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Tir au pigeon
« Le gibier peut oublier les
chasseurs,
mais les chasseurs n’oublient pas le
gibier. »
Proverbe africain
C’est l’un des assassinats politiques
les plus rondement menés de ces dernières années. Tout le monde s’y
est mis. La presse, toujours en manque de sang frais. Les
syndicats, bien décidés à en découdre. La France d’en haut et la
France d’en bas. L’intéressé lui-même, enfin.
Le gouvernement est mal fichu.
Politiquement, il est, à quelques exceptions près, chiraquien pur
jus. Géographiquement, Chirac et Marseille autour de la table du
Conseil des ministres.
Au surplus, l’équipe n’est composée que
de ministres inexpérimentés. Quand il ne s’agit pas de cinquièmes
couteaux dont le QI est largement en dessous de la ligne de
flottaison. Juppé prend tout sur lui : « Chirac m’a
laissé former le gouvernement. Je n’aurais pas imaginé qu’il me
laisserait une telle liberté de manœuvre[3]. »
On peut feindre de le croire et dire à
son propos, comme Juppé.
Passons sur les remerciements pour
services rendus pendant la campagne, qui ont porté Hervé de
Charette aux Affaires étrangères. Pour les nominations, il n’y a
pas à tortiller, le critère qui prévaut est moins la compétence que
la loyauté.
On notera seulement que Jacques Chirac,
après avoir longtemps daubé sur les pratiques mitterrandiennes du
même ordre, a truffé le gouvernement d’anciennes ou nouvelles
proches amies dont la moindre n’est pas Margie Sudre, bombardée
secrétaire d’État à la francophonie. Pour embrouiller tout le
monde, le président a pris soin, bien sûr, de les noyer au milieu
d’autres femmes. Elles recevront toutes le sobriquet de
« juppettes ».
Elles sont jetables, cela va de soi. Le
Premier ministre se débarrassera de la plupart des
« juppettes » à la première occasion. Le féminisme
chiraquien n’aura duré qu’une saison.
Pierre Bérégovoy, a tenté de se faire
élire en signant des chèques. Il n’a pas mégoté. Résultat :
malgré la reprise économique dont il a bénéficié, il laisse la
France dans l’état où il l’avait trouvée. Dans le rouge.
L’audit des finances publiques demandé
par Édouard Balladur après son arrivée à Matignon, en 1993,
chiffrait le déficit budgétaire imputable aux socialistes à plus de
300 milliards de francs. Deux ans plus tard, malgré la reprise
économique, le déficit est égal, sinon supérieur. Tel est le mal
français : ni de droite ni de gauche, entretenu par des
politiciens à courte vue qui ont le nez collé sur la prochaine
échéance électorale.
Balladur et Mendès France gaulliste ou,
si l’on préfère, de Churchill à la française, promettant au pays le
sang et les larmes que l’heure impose. Il peut compter sur le
soutien inconditionnel ou presque du chef de l’État. Apparemment
sur la même ligne, Chirac déclare ainsi, le
23 août 1995 : « Les Français sont prêts à
partager les efforts et à accepter des contraintes pour peu qu’on
leur propose des réformes simples, efficaces, justes et renforçant
la cohésion nationale. »
Les Français sont-ils prêts ? C’est
là précisément que le bât blesse. Sans doute Juppé n’a-t-il pas la
manière. La pédagogie n’est pas son fort. Ni le doigté. Encore
moins la diplomatie, qu’il a dû apprendre en regardant la série des
Terminator. Mais aurait-il toutes les
qualités requises, on voit mal comment il pourrait réussir. À peine
est-il arrivé à Matignon qu’il a déjà les ailes coupées.
L’affaire de son appartement, survenue à
point, l’a décrédibilisé d’entrée de jeu. Comment demander des
sacrifices aux autres quand on bénéficie soi-même de
prébendes ? Il y a là quelque chose qui cloche et que ne
comprennent pas les Français, émus par les révélations de la presse
sur les conditions avantageuses dont bénéficient les petits malins
qui habitent des logements du domaine privé de la ville de
Paris.
Parmi ces privilégiés, Alain Juppé qui,
pour comble, a aussi fait profiter les siens. Son ex-épouse, ses
deux enfants et son demi-frère. Le Canard
enchaîné a même publié une note qui prouve que le Premier
ministre, quand il était adjoint aux Finances de la ville de Paris,
a arrondi de sa main à 6 000 francs, au lieu des
6 913 francs envisagés par les services de la ville, le
loyer d’un appartement de 88 mètres carrés attribué à son fils
Laurent.
Tollé général. Comment Juppé, c’est un
type trop rigoureux et trop coincé pour décider lui-même d’accorder
une faveur à son fils. Tout le contraire d’un charlot. Il travaille
seize heures par jour sans s’attarder sur les détails. Lui, c’est
vraiment : “De minimis non curat
pretor.” Autrement dit : “Le chef ne s’occupe pas des
détails.” À l’époque, on baissait systématiquement le prix des
appartements et les dossiers étaient anonymes. Il a appliqué la
même règle à tout le monde. »
Témoignage d’autant plus crédible qu’il
émane d’un homme qui n’a jamais été de ses amis, loin s’en faut.
Mais il est contredit par Alain Juppé savait ce qu’il signait mais
ce n’est pas lui qui l’a demandé. C’est moi, après avoir visité
l’appartement, qui était en très mauvais état. »
N’importe comment, le coup est terrible.
Alain Juppé mettra des mois à s’en relever. Mais jamais il ne
daignera s’expliquer. Jamais non plus il ne cherchera à savoir qui
l’a balancé. Il est vrai qu’il a l’embarras du choix. Il s’est fait
beaucoup d’ennemis, à la mairie de Paris. Des jaloux ou des
combinards qui grenouillent autour des marchés publics. C’est sans
doute l’un d’eux qui a frappé. Pour montrer au pays la vérité de
l’homme qui, à l’Hôtel de Ville, jouait les Saint-Just.
« C’était une affaire très bien
préparée, notera Juppé dix ans plus tard. Après ça, j’étais cuit.
J’avais les jarrets coupés pour longtemps[4]. »
Il continue néanmoins à avancer. Même
mort, il continuerait à avancer. Mais ses orbites se creusent, son
teint devient cireux, et un mauvais rictus lui tord continuellement
les lèvres, comme s’il venait de sucer un citron. Il semble ne pas
bien comprendre ce qui lui arrive. Notamment quand il s’indigne en
petit comité : « Pourquoi toute cette histoire ? Je
n’ai volé personne ! »
Certes. Mais qu’Alain Juppé soit
l’intégrité et l’honnêteté faites homme ne change rien à l’affaire.
En louant pour lui-même, à des conditions défiant toute
concurrence, un appartement de la ville et en décidant, de son
propre chef d’une ristourne – signée de sa main, qui plus
est – pour le logement de son fils, il a commis une faute
inouïe qui fait de lui une caricature de privilégié. Un personnage
arrogant, coupé du peuple et engoncé dans une culture gaulliste de
l’État régalien, qui croit que tout lui est dû.
Il vaut mieux que cela, mais qu’importe,
la curée a commencé, rien ne peut l’arrêter. Après les révélations
du Canard enchaîné, Le Monde tire tous les jours ou presque un
nouveau boulet contre le Premier ministre que le chef de l’État
materne comme jamais.
« Pour lui, c’est le baptême du
feu, observe Chirac. Il n’avait pas encore l’habitude des
déchaînements médiatiques. Il trouve ça injuste et disproportionné
mais ils le sont toujours. Les journalistes prennent un petit fait
et puis le montent en épingle jusqu’à ce qu’il occupe tout l’écran
de télé. Mais on ne peut pas réduire toute une vie à une
boulette ! Alain est très affecté, le pauvre. Sous des
apparences un peu rogues, c’est un garçon très sensible, vous
savez. Je lui téléphone souvent, sans raison, juste pour qu’il
comprenne que je ne le laisserai pas tomber. Il faut que ces
messieurs du Monde le sachent : ce
ne sont pas eux qui font ou défont les Premiers ministres de la
France. Jamais je ne leur donnerai Alain en pâture[5]. »
Les câlins du président n’y feront rien.
Pas plus que les décisions de justice. Alain Juppé est déjà un chef
de gouvernement en sursis, cinq mois après sa nomination, quand
Bruno Cotte, le procureur de la République de Paris, fait tomber
son jugement de Salomon à propos de l’affaire de son
appartement : tout en estimant « caractérisé » le
délit de prise et de conservation illégales d’intérêts, il juge
inopportunes les poursuites contre le Premier ministre, dès lors
qu’il s’est engagé à quitter son logement.
L’honneur est sauf. Mais le Premier
ministre ?