64
Le jour où Villepin s’est « nommé »
« Ou cet homme est mort, ou ma montre est arrêtée. »
Groucho Marx
Le lundi matin, au lendemain du fiasco référendaire, Alain Juppé appelle Jacques Chirac. Il est 8 h 30. Ils ont tous deux la « gueule de bois », après cette soirée de cauchemar où le chiraquisme semble s’être délité d’un coup.
« Au point où on en est, dit Sarko à Matignon. Il a le parti et un soutien parlementaire fort. Est-ce qu’il ne faut pas tenter le coup en lui demandant de s’engager à ne pas vous humilier ?
— Vous savez comment il est. Il ne tiendra cet engagement que dix jours, et encore. »
À croire qu’il y a du complot dans l’air. Nicolas Sarkozy qui pourra sauver les meubles, il a déjà dit au chef de l’État :
« La meilleure solution, c’est Sarkozy. Il faut passer un pacte avec lui. Il doit mettre les formes avec toi et, en échange, tu lui promets de ne pas te représenter et de te prononcer pour lui, le moment venu.
Chirac : Je n’ai pas confiance. Il est fou.
Monod : Non, il n’est pas fou. Juste maniaco-dépressif. »
Que les deux hommes dont il est sûr de la fidélité disent la même chose au même moment, c’est troublant. Le chef de l’État est ébranlé. Il commence à envisager de nommer Sarkozy à Matignon. Enfin, il essaie. En le mettant en avant, ne risquerait-il pas de s’enterrer vivant ?
Sitôt qu’il a terminé sa conversation avec le chef de l’État, Sarkozy et lui dit : « Si tu veux jouer ta carte, c’est le moment. Mais il faut que tu rassures Chirac. Tu ne peux pas vouloir t’installer à Matignon et, en même temps, créer un climat de défiance en expliquant à la terre entière que le président est un vieux con carbonisé. »
Message reçu. Sarkozy qui doit bientôt voir Chirac, affichera, pour la circonstance, son sourire des grands jours. Ce n’est certes pas son intérêt politique d’aller s’enferrer à Matignon à deux ans de l’élection présidentielle. Mais cet homme ne mène jamais des stratégies alambiquées, à tiroirs ou à triple détente. Il prend toujours ce qui est à prendre.
Matignon, de surcroît, tomberait à pic. Depuis que sa femme s’est éclipsée, quelques jours auparavant, il a besoin de se changer les idées. Sans compter que la présidence de l’UMP lui pèse. Après qu’il l’eut conquise, à l’automne 2004, Chirac lui avait demandé de quitter le ministère des Finances, au prétexte qu’elle n’est pas compatible avec des responsabilités gouvernementales. « Jurisprudence » inventée tout exprès pour lui : elle ne s’appliqua pas pour Juppé quand il était Premier ministre.
Tandis que Sarkozy ne peut accepter que l’Intérieur et, pour moi, c’est inenvisageable. »
Chirac hésite. Au milieu de toutes ces exhortations et objurgations, sa tentation est grande d’envoyer tout le monde dinguer. Pourquoi pas Maurice Gourdault-Montagne, le conseiller diplomatique de l’Élysée, d’une fidélité à toute épreuve, que l’on peut déjà considérer comme le dernier des chiraquiens.
Après avoir reçu Villepin qui se démène comme un diable avec ses airs de cocher sur une diligence emballée.
Et Sarkozy ? Quand Chirac le reçoit, le lundi matin, pour un entretien qui durera une heure et demie, il lui jette tout à trac : « Tu es la meilleure solution pour Matignon, tout à fait le Premier ministre qu’il me faut. Mais voilà, je n’ai pas le droit de te nommer. Tu es le seul d’entre nous qui peut gagner la prochaine élection présidentielle et, en t’exposant ainsi, je te mettrais en danger. »
Du Chirac tout cru. On ne sait jamais, dans ce genre de cas, s’il tient son discours pour embobiner ou pour humilier. Les deux, peut-être.
« Le plus vraisemblable, dit le président, c’est que je ne serai pas candidat. Dans cette hypothèse, tu auras besoin de moi.
— Pas sûr, objecte Sarkozy.
— Pourquoi ?
— La France a guillotiné un roi et une reine alors que rien ne l’y obligeait. Elle n’aime pas les héritiers. Si vous vous prononciez pour moi, je ne suis pas sûr que ça serait mis à mon crédit. Je ne dis pas ça pour être insolent mais parce que je crois que notre pays a toujours voté pour le changement, même s’il pouvait s’agir, dans certains cas, de changement dans la continuité.
— N’importe comment, insiste Chirac, si tu es le meilleur, je t’aiderai.
— Mais si je suis le meilleur, pourquoi ne pas me nommer à Matignon ? »
La réponse est évidente : parce que le chef de l’État entend encore avoir son mot à dire. Les deux hommes ont en effet des différends importants. Sur le modèle social français que Sarkozy entend remettre en ordre de marche. Ou encore sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, que le chef de l’État a plus ou moins patronnée.
Conscient de tout cela, Sarkozy concède qu’il serait prêt à revenir au ministère de l’Intérieur où il a été « heureux ». Le chef de l’État semble soulagé, tout d’un coup :
« Il faut que tu voies Dominique.
— Je ne le verrai qu’après vous avoir entendu dire à la télévision : “J’ai demandé à Nicolas Sarkozy d’être ministre d’État et il a accepté.” »
Façon de dire qu’il veut être nommé par Chirac et non par Villepin. C’est du président qu’il entend tirer sa légitimité, pas de l’homme qui a pour mission, entre autres, de le détruire.
Reste l’épineuse question de la présidence de l’UMP que Chirac jugeait incompatible, il n’y a pas si longtemps, avec un poste ministériel.
« Qu’est-ce qu’on fait ? demande le président.
— Je garde la présidence, répond Sarkozy.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai pris la présidence de l’UMP contre vous. Si vous me l’aviez donnée, j’aurais accepté de vous la rendre. Mais là, après tout ce qui s’est passé, vous comprendrez que je ne puisse la mutualiser dans votre discussion.
— Tu vas m’humilier.
— On verra. »
C’est ainsi que Villepin que Chirac annonce, le 31 mai 2005, dans une allocution où il sonne la « mobilisation nationale » pour l’emploi, « dans le respect du modèle français » qu’il entend, avec « détermination », « faire vivre et progresser ». On dirait un pot-pourri de ses vieux discours. Mauvais présage.


Méhaignerie. Il sait ce que tous vont lui dire. Qu’il a commis une lourde erreur en rejoignant le navire au moment où il coule. Qu’il risque d’être emporté, avec les autres, dans la vague qui monte contre le président.
Le nouveau ministre d’État est pourtant sûr de son calcul : « Les Français n’aiment pas les chicayas. Je voulais apaiser les choses. En retournant au gouvernement, je me retrouvais dans l’œil du cyclone et l’œil du cyclone, c’est, comme chacun sait, l’endroit le plus paisible. Pourquoi aurais-je dû diviser l’UMP ? C’eût été me diviser moi-même. Pourquoi aurait-il fallu essayer de mettre le président en difficulté ? Il l’était déjà assez. J’ai voulu faire un geste d’unité. À mes amis qui étaient tous furieux, j’ai répondu : “Écoutez, c’est moi qui paierai les factures[1].” »
Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur, comme le veut le pacte passé avec le président, le nouveau Premier ministre a décidé de couper toutes les têtes qui dépassaient. Celles des « juppéistes », surtout.
Ils n’étaient pourtant pas beaucoup, dans l’équipe sortante : trois. C’était déjà trop. Alain Juppé en Aquitaine.
Pourquoi cette vindicte ? Parce que Alain Juppé qui lui a mis le pied à l’étrier quand il en a fait son directeur de cabinet, en 1993. La gratitude retarde toujours la marche vers le pouvoir et, en politique, les premiers à abattre sont les rivaux les plus proches.
Le cas de Alain Juppé.
Alors, ouste, du balai ! « Quand Darcos, je n’avais pas vu le coup venir et je lui ai demandé si c’était une blague. Il m’a répondu : “C’est le moment de montrer si tu as des couilles ou pas.” Avec lui, on se croirait toujours dans un film de guerre, façon Platoon. Mais ce n’est qu’un bravache de salon[2]. »
Le chef de l’État n’en pense pas moins, mais il a laissé faire. Plût à lui, ni Darcos n’auraient été débarqués. « Je ne reviens pas sur le passé, dira-t-il au dernier, mais je dois avouer que je le déplore. »
C’est qu’après s’être « nommé » à Matignon pour reprendre le mot de Villepin a « nommé », dans la foulée, un gouvernement à sa main et le nouveau Premier ministre le reconnaîtra ensuite devant ses proches, en se rengorgeant : « C’était physique. J’ai violé Chirac. »
1-
Entretien avec l’auteur, le 14 juillet 2005.
2-
Entretien avec l’auteur, le 4 octobre 2005.
La Tragédie du Président
9782080689487_ident_1_1.html
9782080689487_sommaire.html
9782080689487_pre_1_2.html
9782080689487_chap_1_3_1.html
9782080689487_chap_1_3_2.html
9782080689487_chap_1_3_3.html
9782080689487_chap_1_3_4.html
9782080689487_chap_1_3_5.html
9782080689487_chap_1_3_6.html
9782080689487_chap_1_3_7.html
9782080689487_chap_1_3_8.html
9782080689487_chap_1_3_9.html
9782080689487_chap_1_3_10.html
9782080689487_chap_1_3_11.html
9782080689487_chap_1_3_12.html
9782080689487_chap_1_3_13.html
9782080689487_chap_1_3_14.html
9782080689487_chap_1_3_15.html
9782080689487_chap_1_3_16.html
9782080689487_chap_1_3_17.html
9782080689487_chap_1_3_18.html
9782080689487_chap_1_3_19.html
9782080689487_chap_1_3_20.html
9782080689487_chap_1_3_21.html
9782080689487_chap_1_3_22.html
9782080689487_chap_1_3_23.html
9782080689487_chap_1_3_24.html
9782080689487_chap_1_3_25.html
9782080689487_chap_1_3_26.html
9782080689487_chap_1_3_27.html
9782080689487_chap_1_3_28.html
9782080689487_chap_1_3_29.html
9782080689487_chap_1_3_30.html
9782080689487_chap_1_3_31.html
9782080689487_chap_1_3_32.html
9782080689487_chap_1_3_33.html
9782080689487_chap_1_3_34.html
9782080689487_chap_1_3_35.html
9782080689487_chap_1_3_36.html
9782080689487_chap_1_3_37.html
9782080689487_chap_1_3_38.html
9782080689487_chap_1_3_39.html
9782080689487_chap_1_3_40.html
9782080689487_chap_1_3_41.html
9782080689487_chap_1_3_42.html
9782080689487_chap_1_3_43.html
9782080689487_chap_1_3_44.html
9782080689487_chap_1_3_45.html
9782080689487_chap_1_3_46.html
9782080689487_chap_1_3_47.html
9782080689487_chap_1_3_48.html
9782080689487_chap_1_3_49.html
9782080689487_chap_1_3_50.html
9782080689487_chap_1_3_51.html
9782080689487_chap_1_3_52.html
9782080689487_chap_1_3_53.html
9782080689487_chap_1_3_54.html
9782080689487_chap_1_3_55.html
9782080689487_chap_1_3_56.html
9782080689487_chap_1_3_57.html
9782080689487_chap_1_3_58.html
9782080689487_chap_1_3_59.html
9782080689487_chap_1_3_60.html
9782080689487_chap_1_3_61.html
9782080689487_chap_1_3_62.html
9782080689487_chap_1_3_63.html
9782080689487_chap_1_3_64.html
9782080689487_chap_1_3_65.html
9782080689487_chap_1_3_66.html
9782080689487_chap_1_3_67.html
9782080689487_chap_1_3_68.html
9782080689487_appen_1_4.html