si elle fut jadis sa
« créature », elle a en effet joué un jeu trouble avec
Balladur, lors de la dernière élection présidentielle. Mais elle a
au moins le mérite de n’avoir aucune ambition élyséenne. Enfin,
pour le moment.
Il peut donc préparer tranquillement sa
prochaine campagne. Il reçoit les élus par-ci, grappille des idées
par-là. Il s’est aussi mis en quête d’un Premier ministre, pour le
cas où il serait élu. À en croire les oracles de l’Élysée, il
l’aurait même trouvé : Dominique de Villepin qui ne cesse
de chanter ses louanges.
Sarkozy frétille. Il n’oublie pas que,
le 14 septembre 1999, après qu’il se fut retiré de la course à
la présidence du RPR, le chef de l’État l’a accueilli, dans son
bureau de l’Élysée, en lui disant :
« Je salue le nouveau Nicolas.
Franchement, tu m’as épaté. »
Le député-maire de Neuilly a bu ces
paroles. Il les tourne et les retourne dans sa tête : Matignon
n’est plus un rêve impossible. Mais une petite voix en lui dit que
rien n’est joué et qu’il lui faut se méfier. Il sait que Jacques
Chirac a toujours suivi à la lettre l’adage de Louis XI :
« En politique, il faut donner ce qu’on n’a pas et promettre
ce qu’on ne peut donner. »
Mais s’il le pouvait, en l’espèce,
Chirac le voudrait-il seulement ?