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« Jean-Pierre Fera-rien »
« De temps en temps, les hommes
tombent sur la vérité.
La plupart se relèvent comme si de rien
n’était. »
Winston Churchill
Le 23 juillet 2004,
Jean-Pierre Raffarin. C’est un vieil ami de Jacques Chirac, la
loyauté faite homme. Toujours l’ironie aux lèvres, le contraire
d’un courtisan. Il n’a rien à attendre du chef de l’État : sa
carrière est derrière lui.
Ce jour-là, le conseiller du président
dit en substance au Premier ministre : « Vous savez comme
je suis attaché à Chirac, mais je dois vous mettre en garde, vous
êtes trop gentil avec lui. Cessez de le regarder avec des yeux
humides et énamourés. Dans votre intérêt et dans le sien, arrêtez
de lui demander tout le temps la permission avant de lever le petit
doigt. Prenez vos responsabilités ! Virez les ministres qui
font des conneries ! »
Marcel Dassault qui l’avait à la bonne.
D’où l’inimitié du président envers son fils Serge.
Ce sont des choses qu’il faut savoir,
pour comprendre Chirac. Sarkozy dont il est la bête noire. Depuis
plusieurs mois, il a du tracas pour le président. « Pourvu que
tout ça finisse bien ! dit-il. Je n’en suis pas sûr. »
C’est qu’à force d’écouter les voix discordantes et de se replier
sur son clan, Chirac n’entend plus que ce qu’il veut
entendre.
Résultat : le chef de l’État n’y
entend rien à rien. Alors qu’il fallait l’adapter, il s’est
contenté de congeler le modèle social français, sous le prétexte,
fallacieux, que le monde entier en rêverait.
Mais comment le monde envierait-il un
système où un Français sur dix n’a pas d’emploi et un sur cinq, pas
de formation ? Où l’on a réussi à cumuler la précarité et l’un
des taux de chômage les plus élevés des pays développés ? Où
l’État, malgré des prélèvements fiscaux massifs, dépense 25 %
de plus que ses recettes chaque année ?
C’est une faillite sociale, économique
et morale mais, apparemment, elle ne trouble pas la digestion ni la
conscience de Jacques Chirac. Par lâcheté autant que par
aveuglement, il persiste à suivre une politique qui, depuis plus de
vingt ans, mène le pays à la ruine. Au sens propre. De 1995
à 2004, sous sa présidence donc, la France aura battu tous les
records d’endettement dans l’Union européenne : il a augmenté
de 10,5 points du PIB pour en représenter désormais
66 %.
Certes, la France n’est pas encore au
niveau de la Grèce où la dette s’élève à 109 % du PIB, ou de
l’Italie (106 %). Mais le pays se laisse aller. Il est même
devenu l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire en matière de
chômage, de précarité et de finances publiques.
Tout était écrit, pourtant. La
prédiction est un genre difficile. Surtout quand elle concerne
l’avenir. Mais Lionel Jospin, dans la mesure où il ne sait ni où il
compte mener la France ni même où il va. Du Smic aux retraites, de
la baisse des impôts au budget, des 35 heures au droit du
travail, de la redevance aux effectifs de l’Éducation nationale, la
valse à trois temps de la réforme avortée continue à tourner en
boucle. Premier temps, une annonce martiale, sans aucune
explication à l’usage de citoyens d’en bas ou d’en haut. Deuxième
temps, une retraite en rase campagne devant les corporatismes.
Troisième temps, l’enterrement précipité du projet sous couvert
d’arbitrage politique. »
« SousBaverez, le mot d’ordre reste
identique : la réforme, en parler toujours, ne la faire
jamais. Ni socialistes ni libéraux, ajoute-t-il, les dirigeants
français sont avant tout menteurs. » Puis, cette
conclusion : « En France, depuis un quart de siècle, la
politique cultive l’art de rendre impossible ce qui est
indispensable. »
Pour titrer son article, Villepin :
« Raffa-rien ». Il est vrai que le chef du gouvernement
semble avoir été prédestiné pour devenir le bouc émissaire du
chiraquisme. Il a le dos large, et prend tout sur lui, avec un
sourire entendu.
La faute à Raffarin ? Le bilan de
son gouvernement n’est pas négligeable, loin de là. Il a fait
avancer plusieurs dossiers, notamment la décentralisation ou les
retraites. Il a renforcé la République laïque en faisant interdire
par la loi les signes religieux à l’école. Mais il n’a pas fait
bouger des lignes, obsédé qu’il était par l’idée de ne pas déplaire
au chef de l’État. Il l’aimait trop pour le servir bien.
Quelques jours après le coup de semonce
des élections régionales, en mars 2004, François Fillon tente
de raisonner le chef de l’État : « Je pense que tu te
trompes. Si on a été battus, ça n’est pas parce qu’on a fait des
réformes trop dures mais parce qu’on n’a plus de ligne et qu’on
donne l’impression de gouverner au jour le jour. »
Il parle en connaissance de cause. C’est
un homme de terrain qui a toujours de la terre sarthoise à la
semelle de ses chaussures. Ministre des Affaires sociales, il a
bouclé sans casse le dossier des retraites avant d’écoper de
l’Éducation nationale. Le chef de l’État lui jette un regard
glaçant avant de lui servir son discours traditionnel sur la
fracture sociale et la fragilité du pays : « N’oublie
pas. Les syndicats peuvent tout bloquer à chaque instant.
— Mais eux aussi sont traversés par des
doutes. »
Non, rien ni personne ne le fera
changer. Là est peut-être la grande faille de Jacques Chirac. La
girouette qui se prenait pour le vent a de plus en plus tendance à
se bloquer, l’âge aidant. La machine est rouillée. Quand il a une
idée, on ne peut plus la lui enlever de la tête. Jeambar, son
meilleur pourfendeur, a tout dit quand il écrit dans un
pamphlet : « On l’a vu versatile, influençable, il n’a
creusé qu’un seul sillon, incapable de s’adapter aux mutations
considérables que le monde a connues au cours des dernières
années[2]. »
Sa raideur peut même devenir comique,
comme le montre cette vieille histoire que raconte le même Louzeau,
le chef d’état-major de la Marine. Il me certifie que la vitesse du
Charles de Gaulle sera limitée à
27 nœuds en raison du manque de puissance de ses chaudières.
Ce que je fais, alors ? Eh bien, j’insiste. L’après-midi,
retrouvant Chirac dans l’hémicycle du Palais-Bourbon, je lui écris
une petite lettre : “Tu vas trouver que je suis insolent mais
voilà, j’ai téléphoné au chef d’état-major de la Marine. Il dit
comme moi : 27 nœuds.” On aurait pu en rester là. Ce
serait mal connaître Chirac. Un moment plus tard, on se croise. Il
me prend par le bras et me dit : “Écoute, le Charles de Gaulle ira à 32 nœuds, je le
sais, je le maintiens, il n’y a aucun doute là-dessus. Ne crois
jamais les chefs d’état-major. Ce sont tous des
menteurs.” »
Des histoires comme celle-là, à en
pleurer ou à en rire, il y en a beaucoup. Elle est déjà ancienne
mais Chirac n’a pas changé aujourd’hui. On peut même dire que ça ne
s’est pas arrangé. Cet homme s’arc-boute toujours sur des vérités
dont il ne démord plus, même quand il s’avère que ce sont des
mensonges. Il y a, chez lui, quelque chose de crispé, voire de
pétrifié, qui s’est aggravé, l’âge aidant. C’est un psychorigide
contrarié qui a fini par se convaincre que la France ne
supporterait aucune grande réforme, au grand dam de la gauche qui
aurait aimé que la droite les réalisât avant son retour au
pouvoir.
Telle est la grande hypocrisie
nationale. À la gauche qui dit : « On ne peut pas le
dire », la droite répond, en écho : « On ne peut pas
le faire. » Les politiciens de tous bords se livrent à une
surenchère d’immobilisme, si l’on ose dire, alors qu’ils
connaissent les solutions. Une moisson de rapports, commandés par
les uns et les autres, les ont identifiées : la baisse des
dépenses publiques, la transformation du système éducatif, le
rétablissement d’un vrai dialogue social et la réforme du marché du
travail. Ce sont les personnes qu’il faut protéger et non les
emplois que l’on a tendance, en France, à subventionner, au mépris
de toute rationalité économique.
La classe politique n’a pas compris que,
l’évolution du monde aidant, les emplois sont condamnés à naître
puis à mourir. La seule chose qui devrait compter, c’est l’individu
qui est derrière. Mais le modèle soi-disant social de la France l’a
passé pour profits et pertes. Les effets pervers de la politique de
l’emploi menée alternativement par la droite et la gauche n’ont
réussi qu’à fabriquer plus de précarité et plus de pauvreté.
C’est le système RTT + CDD, les
deux faces d’une même réalité, qui enferme les jeunes dans le
chômage et les pauvres dans l’exclusion, en produisant de moins en
moins de richesse par rapport à nos partenaires. Dans le même
temps, pourtant, les profits des grandes entreprises explosent et
leurs patrons se goinfrent en ajoutant sans cesse des zéros à leurs
rémunérations.
Mais bon, Chirac n’y trouve rien à
redire. Plutôt que d’avoir à affronter des manifestations de rue,
il préfère laisser en l’état ce modèle social qu’il a, il est vrai,
enfanté avec Mitterrand et Jospin. Ils s’y sont, en effet, mis à
trois, pour les résultats que l’on sait.
Son extrême prudence n’empêche cependant
pas Chirac d’être continuellement mis en accusation pour un
libéralisme qu’il ne pratique pas et qui, de toute façon, le
révulse. « Libéral, moi ? s’amuseSchröder. Je ne vois pas
pourquoi les socialistes français me cherchent des poux dans la
tête. »
Soit. Mais on serait bien en peine de
définir la politique de Chirac, en matière économique et sociale.
Après tant de rôles de composition, voici venu le temps de la
décomposition. Il est devenu le gardien du cimetière social
français.