4
Chute de cheval
« L’excès de sommeil fatigue. »
Homère
Il court, il court, mais la France ne le sait pas. Elle le regarde d’un œil condescendant, le Premier ministre de François Mitterrand. Il a beau tout faire, il ne semble pas à la hauteur. Trop imprévisible. Trop agité aussi. Même quand il vient accueillir les otages du Liban à leur descente d’avion, il y a dans son visage quelque chose de fiévreux qui trouble le pays.
Cet homme est un remue-ménage ambulant. Les pieds lui démangent. Il a souvent ses nerfs comme on avait jadis ses vapeurs. Il n’inspire donc pas confiance. Ni aux médias mais, depuis le temps, il a l’habitude. Ni, surtout, aux Français qui se demandent, comme jadis Marie-France Garaud, si on ne lui a pas taillé « des habits trop grands pour lui ».
Le 24 avril 1988, son score au premier tour est calamiteux : 19,95 % des suffrages. Pour un Premier ministre, il est difficile de faire pire. « C’est normal, commente André Giraud, le ministre de la Défense. À chaque fois que le gouvernement faisait quelque chose de mal, c’était malgré Mitterrand. Et à chaque fois que cela se passait bien, c’était grâce à lui. »
Sans doute la cohabitation est-elle pour quelque chose dans la contre-performance du maire de Paris. Mais elle ne peut en être la seule cause. Le caractère « inachevé » de Chirac a joué et, plus encore, l’attrait du « ninisme » mitterrandien, assurance tout risque pour le maintien du statu quo. Surtout, que rien ne bouge. « La tranquillité est le lait de la vieillesse », disait Thomas Jefferson. Ce cher et vieux pays a décidé de le boire jusqu’à plus soif. Il entend rester à la coule, abrité des vents du monde.
Le « ninisme » de Mitterrand est apparu bien plus reposant pour les Français que la politique des coups de Chirac mâtinée d’un libéralisme qui fait peur, ou que la stratégie de vérité de Barre, une stratégie altière d’homme d’État, qui lui a interdit l’accès au second tour.
Le 8 mai, au second tour de l’élection présidentielle, Jacques Chirac n’est pas seulement battu. Il est ridiculisé. Avec 45,98 % des voix contre 54,02 % à François Mitterrand, il subit ce qui sera le pire camouflet de sa carrière.
« C’est terrible pour papa », commente Claude Chirac, éplorée. « Les Français n’aiment pas mon mari », constate Bernadette effondrée. Ce soir-là, auprès des siens ou de ses amis politiques, le Premier ministre ne laisse rien paraître de son désarroi. Pas l’ombre d’une larme dans sa voix. Il serre les dents. C’est un homme qui sait encaisser.
Le lendemain, Jacques Chirac invite Charles Pasqua à déjeuner et laisse tomber, avant le hors-d’œuvre :
« Il y a longtemps que tu me dis ça. Eh bien, je vais enfin t’écouter. Je vais quitter la présidence du RPR. À ma place, je voudrais qu’on mette Balladur avec deux vice-présidents, Messmer et toi.
— Ça ne me paraît pas possible, s’étrangle Pasqua. Tu ne peux pas faire élire Balladur par les militants.
— Toi, tu peux.
— Non. Le mouvement ne peut accepter qu’un chef charismatique. »
Édouard Balladur se joint aux deux hommes quand arrive le café et Charles Pasqua explique ses réticences au numéro deux du gouvernement sortant :
« Il faut dire les choses clairement : le mouvement a besoin de quelqu’un qui l’entraîne. Édouard, vous n’avez pas ce profil. »
Balladur se tourne alors vers Chirac et lui dit :
« En ce cas, vous n’avez qu’à mettre Charles à la présidence.
— C’est impossible, objecte Pasqua.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis trop à droite, pardi ! »
Charles Pasqua. La crédibilité. Le talent. La faconde. Outre que son accession à la présidence du mouvement affolerait son aile gauche, au risque de provoquer une scission, elle ne lui permettrait plus de continuer à marauder dans les eaux sales du Front national. Il ne faut donc plus y penser.
« Soit », conclut Chirac.
Le Premier ministre sortant ne prolonge pas la conversation. Il n’a guère envie de parler, depuis la tragédie du second tour. Il se sent coupable de n’avoir pas trouvé les mots justes, pendant la campagne, mais il en veut aussi aux Français de s’être laissé endormir par la berceuse du « ninisme ».
Un éditorial cinglant et prophétique résume bien son état d’esprit. Un éditorial indémodable de Claude Imbert, qui pourra toujours resservir, car il vise le Mitterrand d’aujourd’hui aussi bien que le Chirac de demain, le vainqueur de l’élection présidentielle de 1995 ou de celle de 2002.
« Il est une réalité, écrit Imbert[1], que tous les somnifères, toutes les défausses détestables de la campagne ne peuvent dissimuler : “La France ne va pas bien. Notre pays est l’homme malade de l’Europe. Et malade de la maladie de l’époque, entendez : malade dans sa tête. Malade, d’abord, des mensonges par omission, malade d’ignorer la dégradation mesurable, patente, de sa puissance économique, malade de la clochardisation de son enseignement et de sa justice, malade de son vieillissement démographique, malade de ses dépenses sociales au point que l’accroissement récurrent des prélèvements obligatoires intervient chaque année comme le symptôme fatal d’une implacable paralysie.” »
Il ne faudra pas compter sur Chirac pour guérir la France. Il a retenu du scrutin de 1988 que les recettes classiques de la démagogie électorale ne suffisent plus. Il s’attachera désormais à rassurer les Français et à ne pas troubler leur digestion. Il « ninisera ».
1-
Le Point, le 9 mai 1988.
La Tragédie du Président
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