8
Nicolas
« La fille restée sous le toit paternel
est cause d’insomnie pour son père. »
Saint Jean Chrysostome
Ce n’est pas un hasard si, quelque temps après la défenestration de Laurence, le 13 avril 1990, Jacques Chirac annonce à Jean-Eudes Rabut, son chef de cabinet à la mairie de Paris, que Claude va rejoindre l’Hôtel de Ville : « Elle s’occupera de mes déplacements avec vous. »
Michel Roussin, le directeur de cabinet du maire de Paris. Un tandem de joyeux lurons, efficaces et d’une loyauté à toute épreuve. Il demande donc à Jacques Chirac s’il a prévenu son alter ego. « Faites-le », répond l’autre qui n’a jamais aimé annoncer les mauvaises nouvelles.
Quand Rabut. En apparence, tout allait bien. Sauf que chaque fois que j’entrais dans son bureau, elle était au téléphone en train de pester contre un “connard”. Avec elle, on aurait dit que tout le monde était un “connard”. J’en suis vite venu à penser que j’entrais dans cette catégorie[1]. »
Jacques Chirac est conscient des défauts de sa fille, trop possessive avec lui et trop cassante avec les autres, mais il prendra toujours son parti contre les conseillers qui s’opposeront à elle. À Pierre Charon, son attaché de presse à la mairie, qui est venu lui dire : « C’est moi ou elle », il répondra sans hésiter : « J’ai besoin de ma fille. Ce n’est pas négociable. »
Il la surveille comme le lait sur le feu. Il lui arrive bien de la rabrouer en public ou de critiquer, en petit comité, ce qu’il appelle sa « rigidité ». Mais il est bien décidé à ne pas la laisser tomber. Il a, de surcroît, confiance en son instinct. Il lui a donné deux précepteurs : le publicitaire Nicolas Sarkozy, pour les questions politiques. Ils sont tous deux dithyrambiques sur ses capacités.
Claude est, comme Laurence au demeurant, très intelligente. Elle a tout de suite compris qu’il faut écarter de sa vue les courtisans qui se jettent à ses pieds en agitant leurs encensoirs : le flatteur est toujours un inutile qui prend des assurances. On ne perd rien à s’en séparer. On gagne même du temps.
Dans le flatteur, elle voit toujours, au surplus, un traître en puissance. Il est vrai que la lèche aigrit la langue. Il est vrai aussi que Claude voit des traîtres partout. Jusque parmi les vieux fidèles du maire de Paris. Le cardinal de Retz a dit un jour qu’« on est plus souvent dupé par la défiance que par la confiance ». Mais elle se fiche pas mal que ses soupçons la trompent. Pour protéger son père de lui-même, elle a pris son contre-pied sur à peu près tout. Il est crédule, elle sera suspicieuse. Il est coulant, elle sera raide. Il est ouvert, elle l’enfermera.
Elle obtient une victoire décisive quand est remerciée Georges Pompidou. Une grande dame et une forte tête. Après son départ, Claude aura l’œil et la main sur l’agenda de Jacques Chirac où elle biffera ou rajoutera des noms, au petit bonheur de ses foucades.
« Cette situation n’est pas saine, susurre Bernadette à qui veut l’entendre. Une fille ne doit pas travailler avec son père. » Sauf que Claude n’est pas une fille mais un fils, le fils que Jacques Chirac n’a pas eu. « Son petit homme », comme le dira Thierry Rey.
On ne saura jamais lequel des deux a le plus besoin de l’autre. Quand le père repêche Claude après le suicide manqué de l’aînée, elle est au plus bas. En manque d’affection, d’amour, de tout. Il y a des années qu’elle lui lance des appels au secours. Quelque temps après avoir annoncé à ses parents qu’elle renonçait à terminer Sciences po, elle écrit, à l’occasion de la fête des Pères, un article plein d’humour pour Madame Figaro[3] : « J’avais cinq ans quand papa s’est lancé dans la politique. Je ne me souviens pas d’avoir passé un dimanche entier en sa compagnie. »
Elle n’a jamais été heureuse avec les hommes. C’est ce qui la rend si fragile. Après une longue histoire à intermittences avec l’acteur Vincent Lindon, elle aura un mari qui se suicidera après moins d’un an de mariage, puis un géniteur qui prendra ses cliques et ses claques, trois mois seulement après la naissance de leur enfant. Du coup, son père a fini par devenir son point fixe. Tout, en dernier ressort, la ramène toujours à lui.
Elle a besoin de lui, ça crève les yeux, mais il a aussi besoin d’elle. Il a trop peur que sa cadette flanche à son tour et puis, alors qu’il est si fourbu, après tant d’années à ramer, elle lui insuffle tout ce qui, souvent, lui manque. De l’énergie. De la volonté. De la confiance en soi. Qui n’a pas vu Jacques Chirac chercher le regard de sa fille, dans ses moments de doute ou d’abandon, n’a rien compris à leur relation. Elle est celle qui rallume le feu en lui chaque fois qu’il s’éteint. Elle croit en lui qui y croit si peu.
Nicolas Sarkozy n’a sans doute pas tout à fait tort quand il laisse tomber : « Il n’y a pas de mystère dans leur relation. C’est bien simple : elle n’aime que lui et il n’aime qu’elle[4]. » Il est d’autant plus fondé à le dire qu’il connaît aussi bien l’un que l’autre.


Si Chirac avait eu un fils, ç’aurait dû être Nicolas est entré dans la vie de Jacques Chirac à la fin des années soixante-dix. Le maire de Paris s’est de suite reconnu en ce jeune homme agité d’un désir de conquête et de pouvoir qu’il semblait incapable de satisfaire. Un coup de foudre. Il l’a tout de suite adopté, puis couvé.
Dans Le Miraculé[5] de Nicolas Sarkozy déclare : « Je connais Chirac depuis juillet 1975 où, pour la première fois, il m’a reçu en tête-à-tête. Il m’a dit : “Tu es doué pour la politique. Viens avec moi.” » Il est venu...
Un vieux connaisseur de la chose chiraquienne, Sarkozy fut le premier. Après qu’il lui a tapé dans l’œil, en 1975, ils ne se sont plus quittés. On le voyait souvent, à l’Hôtel de Ville. On sentait bien qu’il n’était pas du genre à jouer les utilités. Ce n’était pas un collaborateur, non, mais quelqu’un qui existait par lui-même. Une sorte de fils de la famille qui gardait son quant-à-soi[6]. »
Florence d’Harcourt contre moi[7]. »
Soit. Mais il y a, encore aujourd’hui, trop de passion entre Chirac et Sarkozy pour que leurs relations aient été seulement formelles pendant la petite vingtaine d’années où ils se sont fréquentés. Quoi qu’ils en disent, ces deux-là se sont aimés. Ils se sont même trop aimés pour ne point se haïr quand l’amitié s’en est allée.
En ce temps-là, Chirac avait deux fils. Le fils rêvé, avec Sarkozy : une sorte de double, très politique, moins dénué de convictions que lui mais avec autant de culot. Entre les deux, son cœur balançait.
C’est pourquoi, comme le dit Béatrice Gurrey[8]. En tout cas, il fut son maître en politique.
Leur rupture sera d’une violence inouïe, digne des Atrides. Des années durant, elle parlera de lui sur le ton d’Atrée déblatérant contre son frère Thyeste, avec une haine obsessionnelle. Dans ce cas d’espèce, on n’est assurément plus dans le registre politique.
Le 4 septembre 1993, alors qu’Édouard Balladur est à son apogée, Claude Chirac sans la saluer à l’université d’été des jeunes du RPR organisée à Strasbourg. « Il ne m’a pas fait un signe, éructera-t-elle. Pas un sourire ou un petit geste de la main, rien. Alors qu’on a travaillé si longtemps ensemble ! »
Mais l’a-t-il seulement vue ? En dépit des apparences, Sarkozy reste un affectif. Il a préféré lâcher Chirac avant qu’il ne le lâche puisque, selon lui, « il lâche toujours tout le monde »...
1-
Entretien avec l’auteur, le 18 octobre 2005.
2-
Le Roman d’un président, volume 2 : Le Miraculé, de Nicolas Domenach et Maurice Szafran, Plon, 2000.
3-
Le 14 juin 1986.
4-
Chirac ou le démon du pouvoir, de Raphaëlle Bacqué, Albin Michel, 2002.
5-
Le Roman d’un président, volume 2 : Le Miraculé, de Nicolas Domenach et Maurice Szafran, Plon, 2000.
6-
Entretien avec l’auteur, le 30 septembre 2005.
7-
Entretien avec l’auteur, le 4 octobre 2005.
8-
Le Rebelle et le roi, de Béatrice Gurrey, Albin Michel, 2004.
La Tragédie du Président
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