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Tir au pigeon
« Le gibier peut oublier les chasseurs,
mais les chasseurs n’oublient pas le gibier. »
Proverbe africain
C’est l’un des assassinats politiques les plus rondement menés de ces dernières années. Tout le monde s’y est mis. La presse, toujours en manque de sang frais. Les syndicats, bien décidés à en découdre. La France d’en haut et la France d’en bas. L’intéressé lui-même, enfin.
Franck Borotra[1] sur les bancs du gouvernement, dont je me souviens encore de l’air rigolard[2]. »
Le gouvernement est mal fichu. Politiquement, il est, à quelques exceptions près, chiraquien pur jus. Géographiquement, Chirac et Marseille autour de la table du Conseil des ministres.
Au surplus, l’équipe n’est composée que de ministres inexpérimentés. Quand il ne s’agit pas de cinquièmes couteaux dont le QI est largement en dessous de la ligne de flottaison. Juppé prend tout sur lui : « Chirac m’a laissé former le gouvernement. Je n’aurais pas imaginé qu’il me laisserait une telle liberté de manœuvre[3]. »
On peut feindre de le croire et dire à son propos, comme Juppé.
Passons sur les remerciements pour services rendus pendant la campagne, qui ont porté Hervé de Charette aux Affaires étrangères. Pour les nominations, il n’y a pas à tortiller, le critère qui prévaut est moins la compétence que la loyauté.
On notera seulement que Jacques Chirac, après avoir longtemps daubé sur les pratiques mitterrandiennes du même ordre, a truffé le gouvernement d’anciennes ou nouvelles proches amies dont la moindre n’est pas Margie Sudre, bombardée secrétaire d’État à la francophonie. Pour embrouiller tout le monde, le président a pris soin, bien sûr, de les noyer au milieu d’autres femmes. Elles recevront toutes le sobriquet de « juppettes ».
Elles sont jetables, cela va de soi. Le Premier ministre se débarrassera de la plupart des « juppettes » à la première occasion. Le féminisme chiraquien n’aura duré qu’une saison.


Pierre Bérégovoy, a tenté de se faire élire en signant des chèques. Il n’a pas mégoté. Résultat : malgré la reprise économique dont il a bénéficié, il laisse la France dans l’état où il l’avait trouvée. Dans le rouge.
L’audit des finances publiques demandé par Édouard Balladur après son arrivée à Matignon, en 1993, chiffrait le déficit budgétaire imputable aux socialistes à plus de 300 milliards de francs. Deux ans plus tard, malgré la reprise économique, le déficit est égal, sinon supérieur. Tel est le mal français : ni de droite ni de gauche, entretenu par des politiciens à courte vue qui ont le nez collé sur la prochaine échéance électorale.
Balladur et Mendès France gaulliste ou, si l’on préfère, de Churchill à la française, promettant au pays le sang et les larmes que l’heure impose. Il peut compter sur le soutien inconditionnel ou presque du chef de l’État. Apparemment sur la même ligne, Chirac déclare ainsi, le 23 août 1995 : « Les Français sont prêts à partager les efforts et à accepter des contraintes pour peu qu’on leur propose des réformes simples, efficaces, justes et renforçant la cohésion nationale. »
Les Français sont-ils prêts ? C’est là précisément que le bât blesse. Sans doute Juppé n’a-t-il pas la manière. La pédagogie n’est pas son fort. Ni le doigté. Encore moins la diplomatie, qu’il a dû apprendre en regardant la série des Terminator. Mais aurait-il toutes les qualités requises, on voit mal comment il pourrait réussir. À peine est-il arrivé à Matignon qu’il a déjà les ailes coupées.
L’affaire de son appartement, survenue à point, l’a décrédibilisé d’entrée de jeu. Comment demander des sacrifices aux autres quand on bénéficie soi-même de prébendes ? Il y a là quelque chose qui cloche et que ne comprennent pas les Français, émus par les révélations de la presse sur les conditions avantageuses dont bénéficient les petits malins qui habitent des logements du domaine privé de la ville de Paris.
Parmi ces privilégiés, Alain Juppé qui, pour comble, a aussi fait profiter les siens. Son ex-épouse, ses deux enfants et son demi-frère. Le Canard enchaîné a même publié une note qui prouve que le Premier ministre, quand il était adjoint aux Finances de la ville de Paris, a arrondi de sa main à 6 000 francs, au lieu des 6 913 francs envisagés par les services de la ville, le loyer d’un appartement de 88 mètres carrés attribué à son fils Laurent.
Tollé général. Comment Juppé, c’est un type trop rigoureux et trop coincé pour décider lui-même d’accorder une faveur à son fils. Tout le contraire d’un charlot. Il travaille seize heures par jour sans s’attarder sur les détails. Lui, c’est vraiment : “De minimis non curat pretor.” Autrement dit : “Le chef ne s’occupe pas des détails.” À l’époque, on baissait systématiquement le prix des appartements et les dossiers étaient anonymes. Il a appliqué la même règle à tout le monde. »
Témoignage d’autant plus crédible qu’il émane d’un homme qui n’a jamais été de ses amis, loin s’en faut. Mais il est contredit par Alain Juppé savait ce qu’il signait mais ce n’est pas lui qui l’a demandé. C’est moi, après avoir visité l’appartement, qui était en très mauvais état. »
N’importe comment, le coup est terrible. Alain Juppé mettra des mois à s’en relever. Mais jamais il ne daignera s’expliquer. Jamais non plus il ne cherchera à savoir qui l’a balancé. Il est vrai qu’il a l’embarras du choix. Il s’est fait beaucoup d’ennemis, à la mairie de Paris. Des jaloux ou des combinards qui grenouillent autour des marchés publics. C’est sans doute l’un d’eux qui a frappé. Pour montrer au pays la vérité de l’homme qui, à l’Hôtel de Ville, jouait les Saint-Just.
« C’était une affaire très bien préparée, notera Juppé dix ans plus tard. Après ça, j’étais cuit. J’avais les jarrets coupés pour longtemps[4]. »
Il continue néanmoins à avancer. Même mort, il continuerait à avancer. Mais ses orbites se creusent, son teint devient cireux, et un mauvais rictus lui tord continuellement les lèvres, comme s’il venait de sucer un citron. Il semble ne pas bien comprendre ce qui lui arrive. Notamment quand il s’indigne en petit comité : « Pourquoi toute cette histoire ? Je n’ai volé personne ! »
Certes. Mais qu’Alain Juppé soit l’intégrité et l’honnêteté faites homme ne change rien à l’affaire. En louant pour lui-même, à des conditions défiant toute concurrence, un appartement de la ville et en décidant, de son propre chef d’une ristourne – signée de sa main, qui plus est – pour le logement de son fils, il a commis une faute inouïe qui fait de lui une caricature de privilégié. Un personnage arrogant, coupé du peuple et engoncé dans une culture gaulliste de l’État régalien, qui croit que tout lui est dû.
Il vaut mieux que cela, mais qu’importe, la curée a commencé, rien ne peut l’arrêter. Après les révélations du Canard enchaîné, Le Monde tire tous les jours ou presque un nouveau boulet contre le Premier ministre que le chef de l’État materne comme jamais.
« Pour lui, c’est le baptême du feu, observe Chirac. Il n’avait pas encore l’habitude des déchaînements médiatiques. Il trouve ça injuste et disproportionné mais ils le sont toujours. Les journalistes prennent un petit fait et puis le montent en épingle jusqu’à ce qu’il occupe tout l’écran de télé. Mais on ne peut pas réduire toute une vie à une boulette ! Alain est très affecté, le pauvre. Sous des apparences un peu rogues, c’est un garçon très sensible, vous savez. Je lui téléphone souvent, sans raison, juste pour qu’il comprenne que je ne le laisserai pas tomber. Il faut que ces messieurs du Monde le sachent : ce ne sont pas eux qui font ou défont les Premiers ministres de la France. Jamais je ne leur donnerai Alain en pâture[5]. »
Les câlins du président n’y feront rien. Pas plus que les décisions de justice. Alain Juppé est déjà un chef de gouvernement en sursis, cinq mois après sa nomination, quand Bruno Cotte, le procureur de la République de Paris, fait tomber son jugement de Salomon à propos de l’affaire de son appartement : tout en estimant « caractérisé » le délit de prise et de conservation illégales d’intérêts, il juge inopportunes les poursuites contre le Premier ministre, dès lors qu’il s’est engagé à quitter son logement.
L’honneur est sauf. Mais le Premier ministre ?
1-
Ministre de l’Industrie du gouvernement Juppé, Franck Borotra est un proche de Charles Pasqua.
2-
Entretien avec l’auteur, le 4 avril 2005.
3-
Entretien avec l’auteur, le 4 avril 2005.
4-
Entretien avec l’auteur, le 4 avril 2005.
5-
Entretien avec l’auteur, le 6 septembre 1995.
La Tragédie du Président
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