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Sortie de route
« Le petit chat est mort. »
Molière
C’est le 29 mai 2005 que Chirac est mort politiquement, et pour de bon, cette fois, sans espoir de résurrection. Après l’échec de son référendum, il a encore deux ans à tirer. Ils seront sa croix. Ce cadavre bougera encore, par habitude, mais le cœur n’y sera plus.
Le voici, soudain, au fond du néant avant même la fin de son mandat. Du jour au lendemain, il a été relégué aux oubliettes, vieux fantôme déguisé en président, croque-mort du déclin français, zéro pensant, puisque c’est ainsi que le voient les Français, désormais.
Par 54,68 % des suffrages, ils ont rejeté le projet de Constitution européenne qui leur était présenté, après une campagne électorale qui a mis au jour la crise que traverse le pays. À son âge, on ne se relève pas d’un tel camouflet et Chirac le sait. Il suffit de voir son visage défloré, le soir, à la télévision, quand il ânonne une allocution où il prend acte de la « décision souveraine » du peuple français. Il a pris dix ans d’un coup. Ses yeux ne sont plus en face des trous et sa voix semble provenir d’outre-tombe. Sa cravate est presque noire. Il est en deuil de lui-même.
On peut certes gloser sur le projet de Constitution mis au point par une convention multipartite, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing : c’est en effet un texte long et compliqué, mais le traité de Maastricht, que les Français avaient adopté, ne l’était pas moins. On peut mêmement épiloguer à perte de vue sur la mauvaise campagne menée par le chef de l’État et tous les partisans du oui : au lieu d’expliquer clairement les enjeux, ils sont toujours restés sur la défensive, même quand, à propos de la circulaire Bolkestein, les « nonistes », saisis d’un accès de xénophobie, ont brandi la menace du « plombier polonais » qui allait prendre l’emploi de leurs collègues français.
Il n’en reste pas moins vrai que les résultats du référendum ont révélé, surtout, à quel point le pays allait mal. Serge July dénonce ainsi, dans Libération[1] : « un désastre général et une épidémie de populisme qui emportent tout sur leur passage, la construction européenne, l’élargissement, les élites, la régulation du libéralisme, le réformisme, l’internationalisme, même la générosité ». Pour faire « ce chef-d’œuvre masochiste », conclut-il, il fallait, « outre les habituels souverainistes, une classe politique élevée par des autruches, portée aux mensonges depuis de nombreuses années, des incompétents notoires à la manœuvre dont un président en exercice, et des cyniques en acier trempé dont un ancien Premier ministre socialiste ».
Laurent Fabius et les socialistes qui ont appelé à voter non avaient bien vu le filon : les chocottes. La France a fait la preuve, ce 29 mai, qu’elle avait trop peur de l’avenir pour être à la hauteur. Pour Jacques Chirac, c’est la confirmation qu’il avait raison de se méfier des grands mots et, par exemple, d’interdire à son Premier ministre de parler de « rigueur », substantif qui, ô horreur, signifie notamment, selon le Larousse : « Refus de tout laxisme dans le respect des impératifs économiques, budgétaires, etc. »
Jacques Chirac correspond à la définition que Winston Churchill a donnée de l’homme politique : « Être capable de dire à l’avance ce qui va arriver demain, la semaine prochaine, le mois prochain et l’année prochaine. Et être capable, après, d’expliquer pourquoi rien de tout cela ne s’est produit. » Le discours n’a donc, pour lui, aucune importance. C’est un instrument de conquête ou de séduction. Pas de vérité ni de pédagogie.
C’est à croire que les électeurs ne sont pas pour lui des grandes personnes, tant il les infantilise. Chaque mot est calculé, chaque virgule aussi. Comme Mitterrand qui, lui aussi, détestait le mot « rigueur », Chirac est un poseur d’emplâtres et un prince de la dissimulation. Un pipeauteur.
Mais ce n’est pas parce qu’il cherche à les embrouiller, comme l’ensemble de la classe politique, gauche en tête, que le chef de l’État parvient à rassurer les Français. Dans son essai Le Malheur français[2], l’historien Jacques Julliard a défini ainsi les quatre propositions qui, à ses yeux, résumaient l’état d’esprit des partisans du non : « À bas le monde extérieur ! À bas l’abolition du statu quo ! À bas tout ce qui est en haut ! À bas le gouvernement, vive l’État ! » C’est bien la frousse qui a guidé les pas de beaucoup de « nonistes ». Une frousse alimentée par la logomachie défensive et bénisseuse du président comme de la plupart des dirigeants politiques qui faisaient campagne pour le oui.


Que faire, après cette avoinée ? Il l’a vue arriver depuis longtemps. En nommant Jean-Pierre Raffarin à Matignon, Jacques Chirac lui avait dit que son bail durerait jusqu’à l’été 2005. Après ça, il appellerait un nouveau Premier ministre afin de préparer la prochaine élection présidentielle. Pour son propre compte ou pour celui du chef de l’État, on aviserait.
Mais ces derniers temps, dès que les sondages ont commencé à pronostiquer le non, il a fait comprendre à Jean-Pierre Raffarin qu’il pourrait accélérer les échéances. En cas d’échec du référendum, seul un changement de Premier ministre permettrait de décompresser l’atmosphère.
Trois semaines avant le scrutin, Giscard, qui était dans tous ses états, avait appelé Chirac pour lui dire : « Il semble que vous allez perdre le référendum. Ce sera une catastrophe pour l’Europe. Avez-vous envie de faire un grand coup politique ?
— Je ne comprends pas. Dites-moi.
— Oui, un grand coup. Vous annoncez demain que vous changez le gouvernement et que vous reportez le référendum à l’automne ou plus tard encore.
— C’est impossible, s’étrangle Chirac.
— Considérez que le pire, c’est de perdre le référendum. Quand on va dans le mur, mieux vaut faire volte-face avant. »
De leur conversation, Raffarin. Sauf qu’il n’était plus don Quichotte si seulement il le fut jamais. Il avait maintenant le regard des bêtes qui savent l’abattoir.
Le 29 mai au soir, après qu’ils ont commenté l’ampleur du désastre, Chirac annonce àMichèle Alliot-Marie qui ira à Matignon.
Un bourreau de travail. Avec ça, l’art et la manière. Elle est prête. C’est une femme qui a réussi partout où elle est passée. Localement, dans le parti et, enfin, au ministère de la Défense où, selon Chirac, elle fait des étincelles. Un détail qui ne trompe pas : sa notice est l’une des plus longues du Who’s who (72 lignes).
Alors, va pour Michèle Alliot-Marie.
Avant queVillepin. »
Alliot-Marie est un meilleur choix. C’est une « professionnelle ». Avec elle, le président ne prendra aucun risque.
Mais la nuit sera longue. Villepin fera le siège du président comme il le fait déjà depuis plusieurs jours. Il a entre les mains des rapports soi-disant alarmants des Renseignements généraux. Le mécontentement populaire est à son paroxysme. Il risque d’exploser après la déroute du référendum. Il faut donc un homme à poigne pour Matignon.
Chirac a envoyé le ministre de l’Intérieur, en fin de semaine, pour une sorte d’examen de passage devant Juppé doute néanmoins que son ancien directeur de cabinet soit en mesure de changer la donne, pour le président. Il a, ce soir-là, une illumination.
1-
Le 30 mai 2005.
2-
Le Malheur français, Flammarion, 2005.
La Tragédie du Président
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