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Le vice et la vertu
« J’aime mieux un vice commode
qu’une fatigante vertu. »
Molière
Chirac n’est plus Chirac. Tout au long
de cette campagne, il y a quelque chose de cassé en lui. Dans la
voix, sur le visage, jusque dans son maintien, un peu courbé,
parfois. Même quand les sondages remontent, il imagine la
perspective de la défaite et en parle volontiers, avec un mélange
d’ironie et de tristesse : « Je ferai des voyages et
cultiverai mes jardins secrets. J’irai faire des fouilles
archéologiques en Chine, je remonterai le temps pour vivre dans ces
civilisations disparues sur lesquelles nous marchons. »
Et les juges ? Il sourit et change
de sujet. Il ne semble pas tracassé plus que ça par la perspective
de les voir débouler à sa porte sitôt qu’il sera redevenu un
citoyen ordinaire. Non, ce qui le chiffonne le plus, c’est cette
détestation qu’il sent monter contre lui, dans le pays.
« Pourquoi tant de haine ?
demande-t-il à haute voix, devant l’auteur, quelques jours après sa
déclaration de candidature, en roulant de gros yeux étonnés. Les
bras m’en tombent. Il y a certes l’usure du pouvoir. Je suis dans
le paysage depuis si longtemps que les Français en ont soupé de
moi, beaucoup ne peuvent plus me voir en peinture. C’est un peu
normal. Mais avez-vous vu tous ces livres, tous ces articles,
toutes ces émissions qui me présentent comme un personnage
maléfique, un affairiste de la pire espèce, une vieille crapule
dépassée par les événements ? Je ne les lis pas, je ne les
regarde pas, mais on me les résume. C’est du délire ! Que
puis-je faire contre ça ? Rien. »
Un silence, puis : « Mais ce
n’est que de la pluie, ça finira par glisser. »
En attendant, ça tombe dru.
En 2002, l’anti-chiraquisme, primaire ou pas, est devenu
l’idéologie dominante de l’édition et des médias. Les titres des
livres donnent le ton : Noir
Chirac, Zéro politique,
La Machine à trahir... Quant à la
presse, elle réserve au président le même traitement qu’à
Mitterrand à son couchant.
La curée a commencé longtemps avant la
campagne. Il a tout subi. Le persiflage et les ricanements
habituels mais aussi des accusations terribles de concussion ou de
corruption. Parmi tous les coups qu’il a reçus, l’un des moindres
n’a pas été le reportage de Claudine Vernier-Palliez paru dans
Paris-Match[1] sur
ses fastueuses vacances dans l’un des plus beaux palaces du monde,
le Royal Palm, fréquenté par la jet-set internationale.
Où est passé le président-citoyen qui,
en 1995, prétendait en finir avec les dérives
monarchiques ? Qu’est devenu celui qui déclarait lors du
premier Conseil des ministres de son septennat que l’« exemple
doit venir d’en haut » et que l’« État doit afficher sa
modestie » en réduisant « son train de vie » ?
Il passe des vacances à plus de 20 000 francs la nuit,
tarif hors saison, dans un lieu fréquenté par le roi Carl Gustav et
la reine Silvia de Suède, Boris Becker ou Catherine Deneuve.
Des vacances de nabab, décrites par le
menu et avec une ironie corrosive par Claudine Vernier-Palliez qui
fait parler tout le monde. La masseuse : « Le président
n’est pas un angoissé. On voit qu’il a l’habitude de se faire
masser. » Les marchands de la plage, aux pieds nus :
« Le président est riche. Il a plein de gros billets de banque
dans sa poche et sa femme ne marchande jamais. »
À la lecture de cet article, Jacques
Chirac, alors au Royal Palm, pique une grosse colère dont les échos
retentissent jusqu’au siège de Paris-Match qui lui présentera ses
« excuses » pour avoir publié « en légende »
des informations « inexactes » comme l’achat d’un tapis
de soie qu’il n’aurait, en fait, jamais effectué. Mais bon, le mal
est fait.
Un mois plus tard, nouvelle avanie, la
presse fait état d’une rumeur qui court depuis le début de l’été,
aux sommets de l’État. Le président a beaucoup grossi, ces
temps-ci. De la tête, surtout. Il est désormais pourvu d’un double
menton proéminent. Les pommettes et les paupières ont suivi le
mouvement. N’était sa démarche encore assurée, on dirait Georges
Pompidou à son couchant. C’est pourquoi les médecins interrogés par
les gazettes[2] diagnostiquent tous un œdème
facial, provoqué par un traitement prolongé à la cortisone.
De quoi souffre-t-il ? D’un cancer,
pardi. Sa voix, de plus en plus éraillée, renforce les soupçons. Si
certains médecins parlent d’une pathologie du larynx, beaucoup
n’hésitent pas à évoquer un polype malin, planté dans ses cordes
vocales, ou un cancer de la gorge, ce qui ne serait pas vraiment
étonnant pour le grand fumeur qu’il a été.
Claude Chirac dément ces racontars avec
humour : « Que voulez-vous, on ne peut pas l’empêcher de
manger. » Le président lui-même répète à la cantonade :
« C’est vrai que j’ai un peu forci. Mais je bois trop de
bières et je n’arrive jamais à résister à un bon plat. On ne se
refait pas. »
Ces dénégations ne convainquent
personne. La rumeur durera le temps d’une saison avant de
s’étioler, quand, après un régime minceur, le chef de l’État
retrouvera sa ligne d’antan. Entre-temps, la diffusion et la
publication du « testament » de Jean-Claude Méry,
l’homme-orchestre de l’affaire des HLM de la capitale, auront
contribué à ternir davantage encore l’image présidentielle. Il
n’est plus que l’ombre de lui-même quand L’Express révèle que le parquet de Paris a
découvert un nouveau scandale, le 22 juin 2001 :
Jacques Chirac aurait fait régler, en espèces, pour lui-même et son
entourage, quelque 2,4 millions de francs de billets d’avion
et de frais de voyage, entre 1992 et 1995. Encore une
affaire de corne-cul qui met au jour le grand train mené par le
président-citoyen aux poches pleines.
Il est comme Mitterrand. Il n’aime que
le liquide, en grosses coupures qui plus est. Au point qu’à la
messe, il lui faut souvent racketter ses voisins, pour la quête. Le
montant des billets tout neufs, en liasses, dans sa poche de veste,
ferait mauvais genre auprès du bedeau.
Ce sont les juges en charge du dossier
HLM de Paris qui ont épinglé le chef de l’État, prétextant que ces
voyages auraient pu être payés avec de l’argent issu de commissions
occultes. Ils en ont profité pour demander l’audition du président.
Mais l’Élysée a tout de suite trouvé la parade : bon sang,
mais bien sûr, le liquide provenait des fonds secrets ou, pour
reprendre la terminologie officielle, de « primes perçues par
Jacques Chirac en sa qualité de Premier ministre ».
On croit rêver. Jacques Chirac aurait
quitté les palais officiels, en 1988, avec assez de fonds
secrets pour continuer à les dépenser des années plus tard ?
Rares sont ceux qui croient à ces billevesées. Mais enfin, le
président a réussi à faire diversion en déportant le débat sur les
fonds occultes de la République, dont ses serviteurs patentés, à
droite comme à gauche, remplissent leurs valises à tout-va, sans
contrôle aucun. Bien joué.
Le 14 juillet 2001, Jacques
Chirac met un terme à l’affaire avec une grande désinvolture, en
contestant les sommes évoquées : « Ce n’est pas qu’elles
se dégonflent, c’est qu’elles font “pschitt”, si vous me permettez
l’expression. » Après l’adjectif
« abracadabrantesque » qui avait servi à commenter le
« testament » de Jean-Claude Méry, voici une autre
formule qui fera florès. C’est désormais la méthode Chirac face aux
« affaires » : trouver le mot qui frappe pour
retourner la situation.
Après l’affaire des billets d’avion, les
relations entre l’Élysée et Matignon deviennent très tendues. Un
jour, lors d’une rencontre du mercredi, avant le Conseil des
ministres, le président demande à Lionel Jospin des comptes à
propos d’une enquête commandée aux services secrets (la DGSE) sur
la nature de ses voyages répétés au Japon. Une quarantaine de
visites au moins.
C’est un officier de la DGSE qui est
venu vendre la mèche à l’Élysée : les services secrets ont
appris que le chef de l’État détenait un compte bancaire au Japon
et en ont tiré toutes sortes de conclusions.
La première est que Chirac dépose sur ce
compte l’argent de la corruption – il s’agit, en fait, de
sommes versées par une fondation pour ses voyages[3]. La deuxième est qu’il a une autre vie au
Japon – mais il en a tant. La troisième est qu’il a, de
surcroît, un enfant naturel japonais.
Une fille. Enfin, une jeune fille, pour
être précis : elle aurait dans les vingt ans. Sa mère serait
proche de la famille impériale. De la même façon, on prête au chef
de l’État un fils marocain de quelques années. Sa mère serait
proche, elle aussi, de la famille royale. Mais on ne prête qu’aux
riches...
Le chef de l’État est bien décidé à ne
pas laisser passer cela. Le général Alain Richard, le ministre
socialiste de la Défense, qui lui demande d’enquêter. À peu près au
même moment, le président le convoque parce qu’il veut, lui aussi,
savoir qui, aux sommets de l’État, a lancé les
investigations.
Jean-Claude Cousseran, le patron de la
DGSE, l’un des meilleurs diplomates français, est un homme de
gauche convaincu.
À quoi Matignon répondra que l’enquête
du général Alain Richard, un « homme d’une grande
loyauté ». Pas à celle du chef du gouvernement.
À en croire Chirac, c’est la seule fois
qu’il a élevé le ton contre son Premier ministre, lors d’un
tête-à-tête. Il l’a accusé d’avoir lui-même fait rechercher des
informations au Japon sur le prétendu enfant illégitime qui
expliquerait sa fièvre japonaise. Pour l’histoire, il lui a
adressé, dans la foulée, une lettre où il détaille les résultats de
la contre-enquête, lettre à laquelle Jospin répondra sur le même
ton offensé.
« Ce n’est pas convenable »,
dit, outragé, Chirac à Jospin. Formule benoîte qui signifie, dans
sa bouche, que les bornes ont été dépassées.
« Des gens de la DGSE,
dira-t-il[4], avaient été envoyés au
Japon par l’État français pour y identifier mon soi-disant enfant
naturel et mes prétendus comptes bancaires. J’ai prévenu très
clairement de Gaulle avait accusé Monnerville : de forfaiture.
C’est pour ça que j’ai tout de suite viré le patron des services
secrets après ma réélection. Pas rancunier, j’en ai quand même fait
un ambassadeur en Égypte. »
Est-il sûr de l’implication de Jospin
est un homme très intelligent, répondra Chirac. Mais il est aussi
très dissimulé.
— Fourbe ?
— Non, ce n’est pas le mot approprié.
Mais le fait est que je n’étais pas en confiance. »
Jospin non plus. Il est lui-même l’objet
d’une campagne sur son passé trotskiste qu’il niait effrontément
en 1995 (« Je n’ai jamais été trotskiste »), mais
qu’il est obligé de reconnaître aujourd’hui, à la suite de
révélations à répétition. Il est désormais établi qu’il a fait
partie, au début des années soixante, de l’Organisation communiste
internationaliste (OCI) et qu’après son adhésion au PS,
en 1971, il a maintenu le contact avec elle
jusqu’en 1987.
Il a beau répéter : « Il
s’agit là d’un itinéraire personnel, intellectuel et politique dont
je n’ai eu en rien à rougir », il a du mal à convaincre. On le
sent à la peine quand, pour expliquer qu’il cachait cet engagement,
il dit sans rire : « Je crois que cela n’intéressait
personne[5]. »
N’était ce mensonge, nul ne songerait à
mettre en question l’intégrité de Lionel Jospin. C’est la vertu
faite homme. Jamais, contrairement à tant d’autres, il n’a confondu
son portefeuille et les caisses de l’État. Chez lui, pas l’ombre
d’une trace d’enrichissement personnel. Il est l’incarnation
vivante de la République modeste, propre et vertueuse.
Mais la statue est ébréchée et les
chiraquiens tapent comme des malades sur l’échancrure. Alain Juppé,
sénateur et président du conseil régional de Poitou-Charentes, met
les rieurs de son côté quand il dénonce une « campagne de
déstabilisation » contre le chef de l’État, animé par une
« sorte de réseau SOS-trotskiste ». « Tout cela est
pitoyable », commente-t-il dans un entretien au Parisien[6]
avant de laisser tomber : « Si la campagne présidentielle
devient une bataille de nerfs, je crois que Chirac est le plus
solide. »
Faut-il voir la main de Jospin derrière
les « affaires » qui empoisonnent la campagne du
président ? Pas sûr. Mais les partisans du Premier ministre ne
restent pas inactifs. Jusqu’aux dernières semaines, ils balanceront
des bouteillons dans les pattes du chef de l’État. Le moindre n’est
pas le rapport provisoire de l’inspection générale de la ville de
Paris publié par le Canard enchaîné,
selon lequel les dépenses d’alimentation et de tabac du couple
Chirac à la mairie se seraient élevées, de 1987 à 1995, à
près de 14,5 millions de francs (2,21 millions d’euros),
dépenses souvent réglées, de surcroît, en espèces.
C’est ce qu’on appellera, dans un
langage qui évoque celui de 1789, l’affaire des « frais de
bouche ». La publication de ce rapport commandé par Bertrand
Delanoë, le nouveau maire socialiste de Paris, tombe à pic, à moins
de trois semaines du premier tour, le 3 avril très exactement.
Elle est censée écorner encore un peu plus l’image du président
qui, apparemment, ne se serrait pas la ceinture, bien au contraire,
quand il était le premier magistrat de la capitale.
On en apprend de belles, dans ce
rapport. Par exemple, que les Chirac dépensaient cinquante-six
euros par jour en thé, infusions et confitures. « Soyons
sérieux, s’insurge Chirac avec aplomb, le 4 avril,
naturellement que nous n’avons pas reçu cet argent. Pour le tabac,
ajoute-t-il avec un sourire, au moins, je ne fume pas. »
L’opération de Lionel Jospin. Pour le
reste, ils ne se font aucune illusion, la messe est dite depuis
longtemps. Une affaire de plus ou de moins ne changera pas leur
jugement.
Une campagne présidentielle n’est pas un
concours de vertu. C’est le grand tort de Lionel Jospin d’avoir cru
que Jacques Chirac n’était pas « qualifié moralement »
pour faire un nouveau mandat. La France n’est pas la Scandinavie et
la politique n’y a rien d’une science morale. Sinon, le candidat
socialiste aurait fait un tabac.
3-
Étant l’un des six conseillers
internationaux du Prix Impérial, décerné à un artiste de renommée
mondiale par le groupe de presse Fuji-Sankei, Jacques Chirac
reçoit, à ce titre, une indemnité annuelle de
100 000 dollars, officiellement pour couvrir ses frais de
séjour.