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Le roi des Aulnes
« L’homme qui mange son pain ne s’inquiète pas de la satisfaction
qu’éprouve, ou n’éprouve pas, le pain d’être mangé. »
Michel Tournier
On a tout dit sur Chirac. À juste titre. Un coup travailliste, le lendemain bonapartiste avant de tourner libéral, puis social-modéré, il aura fait tout le spectre politique, et dans les deux sens. C’est Triplepatte. Jamais là où on l’attend, toujours en recherche, pas fini.
On a souvent mis cette propension herculéenne à virer de bord sur le compte d’une rouerie qui pourtant n’est pas son fort. Non, c’est l’instinct, plutôt que le cynisme, qui l’emmène d’un bout à l’autre du champ politique, au gré du vent qu’il vient de humer. Cet homme donne le tournis.
Après avoir été, dans les années soixante-dix, le chantre du travaillisme, à la Harold Wilson, qui a laissé le Royaume-Uni en ruines, il a défendu la cause du libéralisme façon Reagan, dans les années quatre-vingt, avant de militer pour un étatisme tempéré, dans les années quatre-vingt-dix, et de finir en avatar de Mitterrand comme petit père de la nation, à l’aube du nouveau siècle.
C’est beaucoup pour un seul homme. Mais celui-là est gargantuesque et protéiforme. Il ne sait pas toujours où il va, mais il y va, la narine palpitante, les bras en avant, l’œil à l’affût. Il fait penser à l’ogre de Charles Perrault qui « flairait à droite, à gauche, disant qu’il sentait la chair fraîche ».
Telle est la vraie nature de Jacques Chirac : c’est un ogre. Il engloutit tout avec la même gloutonnerie. Les hommes, les femmes, les idées, les kilomètres, les amours, les défaites ou les plats canailles. Tout, dans sa vie, est rythmé par le même cycle : ingestion, digestion, rejet. Il ne garde rien. Même pas ses amis. « La faim est un infidèle », dit un proverbe arabe.
Qui n’a pas vécu une journée avec lui passe à côté de la vraie nature de Chirac. Du matin au soir, il est tourmenté par un vertige compulsif qu’il comble en s’empiffrant, comme s’il avait à nourrir une armée de ténias. Jamais il ne semble repu.
Récapitulons. Après s’être levé, vers 7 heures du matin, il se gorge de tartines beurrées avec du miel ou de la confiture. De quoi soutenir un siège. Mais sur le coup de 10 h 30, il a toujours un petit creux. Alors, il remet ça et casse la croûte, comme les cantonniers de son enfance, avec des sandwichs au pâté et au saucisson. Sans oublier les cornichons.
À 13 heures, il a encore la dent. Le déjeuner sera complet ou ne sera pas. À sa panse qui crie famine, il ne fera grâce de rien. Ni de pain, ni de fromage, ni de dessert. « Il faut que ça me cale », dit ce grand gosier. C’est pourquoi il affectionne particulièrement les plats à l’ancienne comme la tête de veau ravigote.
À 16 h 30, il a de nouveau les crocs. C’est l’heure du goûter. Avec des sandwichs au pâté et au saucisson, comme d’habitude. Ainsi dévore-t-il, en plus des repas, l’équivalent de deux baguettes et demie. Sans parler des biscuits qu’il grignote entre-temps.
Après ça, on se dit qu’il devrait en avoir jusqu’au goulet, les dents de derrière baignant dans le beurre et la charcuterie. Mais non. Le dîner est aussi consistant que le déjeuner. Chirac nettoie les plats et ne saute ni le fromage ni le dessert. S’il rentre tard, il avalera encore une omelette d’au moins quatre œufs.
Le tout aura été arrosé de ses cinq ou six bières quotidiennes. Ne crachant pas non plus sur les punchs, il a parfois du vent dans les voiles. Mais quand il est pompette, il cuve toujours avec une grande dignité. N’était son visage tuméfié des lendemains de goguette, il pourrait faire illusion. Chirac est un phénomène sorti de l’œuvre de Rabelais qui écrivait, entre autres : « Le grand Dieu a fait les planètes et nous avons fait les plats nets. »
« Je n’ai pas le choix, constate Chirac. Je suis condamné à bouffer sans arrêt. Quand j’ai faim, ce qui m’arrive plusieurs fois par jour, je deviens agressif et même hargneux. Alors, j’essaie de fermer ma gueule le temps qu’il faut et puis je vais manger un morceau vite fait pour retrouver ma bonne humeur. »
« L’homme est ce qu’il mange », disait Feuerbach. La faim de Chirac est peut-être biologique. Elle est aussi existentielle, voire métaphysique. Elle entend dévorer le monde entier. Rares sont les personnages publics qui, dans l’Histoire de France, auront fait une telle consommation de sandwichs, de concepts, de campagnes électorales ou de chargés de mission. Il les mastique, les digère et les évacue, tant il est vrai que tout s’en va toujours par le bas, sur cette terre.


En 1988, après vingt ans de carrière politique, Chirac a déjà laissé pas mal de monde sur le bas-côté. Des amis, des collègues, des conseillers, comme Maurice Druon, qui fut un proche. Il ne tient debout que quand il roule. »
Il est pressé. Souvent, l’amitié est une perte de temps. Quand elle ne devient pas un boulet. Il faut donc qu’elle soit utile. C’est ainsi qu’elle se pratique, depuis la nuit des temps, dans les lieux de pouvoir. Contrairement à Mitterrand, Chirac a rarement dérogé à cette règle. Rien ne résume mieux sa conception des rapports humains que cette formule de Nicolas Sarkozy : « Avec lui, on n’est toujours qu’un ennemi ou un esclave. »
Il n’y a pas de troisième voie. C’est l’un ou l’autre. Le proche est corvéable à merci. Si Chirac a le moindre doute sur sa loyauté, il est mis à l’écart et, bientôt, effacé. Cette année-là et les suivantes, les rebuts et les cimetières du chiraquisme se rempliront, à la pelle, de ses fidèles déchus.
Explication de Giscard. Au contraire, il le renouvelle en permanence. »
Chirac est un phénix qui a besoin, pour renaître, de sang frais. Il en consomme beaucoup et la liste est longue des collaborateurs à qui il a demandé de se faire hara-kiri, en gardant le sourire, qui plus est, afin de laisser place nette pour les nouvelles générations ou ses dernières toquades.
Avant l’élection présidentielle de 1988, certains sont encore là, auprès de lui, mais leur compte est déjà bon. Après Georges Pompidou, un puits de secrets au caractère bien trempé.
Plus tard, Chirac en éliminera des tas d’autres qui avaient cru, les enfants, faire partie du saint des saints : Michèle Barzach, la madone de l’anti-lepénisme, dont il fut si proche. C’est qu’avec lui, tout est périssable. L’amitié. La reconnaissance. L’amour.
Il n’est pas du genre, par exemple, à garder le fil avec les anciennes femmes de sa vie. À une ou deux exceptions près, quand il a rompu, c’était pour toujours. Elles ont disparu à jamais de son champ de vision.
Il y a du Léviathan en lui. Du Barbe-Bleue aussi. C’est sur des générations enfouies et des visages recouverts par des pelletées de terre qu’il continue à tailler imperturbablement sa route. On aurait tort de voir de la cruauté dans son comportement. Non, il est juste fataliste et darwinien. Qu’on ne compte pas sur lui pour sauver un collaborateur dès lors qu’il est en train de couler politiquement. Si besoin, il lui donnera même le coup de grâce.
Mais si le même collaborateur tombe malade, il sera toujours là. « Quand quelqu’un est dans la détresse, il réagit toujours au quart de tour, dit son vieil ami François Pinault. Il va se démener, trouver le meilleur chirurgien dans le meilleur hôpital, et il prendra régulièrement de ses nouvelles. » Tout le monde a droit au même traitement, ses relations comme les gens de peu.
Un autre de ses vieux amis, qu’il a nommé à la présidence du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, abonde dans le même sens : « J’ai toujours considéré qu’il n’était pas un grand homme d’État. Je le lui ai souvent dit. Mais c’est un type qui a du cœur, chose excessivement rare en politique. Il a même un excès de gentillesse qui l’éloigne des contingences[1]. »
À la veille de sa deuxième campagne présidentielle, les Français n’ont pas encore vu le Chirac débonnaire et humain percer sous la brute. Il n’a pas assez souffert. Il ne s’est pas suffisamment dévoilé. Ce n’est pas encore son tour. Pour l’heure, ils ne voient avancer qu’un avatar du roi des Aulnes, un monstre ogresque, inassouvi de pouvoir et de gloire, auquel il faudra sans doute dire, comme dans les Évangiles, si jamais il l’emporte : « Malheur à vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim ! »
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Entretien avec l’auteur, le 17 janvier 2005.
La Tragédie du Président
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