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Pour solde de tout compte
« À qui dit la vérité, donnez un
cheval. »
Proverbe arménien
Le pouvoir n’a pas encore posé ses
marques sur son visage ni provoqué d’affaissement sous le menton.
Il n’y a guère que le ventre qui ne tient plus et flageole
mollement sous la chemise, mais les abdominaux n’ont jamais été son
fort. On le dirait dans la fleur de sa jeunesse, tant il est
svelte, rayonnant et rigolard. Qu’importent les sondages. Des
semaines après son intronisation, Jacques Chirac est encore tout à
sa joie d’avoir été élu président.
Mais pour quoi faire ? On verra
plus tard, quand aura sonné l’heure du jugement. En attendant, il
profite. Il fait la vie et n’a pas changé, par exemple, ses
habitudes alimentaires. L’Élysée sert désormais des bières ou des
punchs et on y voit rarement l’ombre d’une feuille de salade. Le
chef de l’État a un estomac d’autruche qu’il remplit à se faire
crever la panse de plats roboratifs, comme ces cœurs de canard
confits aux pommes de terre, servis en entrée, que l’auteur lui a
vu avaler un jour de canicule avant de l’entendre en
redemander.
Le soir, après le travail, il s’en va
toujours conter fleurette. Quand il n’est pas de
« corvée », c’est-à-dire puissance invitante d’une de ces
réceptions ou dîners d’État qui lui « cassent les
burnes », il s’engouffre discrètement dans sa voiture pour
filer vers une destination inconnue. Et féminine, cela va de
soi.
En somme, Chirac est resté
lui-même : stoïque, rustique et bambochard. Les lambris qui
lui sont tombés dessus ne lui ont pas monté à la tête. Encore qu’il
s’accommode moins qu’auparavant de la critique ou de
l’admonestation, fussent-elles tutoyantes et conviviales. S’il n’a
pas mis de distance avec ses vieux amis, comme Jérôme Monod, il
aime que les nouvelles générations lui marquent leur respect. Lui
qui était naguère si familier avec les siens adore qu’on l’appelle,
avec la pompe afférente, « M. le président ». Si
féru soit-il de culture chinoise, il n’est pas du genre à croire,
comme Lao-Tseu, que « celui qui excelle à employer les hommes
se met au-dessous d’eux ».
Voilà pour les plaisirs. Et le
destin ? Au cours de l’été 1995, alors que l’auteur lui
demande comment il voit son avenir de président, Chirac lui répond
tout à trac : « J’ai une grande force par rapport à mes
prédécesseurs. J’ai décidé de ne faire qu’un mandat.
— Allons, on dit toujours ça...
— Non, vous verrez, je n’en ferai qu’un.
À la fin de celui-là, je serai vieux. Ça me fera
combien ?
Il réfléchit, puis :
— Je suis né en 1932. Ça fera donc
70 ans en 2002. Franchement, à moins d’être de Gaulle, on
ne se présente pas à 70 ans. En plus, je serai mort.
— Pourquoi ?
— J’ai toujours pensé que je mourrais à
70 ans.
— Mais si vous passez ce cap, vous
trouverez toujours de bonnes raisons de vous présenter.
— Eh bien, c’est une erreur. Quand on
reste trop longtemps au pouvoir, dans nos démocraties, on finit
toujours par être dégagé par un grand coup de pied au cul, sans
parler de toutes les avanies qu’on vous aura fait subir avant.
Voyez François Mitterrand ou Felipe Gonzales. Ils ne méritaient pas
le traitement qu’ils ont subi sur la fin. Il faut savoir tirer la
révérence avant la curée. Ça me sera d’autant plus facile que je
voudrais profiter un peu de la vie, après l’Élysée[1]. »
Encore une parole non tenue. Inutile de
gloser dessus. Henry Kissinger, l’ancien secrétaire d’État
américain, prétendait, en orfèvre, que le pouvoir est un
aphrodisiaque. C’est aussi un élixir de jouvence capable de
maintenir debout des vieillards qui, sans lui, mangeraient depuis
longtemps les pissenlits par la racine. Ils ont besoin de lui pour
respirer, espérer et, enfin, vivre. Voilà sans doute une des
raisons qui a poussé Chirac à se représenter, sept ans plus
tard.
Mais si Chirac n’a pas respecté cet
engagement prononcé d’une voix sans appel, devant une assiette
pleine de grosses tranches de thon graisseuses, c’est sans doute
parce qu’il aura conscience, à l’heure des comptes, de n’avoir rien
fait ou presque pendant son premier mandat. Il lui fallait réparer
ça et montrer ce dont il était capable.
Pour l’heure, son début de règne est
tristounet. N’étaient les étincelles qu’il fait sur le dossier de
l’ex-Yougoslavie, le bilan serait même franchement négatif. Rien de
calamiteux, non, une gestion tranquille et pépère. Une sorte de
service minimum. Avec quelques points forts.
D’abord, Chirac renoue, c’est bien le
moins, les fils coupés avec Kohl qui, pendant la campagne
présidentielle, avait joué ouvertement la carte Balladur,
n’hésitant pas à rendre une visite privée à l’ancien Premier
ministre dans sa résidence de Chamonix, le
5 janvier 1995.
Le chancelier allemand était horripilé
par le flou artistique qu’entretenait le candidat RPR sur les
affaires européennes, et notamment sur les questions monétaires. Si
le premier sommet franco-allemand du nouveau président, au
lendemain même de son installation à l’Élysée, est une
« réussite », comme l’écrit Michel Colomès[2], c’est parce que Jacques Chirac a levé la
plupart des ambiguïtés. Il entend bien rester dans l’Histoire comme
l’un de ceux qui auront porté l’union monétaire sur les fonts
baptismaux.
Ensuite, il chausse les bottes du
général de Gaulle quand il annonce, le 13 juin 1995, la
reprise des essais nucléaires français dans le Pacifique, réclamée
par les militaires, afin, notamment, d’effectuer des tests de
qualification et de préparer la miniaturisation des engins du
futur. Il respecte là un engagement de campagne en montrant que la
France reste une grande puissance qui entend tenir son rang.
La reprise des tirs à Mururoa provoque
une tempête de protestations, et d’abord en Australie. « Ces
Australiens sont vraiment des va-de-la-gueule, proteste Chirac. Ils
n’ont jamais accepté notre présence dans le Pacifique sud. Ils ne
supportent pas l’attrait qu’exercent, dans la région, la
Nouvelle-Calédonie et la Polynésie dont le revenu par tête est,
vous ne me croirez pas, deux fois plus élevé que chez eux. D’où les
frustrations contre nous de ce pays bizarre où l’on chasse le
cheval en hélicoptère, après avoir chassé l’aborigène en Jeep.
Cela, les médias français ne le disent pas, bien entendu. Ils
crient tous : “Haro sur le baudet !” Autrement dit, moi,
le baudet. Je m’en fous. Je suis payé pour entendre ça. Mais c’est
bien la preuve que la France est un pays masochiste où on adore
prêter la main aux étrangers quand ils vous flagellent[3]. »
Sur ce dossier, on peut penser ce que
l’on veut, mais au moins Chirac tient bon, contrairement à son
habitude. Il fait même face, avec un certain cran, à la terre
entière, convaincu que la France ne peut, sur ce plan, se laisser
dicter sa loi par quiconque.
Enfin, Chirac annonce, le 22
février 1996, la suppression du service militaire. La seule
grande réforme de fond de son premier mandat, qui doit doter le
pays, dans les six ans, d’une armée professionnelle, comme aux
États-Unis ou en Grande-Bretagne. Il a tranché d’un coup, à la
manière d’un autocrate, après avoir consulté les principales
autorités des armées, souvent très hostiles à la
professionnalisation.
Là encore, il se fiche pas mal d’avoir à
affronter des oppositions. Notamment dans les villes de province où
il faudra fermer des casernes. Il est sûr de son fait : moins
coûteuse, une armée de métier devrait permettre d’envoyer
60 000 hommes hors de nos frontières et non pas
10 000 comme lors de la première guerre du Golfe,
en 1991. Cette réforme s’impose donc comme une évidence si la
France veut continuer à peser, dans les années à venir.
Pour parler de ce dossier qu’il prend
« personnellement en charge », Chirac retrouve la même
fibre nationaliste que pour défendre, quelques mois plus tôt, la
reprise des essais nucléaires. Comme s’il avait besoin de compenser
moralement son engagement pour la cause européenne.
C’est une constante que l’on retrouvera,
désormais, tout au long de son mandat, marqué au sceau du
gaullo-mitterrandisme. Chirac, l’homme qui ne pouvait penser ni
faire deux choses à la fois, ne ménage jamais sa peine pour
concilier ses élans patriotiques et son credo européen.
Que reste-t-il des deux premières années
de son premier mandat présidentiel, hormis la création de l’armée
de métier et ses succès dans le dossier de l’ex-Yougoslavie ?
Pas grand-chose, sinon quelques paroles fondamentales. Le jour où
les historiens du futur se pencheront sur son bilan, ils ne
retiendront peut-être, au milieu de tant de décombres et de
cacophonies, que l’allocution qu’il a prononcée, le
16 juillet 1995, sur les lieux de l’ancien Vélodrome
d’Hiver, à l’occasion de 53e anniversaire de la rafle du Vel-d’Hiv, où
4 500 fonctionnaires de police français procédèrent à
l’arrestation de 12 884 juifs parmi lesquels
4 051 enfants. Ce jour-là, à la surprise générale, le
chef de l’État a rompu avec le dogme gaullien, repris par
Mitterrand, qui voulait que le régime de Vichy fût totalement
illégitime. Chirac a fait l’Histoire ou, plutôt, l’a refaite.
Jusqu’alors, il fallait mettre le régime
de Vichy entre parenthèses, dans les livres d’histoire : c’est
à peine si avait existé « l’État français » du maréchal
Philippe Pétain avait été porté au pouvoir par la Chambre du Front
populaire. Falsification historique qui leur avait permis de
figurer parmi les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale.
Chirac tourne, enfin, la page de cette
fable et reconnaît la responsabilité de l’État français dans la
rafle du Vel-d’Hiv. Écoutons-le :
« Il est, dans la vie d’une nation,
des moments qui blessent la mémoire et l’idée que l’on se fait de
son pays [...]. Il est difficile de les évoquer [...] parce que ces
heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure
à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de
l’occupant a été secondée par des Français, par l’État
français. »
Évoquant la rafle, il
ajoute :
« La France, patrie des Lumières et
des droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce
jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle
livrait ses protégés à leurs bourreaux. » À propos des
76 000 déportés juifs de France qui ne reviendront pas
des camps, il déclare : « Nous conservons à leur égard
une dette imprescriptible. »
L’Histoire, la vraie, n’a-t-elle pas
aussi une dette imprescriptible à l’égard de Chirac qui l’a
débarrassée, ce 16 juillet 1995, de ses impostures et
sornettes officielles ?