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L’affront fait à Le Pen
« Il reste toujours assez de force
à chacun
pour accomplir ce dont il est
convaincu. »
Goethe
« Il faut que tu rencontres
Le Pen. »
La suggestion a d’abord été soufflée
pianissimo au Premier ministre, puis
rinforzando : elle est revenue si
souvent à ses oreilles, et de plus en plus fort, qu’il s’est décidé
enfin. Pas le cœur léger, bien sûr, parce qu’il a « ce type en
horreur ». Mais s’il faut en passer par là pour l’emporter le
8 mai, Chirac n’est pas du genre à faire sa mijaurée.
Pendant quelques semaines, le Premier
ministre a cru qu’il pouvait battre Mitterrand. À une
condition : qu’au second tour, il parvienne à rassembler toute
la droite, Front national compris. C’était aussi la thèse de Pasqua
qui, à sa manière, tente, ces temps-ci, de jeter des ponts avec
l’extrême droite.
Quand Chirac l’accuse d’en faire trop
pour séduire l’extrême droite, il répond toujours, en haussant les
épaules : « Arrête. Moi, j’ai résisté contre les nazis
avec les communistes. » Pasqua est convaincu que la victoire
de son champion passe par une droitisation de sa campagne et que le
Premier ministre, en écoutant trop Balladur, a fini par se couper
du peuple. Il croit aussi qu’il est possible de faire un accord
avec Le Pen.
Écoutons-le : « À l’époque, je
savais que Le Pen était un potache attardé mais j’avais encore
des illusions sur lui. Je ne le voyais pas s’entêter pour toujours
dans une opposition systématique. Je pensais qu’il jouerait, un
jour, le jeu. Je ne comprenais pas qu’il voulait juste des députés
et le fric qui va avec[1]. »
Marcel Dassault, l’ami de François
Mitterrand avec qui il a usé ses fonds de culotte sur les bancs du
collège Saint-Paul d’Angoulême, et l’ange gardien de Jacques Chirac
dont il ne doute pas du « destin national ». Esprit
éclectique, il aime jouer les utilités et les entremetteurs. Il
organise donc la première rencontre entre le Premier ministre et
Jean-Marie Le Pen, une autre de ses vieilles relations.
Rendez-vous est pris chez lui, près des
Champs-Élysées, un mois avant le premier tour[2]. Chirac et Le Pen ont un échange de vues
courtois. Pas un mot plus haut que l’autre. Les deux hommes
rivalisent même de politesses. S’il ne sort rien de cet entretien,
on pourrait croire que tout est en place pour un accord avant le
second tour.
Est-ce si absurde ? Après tout,
Chirac avait défendu le principe d’une alliance avec le FN. C’était
cinq ans auparavant, le 12 septembre 1983 exactement, au
lendemain des élections municipales partielles de Dreux où la
liste RPR l’avait emporté après avoir passé un accord avec le FN.
« Ceux qui ont fait alliance avec les communistes, avait-il
dit, sont définitivement disqualifiés pour donner des leçons en
matière de droits de l’homme et de règles de
démocratie. »
Le 18 septembre, Chirac avait même
insisté : « Je n’aurais pas du tout été gêné de voter au
second tour pour la liste RPR-FN. Cela n’a aucune espèce
d’importance d’avoir quatre pèlerins du FN à Dreux, comparé aux
quatre ministres communistes au Conseil des ministres. » Si
des occasions de ce genre se présentaient de nouveau, ajoutait-il,
il trouverait « tout à fait naturel » que fusionnent les
listes RPR et FN.
Assurance renforcée par l’appui sans
nuance que lui avait apporté Raymond Aron, le grand penseur de la
droite, dans un article resté célèbre de L’Express[3], où
il refusait de prendre au sérieux « la menace fasciste »,
brandie par la gauche : « La seule internationale de
style fasciste, dans les années quatre-vingt, elle est rouge et non
pas brune, ce qui ne rend pas innocents Doriot hier ou
Le Pen aujourd’hui. »
Depuis l’épisode de Dreux, Chirac a pris
ses distances avec le FN. Il l’a même frappé d’ostracisme. Jusqu’à
désigner lui-même, après les élections législatives de 1986,
les députés RPR qui, dans l’hémicycle du Palais-Bourbon, feraient
tampon avec la trentaine d’élus de l’extrême droite. C’est ce qu’il
appelait le « cordon sanitaire ».
Après le premier tour de l’élection
présidentielle de 1988, Pasqua plaide de nouveau, avec force,
pour la politique de la main tendue avec le FN. À ses yeux, c’est
la seule chance de l’emporter pour Chirac qui n’a pas dépassé la
barre des 20 % alors que Mitterrand caracole à 34 %. À
son tour, il décide donc de monter une rencontre entre le Premier
ministre et le président du Front national.
« Le Pen est un type de parole
qui sait garder le silence, dit Pasqua. Je l’avais déjà rencontré
deux fois, il n’en avait pas parlé. J’ai donc pris le
risque. »
Cette rencontre s’est déroulée chez un
ami de Charles Pasqua, un armateur, qui est domicilié avenue Foch.
Elle se passe beaucoup moins bien que l’autre.
Cette fois, Jacques Chirac n’est pas à
l’aise. Il bat tout le temps du pied et n’arrête pas de fumer. Il
fait preuve, surtout, d’une inflexible intransigeance.
« Je ne pourrais vous donner
satisfaction ni sur la politique d’immigration ni sur le reste,
dit-il d’entrée de jeu.
— Si vous refusez de faire des
concessions, comment voulez-vous que j’appelle à voter pour
vous ? demande Le Pen.
— Je ne souhaite pas d’appel.
— Mais sans le moindre geste de votre
part, je ne peux rien faire pour vous », insiste
Le Pen.
Pas de réponse. Apparemment, Chirac se
fiche pas mal d’obtenir le soutien du Front national. C’est en tout
cas la version de Le Pen, mais on ne voit pas pourquoi on
devrait la mettre en question.
À la sortie, le président du Front
national est perplexe. Il est convaincu que Chirac a décidé de
perdre. « Toute cette histoire est très étrange, dit
aujourd’hui Le Pen[4].
Alors que je ne lui avais rien demandé, il est venu me signifier
une fin de non-recevoir. Il aurait pu me dire :
“M. Le Pen, on va s’arranger, faites-moi confiance, je
suis un patriote, j’ai été, comme vous, officier en Algérie.” Mais
non. Au lieu de ça, il a tout de suite fermé la discussion en
affirmant : “Il n’y a pas d’accord possible entre nous.” Avec
le temps, j’ai acquis la conviction qu’il s’était rendu à cette
rencontre pour s’assurer que je ne ferais pas voter pour lui. Ou,
si j’en avais eu l’intention, m’en dissuader. »
C’est ainsi que Le Pen croit que le
président et son Premier ministre auraient passé un pacte
en 1988. Il n’emploie même pas le conditionnel. « Un
jour, assure-t-il, Mitterrand a dit à Chirac : “Vous savez que
j’ai un cancer de la prostate, je suis très malade, je n’en ai plus
que pour quelques mois. Laissez-moi me faire réélire. Après, je
vous préparerai le terrain. De tous, vous êtes celui dont je suis
le plus proche, vous pourrez compter sur moi.” Ce n’est quand même
pas un hasard si tous ses proches ont, ensuite, fait le jeu de
Chirac. Là où le scénario a cloché, c’est que Mitterrand a tenu
bien plus longtemps que prévu[5]. »
Scénario rocambolesque qui met au jour
l’état d’incompréhension entre Chirac et Le Pen. Les deux
hommes sont à mille lieues l’un de l’autre et le président du Front
national ne peut concevoir que le Premier ministre ait décidé de
couper tous les liens avec lui alors même que Charles Pasqua
cherche à les renouer.
Le 1er mai 1988, une semaine avant le second tour,
Jean-Marie Le Pen a tout de même indiqué sa préférence :
« Non, non, non, pas une voix pour François Mitterrand. »
Après quoi, il a ajouté : « Ceux pour qui le plus
important, et c’est vrai que c’est ce qui compte, c’est d’éviter
Mitterrand et le socialisme, ceux-là voteront pour le candidat
résiduel. »
Le lendemain, dans Valeurs actuelles, Charles Pasqua a déclaré, comme
en écho : « Sur l’essentiel, le Front national se réclame
des mêmes préoccupations, des mêmes valeurs que la majorité. »
Il assurera plus tard qu’il était « en service
commandé ».
Soit. Mais le « candidat
résiduel » n’a pas apprécié les appels du pied répétés de
Charles Pasqua et de lui jeter, avec un mauvais sourire :
« Tu vois où tes conneries m’ont mené... »