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Le jour où Villepin s’est
« nommé »
« Ou cet homme est mort, ou ma
montre est arrêtée. »
Groucho Marx
Le lundi matin, au lendemain du fiasco
référendaire, Alain Juppé appelle Jacques Chirac. Il est
8 h 30. Ils ont tous deux la « gueule de
bois », après cette soirée de cauchemar où le chiraquisme
semble s’être délité d’un coup.
« Au point où on en est, dit Sarko
à Matignon. Il a le parti et un soutien parlementaire fort. Est-ce
qu’il ne faut pas tenter le coup en lui demandant de s’engager à ne
pas vous humilier ?
— Vous savez comment il est. Il ne
tiendra cet engagement que dix jours, et encore. »
À croire qu’il y a du complot dans
l’air. Nicolas Sarkozy qui pourra sauver les meubles, il a déjà dit
au chef de l’État :
« La meilleure solution, c’est
Sarkozy. Il faut passer un pacte avec lui. Il doit mettre les
formes avec toi et, en échange, tu lui promets de ne pas te
représenter et de te prononcer pour lui, le moment venu.
Chirac : Je n’ai pas confiance. Il
est fou.
Monod : Non, il n’est pas fou.
Juste maniaco-dépressif. »
Que les deux hommes dont il est sûr de
la fidélité disent la même chose au même moment, c’est troublant.
Le chef de l’État est ébranlé. Il commence à envisager de nommer
Sarkozy à Matignon. Enfin, il essaie. En le mettant en avant, ne
risquerait-il pas de s’enterrer vivant ?
Sitôt qu’il a terminé sa conversation
avec le chef de l’État, Sarkozy et lui dit : « Si tu veux
jouer ta carte, c’est le moment. Mais il faut que tu rassures
Chirac. Tu ne peux pas vouloir t’installer à Matignon et, en même
temps, créer un climat de défiance en expliquant à la terre entière
que le président est un vieux con carbonisé. »
Message reçu. Sarkozy qui doit bientôt
voir Chirac, affichera, pour la circonstance, son sourire des
grands jours. Ce n’est certes pas son intérêt politique d’aller
s’enferrer à Matignon à deux ans de l’élection présidentielle. Mais
cet homme ne mène jamais des stratégies alambiquées, à tiroirs ou à
triple détente. Il prend toujours ce qui est à prendre.
Matignon, de surcroît, tomberait à pic.
Depuis que sa femme s’est éclipsée, quelques jours auparavant, il a
besoin de se changer les idées. Sans compter que la présidence de
l’UMP lui pèse. Après qu’il l’eut conquise, à l’automne 2004,
Chirac lui avait demandé de quitter le ministère des Finances, au
prétexte qu’elle n’est pas compatible avec des responsabilités
gouvernementales. « Jurisprudence » inventée tout exprès
pour lui : elle ne s’appliqua pas pour Juppé quand il était
Premier ministre.
Tandis que Sarkozy ne peut accepter que
l’Intérieur et, pour moi, c’est inenvisageable. »
Chirac hésite. Au milieu de toutes ces
exhortations et objurgations, sa tentation est grande d’envoyer
tout le monde dinguer. Pourquoi pas Maurice Gourdault-Montagne, le
conseiller diplomatique de l’Élysée, d’une fidélité à toute
épreuve, que l’on peut déjà considérer comme le dernier des
chiraquiens.
Après avoir reçu Villepin qui se démène
comme un diable avec ses airs de cocher sur une diligence
emballée.
Et Sarkozy ? Quand Chirac le
reçoit, le lundi matin, pour un entretien qui durera une heure et
demie, il lui jette tout à trac : « Tu es la meilleure
solution pour Matignon, tout à fait le Premier ministre qu’il me
faut. Mais voilà, je n’ai pas le droit de te nommer. Tu es le seul
d’entre nous qui peut gagner la prochaine élection présidentielle
et, en t’exposant ainsi, je te mettrais en danger. »
Du Chirac tout cru. On ne sait jamais,
dans ce genre de cas, s’il tient son discours pour embobiner ou
pour humilier. Les deux, peut-être.
« Le plus vraisemblable, dit le
président, c’est que je ne serai pas candidat. Dans cette
hypothèse, tu auras besoin de moi.
— Pas sûr, objecte Sarkozy.
— Pourquoi ?
— La France a guillotiné un roi et une
reine alors que rien ne l’y obligeait. Elle n’aime pas les
héritiers. Si vous vous prononciez pour moi, je ne suis pas sûr que
ça serait mis à mon crédit. Je ne dis pas ça pour être insolent
mais parce que je crois que notre pays a toujours voté pour le
changement, même s’il pouvait s’agir, dans certains cas, de
changement dans la continuité.
— N’importe comment, insiste Chirac, si
tu es le meilleur, je t’aiderai.
— Mais si je suis le meilleur, pourquoi
ne pas me nommer à Matignon ? »
La réponse est évidente : parce que
le chef de l’État entend encore avoir son mot à dire. Les deux
hommes ont en effet des différends importants. Sur le modèle social
français que Sarkozy entend remettre en ordre de marche. Ou encore
sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, que le chef de
l’État a plus ou moins patronnée.
Conscient de tout cela, Sarkozy concède
qu’il serait prêt à revenir au ministère de l’Intérieur où il a été
« heureux ». Le chef de l’État semble soulagé, tout d’un
coup :
« Il faut que tu voies
Dominique.
— Je ne le verrai qu’après vous avoir
entendu dire à la télévision : “J’ai demandé à Nicolas Sarkozy
d’être ministre d’État et il a accepté.” »
Façon de dire qu’il veut être nommé par
Chirac et non par Villepin. C’est du président qu’il entend tirer
sa légitimité, pas de l’homme qui a pour mission, entre autres, de
le détruire.
Reste l’épineuse question de la
présidence de l’UMP que Chirac jugeait incompatible, il n’y a pas
si longtemps, avec un poste ministériel.
« Qu’est-ce qu’on fait ?
demande le président.
— Je garde la présidence, répond
Sarkozy.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai pris la présidence de
l’UMP contre vous. Si vous me l’aviez donnée, j’aurais accepté de
vous la rendre. Mais là, après tout ce qui s’est passé, vous
comprendrez que je ne puisse la mutualiser dans
votre discussion.
— Tu vas m’humilier.
— On verra. »
C’est ainsi que Villepin que Chirac
annonce, le 31 mai 2005, dans une allocution où il sonne la
« mobilisation nationale » pour l’emploi, « dans le
respect du modèle français » qu’il entend, avec
« détermination », « faire vivre et
progresser ». On dirait un pot-pourri de ses vieux discours.
Mauvais présage.
Méhaignerie. Il sait ce que tous vont
lui dire. Qu’il a commis une lourde erreur en rejoignant le navire
au moment où il coule. Qu’il risque d’être emporté, avec les
autres, dans la vague qui monte contre le président.
Le nouveau ministre d’État est pourtant
sûr de son calcul : « Les Français n’aiment pas les
chicayas. Je voulais apaiser les choses. En retournant au
gouvernement, je me retrouvais dans l’œil du cyclone et l’œil du
cyclone, c’est, comme chacun sait, l’endroit le plus paisible.
Pourquoi aurais-je dû diviser l’UMP ? C’eût été me diviser
moi-même. Pourquoi aurait-il fallu essayer de mettre le président
en difficulté ? Il l’était déjà assez. J’ai voulu faire un
geste d’unité. À mes amis qui étaient tous furieux, j’ai
répondu : “Écoutez, c’est moi qui paierai les factures[1].” »
Nicolas Sarkozy au ministère de
l’Intérieur, comme le veut le pacte passé avec le président, le
nouveau Premier ministre a décidé de couper toutes les têtes qui
dépassaient. Celles des « juppéistes », surtout.
Ils n’étaient pourtant pas beaucoup,
dans l’équipe sortante : trois. C’était déjà trop. Alain Juppé
en Aquitaine.
Pourquoi cette vindicte ? Parce que
Alain Juppé qui lui a mis le pied à l’étrier quand il en a fait son
directeur de cabinet, en 1993. La gratitude retarde toujours
la marche vers le pouvoir et, en politique, les premiers à abattre
sont les rivaux les plus proches.
Le cas de Alain Juppé.
Alors, ouste, du balai !
« Quand Darcos, je n’avais pas vu le coup venir et je lui ai
demandé si c’était une blague. Il m’a répondu : “C’est le
moment de montrer si tu as des couilles ou pas.” Avec lui, on se
croirait toujours dans un film de guerre, façon Platoon. Mais ce n’est qu’un bravache de
salon[2]. »
Le chef de l’État n’en pense pas moins,
mais il a laissé faire. Plût à lui, ni Darcos n’auraient été
débarqués. « Je ne reviens pas sur le passé, dira-t-il au
dernier, mais je dois avouer que je le déplore. »
C’est qu’après s’être
« nommé » à Matignon pour reprendre le mot de Villepin a
« nommé », dans la foulée, un gouvernement à sa main et
le nouveau Premier ministre le reconnaîtra ensuite devant ses
proches, en se rengorgeant : « C’était physique. J’ai
violé Chirac. »