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La pêche miraculeuse
« Le succès efface tout, les
bêtises comme les mensonges. »
Angelus Mer indolus
C’est quand on les croit finis que les
hommes politiques renaissent de leurs cendres. Il ne fallait pas
enterrer Chirac. Il ne faut au demeurant jamais l’enterrer. Au
terme d’un spectaculaire retournement, le maire de Paris revêt, à
deux mois du scrutin, les habits du favori.
Mitterrand n’en revient pas. « Je
crois, dit-il, que j’avais à peu près tout prévu dans cette
campagne, sauf ça : la résurrection électorale de Chirac. Mais
il n’y a pas de secret, vous savez. Il a fait tout ce que j’ai
fait. Il a travaillé le terrain. Il a pris la France à
bras-le-corps. Il n’est pas de village ni de hameau reculé où il ne
se soit rendu un jour. On peut raconter ce que l’on veut, il n’y a
que ça qui paye[1]. »
de Gaulle, en 1965. Il n’a qu’une
obsession : être présent au second tour. Et mène, pour ce
faire, une campagne qui lui ressemble : honnête et austère. En
attendant, il semble avoir du mal à exister entre les ex-amis de
trente ans, faisant parfois penser à Clemenceau qui disait :
« Que voulez-vous que je fasse entre Caillaux qui se prend
pour Napoléon et Briand pour Jésus-Christ ? »
Balladur n’arrive pas à croire au retour
de Chirac. Il est toujours tel qu’en lui-même la fatuité le fige,
et il respire par tous les pores le bonheur de gouverner. Il reçoit
beaucoup, à sa table de Matignon, et enfile les perles devant des
parterres ébahis : « Pour moi, réfléchir, ça ne consiste
pas à tout arrêter pour se mettre à penser. Je réfléchis tout le
temps. » Avis à Chirac. Et chacun de glousser, comme des oies
devant le jars.
On l’avait comparé à Louis XIV, à
cause de son goitre bourbonien. Mais c’est un avatar de
Louis XVI. Il a la même inaptitude à saisir la réalité des
choses. Surtout quand elle ne lui convient pas. Le Premier ministre
semble ne se rendre compte de rien. Inquiets, les siens ont vite
fait d’expliquer les mauvaises performances de leur champion dans
les sondages par sa déclaration de candidature, en grande pompe,
sous les lambris de son bureau de Matignon. Ou par une obscure
affaire d’écoutes téléphoniques dans le cadre d’une
« provocation » contre le juge Pasqua, devenu son homme
lige.
La vérité est que Chirac fait une bien
meilleure campagne. De ce renversement de situation, on peut tirer
plusieurs leçons.
D’abord, le petit monde
politico-médiatique qu’on appelle, c’est selon, le
« microcosme » ou le Tout-État, ne fait pas les
élections. Il se trompe même souvent. C’est une constante en France
et dans la plupart des démocraties que Balladur, enivré d’éloges, a
eu tort d’oublier. Sinon, Chaban aurait été président, Bush junior.
Un candidat doit d’abord labourer le pays profond au lieu de
courtiser l’establishment.
Secundo, les ralliements de
personnalités, fussent-ils ministres, ne rapportent pas une voix
dans une élection présidentielle. Balladur a fait le plein. Même
une proche de Chirac comme Alliot-Marie a préféré ne pas choisir.
Pour le reste, tous les rats du RPR ou presque ont quitté la galère
du président pour rejoindre le vaisseau de Balladur qui, selon les
bonnes vieilles méthodes chiraquiennes, promet les mêmes
portefeuilles à plusieurs personnes en même temps. Avec ces
deux-là, la droite regorge de futurs ministres, ces jours-ci.
Tertio, une campagne présidentielle ne
s’improvise pas. Comme l’a dit un jour Mitterrand, « il faut
vingt ans pour faire un candidat, vingt ans de souffrances,
d’échecs, de malheurs et d’obsessions. On a une chance de devenir
président un jour, ajoutait-il, quand on y pense sans arrêt, y
compris le matin en mettant ses chaussettes. » Chirac a
beaucoup ramé. Face à l’adversité et aux trahisons de toutes sortes
dont il a été l’objet, il a prouvé qu’il avait du caractère.
Maintenant qu’il se présente à nouveau devant le peuple après avoir
soigné ses plaies saignantes et ses bleus à l’âme, la France a la
tentation de se dire : « C’est son tour. »
Enfin, contrairement à ce que croit
Balladur, une campagne ne se conduit jamais sur un bilan, si
excellent soit-il. Il faut parler au peuple, lui donner des
perspectives et célébrer les réformes qui s’imposent, mais en se
gardant de trop les préciser, afin de ne pas effaroucher
l’électeur. Face au candidat d’Auteuil-Neuilly-Passy, Chirac entend
rassembler Argenteuil-Montfermeil-Mantes-la-Jolie et fait un
discours de rupture qui rappelle, à bien des égards, celui de
Mitterrand en 1981. Se présentant comme l’homme du changement,
celui qui combat « la passivité résignée des conservateurs de
droite ou de gauche », il entend faire rêver les
Français : « On ne bâtit pas une réussite économique sur
les décombres d’une collectivité socialement éclatée, déclare-t-il
ainsi dans une réunion publique à Nantes. Qu’avons-nous vu grandir
sous nos yeux depuis quinze ans ? Une France des
inégalités. »
L’inégalité, voilà l’ennemie. Chirac n’a
pas réfléchi plus que ça aux moyens de l’éradiquer, mais il a
trouvé le mot de code qui va lui ouvrir les portes de l’Élysée. Il
le ressasse, la voix rauque, l’air révulsé, en prétendant que pour
réduire ce fléau à néant, il ne s’y prendra pas comme les autres.
Les Jospin ou Balladur qu’il renvoie dos à dos, ne s’accrochent-ils
pas aux remèdes du passé ? Ne sont-ils pas à la remorque de la
pensée unique ?
Chirac prétend avoir été le premier, en
France, à parler de pensée unique, ce qui est faux, bien sûr.
« Avant ça, dit-il, je dénonçais le “politiquement correct”,
mais personne ne comprenait ce que ça signifiait. La pensée unique,
précise-t-il, c’est ce que raconte un petit cercle de gens pour qui
on ne peut rien changer dans la société. Ils se serrent les coudes,
resservent sans arrêt les mêmes solutions, n’ont qu’une vision
comptable de la société, ne songent qu’à augmenter les impôts pour
faire face au chômage, dialoguent tout le temps entre eux à la
télévision et se sont toujours trompés. Toujours et sur tout[2]. »
Ce discours lui ressemble. Il y a
toujours eu un rebelle en lui et ce rebelle parle plus fort
aujourd’hui au nom des faibles et des gens de peu. Il en fait même
trop en prenant, comme à son habitude, des engagements qu’il ne
tiendra pas. Dans la série : « Les promesses n’engagent
que ceux qui les reçoivent », citons celle-ci, par exemple,
qui prête à sourire, dix ans plus tard :
« Si je suis élu, il n’y aura que
dix à quinze personnes à l’Élysée et les ministres n’auront pas
plus de trois ou quatre collaborateurs directs, comme dans la
plupart des démocraties[3]. »
Mais Chirac, parce qu’il n’avait pas le
choix, est sorti du personnage mécanique et récitatif où l’avaient
enfermé ses conseillers, ses ambitions et ses complexes. Il ne se
lâche pas tout à fait, non, mais il laisse apparaître des versants
de lui-même que bien des Français n’avaient pas encore perçus. Il a
soif de revanche, sinon de vengeance. Encore que, l’âge aidant, il
n’a plus cette faim de pouvoir qui le tenaillait naguère. Cela
tombe bien. La France aime donner la présidence à l’ancienneté,
voire à l’usure, quand les impétrants en ont moins envie.
Mitterrand en sait quelque chose.
Si elle ne fut pas subjuguée, loin de
là, la France a aimé Chirac, en ce printemps 1995. Un beau
portrait de Marcel Dassault et parler comme un charretier lâchant
sous les lambris : “C’est à se les mordre” ou “Je ne bande que
d’une seule”. »
Et Garcin d’imaginer Chirac, le matin,
en train d’épier sur son visage avant rasage « tous les signes
ostentatoires de faiblesse : il est généreux, franc,
vigoureux, incapable de rancune, gai, gaffeur, piètre stratège
[...], versatile, amateur de poésie, toujours prêt à
aider ».
Après quoi, Garcin écrit que « même
ses ennemis lui reconnaissent une prédisposition à l’assistanat
social, une propension schweitzérienne à “prendre un enfant par la
main”, à héberger l’orphelin, à morigéner le mari volage. Humain,
trop humain. Le cœur sur la main, et la main sur le ventre. Pas
assez président, en somme[4] ».
C’est sans doute pour cela, précisément,
qu’il a, cette année-là, séduit les Français.