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Les griffes du « Tigre »
« Il est plus facile de faire la
guerre que la paix. »
Georges Clemenceau
Quand la guerre a-t-elle été
déclarée ? Il n’est pas sûr qu’elle ait jamais cessé. Aux
premiers temps du quinquennat, lorsqu’il est question de donner du
galon à Alain Juppé et grommelle avec sa voix des mauvais
jours : « Je ne suis pas d’accord. »
Hortefeux sera donc limogé avant même
d’être nommé. Tel est le lot de la plupart des sarkozystes, à
l’aube du deuxième mandat de Jacques Chirac. Ils sont priés de
rester à l’office. On verra plus tard s’il reste des places à
table. En attendant, ils n’ont qu’à se tenir tranquilles.
C’est au bout d’un an que les relations
commencent à s’aigrir vraiment entre le président et son ministre
de l’Intérieur. Un ministre populaire, qui fait ce qu’il dit et dit
ce qu’il fait. Une sorte de farfadet qui aurait le don d’ubiquité.
Avec ça, turbulent et médiatique, toujours le mot pour rire ou
faire un titre.
Il a, avec lui, l’une des meilleures
équipes de la place, dominée par Emmanuelle Mignon.
Alors que baissent sans discontinuer les
chiffres de la délinquance et des accidents de la circulation, il a
transformé son ministère en vitrine du sarkozysme. Il a réformé
autant qu’il pouvait. La garde à vue. La double peine. Les
contrôles de vitesse. La place Beauvau est ainsi devenue son
tremplin. Il ne cache pas l’ambition qui l’habite : la
présidence de la République à laquelle il pense « chaque
matin, en se rasant », et même davantage.
Pour ne rien arranger, l’image
présidentielle de Juppé, son dauphin naturel, aux prises avec la
justice dans une affaire d’emplois fictifs au RPR.
Chirac est comme tous les hommes de
pouvoir. Plus méfiant encore que la moyenne, il ne souffre pas
qu’on ait prise sur lui et entend avant tout garder les mains
libres. Or, n’est-ce pas une stratégie de garrottage que mène
contre lui le pétaradant ministre de l’Intérieur ?
À force de voir Sarkozy faire des
galipettes sous ses fenêtres en jetant ses insolences comme des
crachats, Chirac finira un jour par laisser tomber, sur un ton de
grande lassitude : « J’ai compris ce qu’il veut. Faire de
moi un roi fainéant. Eh bien, qu’il ne compte pas sur moi pour
l’aider ! »
Il la joue fine, cependant. La plupart
du temps, Chirac fait la chattemite, comme le montre une
explication de gravure, tout en douceur, le
14 octobre 2003, après les journées parlementaires de
l’UMP, à Nancy. Raffarin. Le chef de l’État avait alors fait
savoir, par voie de presse, qu’il condamnait les « manquements
à la solidarité » gouvernementale. Colère du ministre de
l’Intérieur.
À l’époque, Chirac et Sarkozy avait
répondu : « On ne parle pas de choses aussi importantes
de façon aussi sommaire. »
« Je sais que j’ai commis une chose
terrible, dit Sarkozy, ce 14 octobre, au chef de l’État. J’ai
dit aux parlementaires : “Il faut réfléchir.” Je reconnais
aussi que j’ai commis une faute plus impardonnable encore en
déclarant : “Il faut agir.”
Sarkozy s’interrompt un moment,
puis :
“Et ça va durer combien de temps, toutes
ces petites attaques contre moi ?
— Je n’y suis pour rien, jure Chirac.
J’ai interdit que l’on dise du mal de toi à l’Élysée.” »
Pour un peu, on dirait qu’ils n’ont plus
qu’une chose en commun : l’hypocrisie. Ils sont néanmoins bien
décidés à ne rien commettre d’irréparable. Sarkozy, notamment,
parce qu’en attendant l’Élysée, il serait tout disposé à faire une
escale à Matignon. « Je suis prêt, dit-il à l’auteur[1]. J’ai été assez longtemps en bas. C’est là,
dans la vallée, qu’on emmagasine la chlorophylle et construit
l’énergie que l’on consommera en haut de la montagne. Il ne faut
jamais arriver en hélico, au sommet. Après, on se plante. J’ai eu
le temps de me préparer et, franchement, je ne désespère pas.
Poincaré a bien fini par appeler Clemenceau parce que, comme il l’a
dit, tout était perdu et si ça ne l’avait pas été, le bougre aurait
été capable de tout faire perdre. »
Référence qui en dit long. Raymond
Poincaré, c’était l’irrésolution faite homme et, comme l’a dit Paul
Morand, une « caravane de lieux communs dans un désert
d’idées ». Georges Clemenceau, lui, c’est une grande page de
l’Histoire de France.
Sans doute Sarkozy se reconnaît-il dans
le portrait que Jules Renard a fait du « Tigre » :
« Un téméraire qui tâche, à chaque instant, de se faire
pardonner ses audaces[2]. » Sans doute le verrait-on bien dire de
Chirac, comme Clemenceau de Briand : « Même quand j’aurai
un pied dans la tombe, j’aurai l’autre dans le derrière de ce
voyou. »
Tant il est vrai que Sarkozy est un
avatar du Tigre. Le même caractère épineux. La même hargne au
combat. La même rosserie aussi, qui a fait dire à Clemenceau tant
d’horreurs dont la moindre ne fut pas sa réponse, en 1913, à
Antonin Dubost, président du Sénat et candidat à l’Élysée, qui lui
disait :
« Vous avez une drôle de façon de
me soutenir. Pourquoi dites-vous à tout le monde que je suis un
imbécile ? Je ne suis pas plus bête qu’un autre. »
Alors, Clemenceau : « Où est
l’autre ? »
Jacques Chirac ne quitte plus
Chevènement, s’y sont essayés. Sans succès.
Sarkozy a décidé de procéder autrement
que les autres. Pour monter son Conseil français du culte musulman
(CFCM), il tend la main à l’Union des organisations islamiques de
France (UOIF), qui fédère un réseau de trois cents associations
d’inspiration intégriste. Tollé général. Le ministre de l’Intérieur
aurait-il perdu la tête en laissant l’islam de France passer sous
le contrôle des fondamentalistes ?
Comme le note l’un de ses
biographes[3], « il parie que le
radicalisme est soluble dans le pouvoir et les honneurs ».
Jusqu’à présent, la République choisissait ses interlocuteurs dans
l’islam modéré en ostracisant tous ceux qui, comme l’UOIF, avaient
des penchants intégristes. Sarkozy est convaincu qu’il ramènera
tous les musulmans dans la communauté nationale en mettant fin aux
anathèmes.
Pour lui manifester son soutien, Chirac
n’attendra pas que la stratégie de Dalil Boubakeur, recteur de la
mosquée de Paris. Après une apparition et un discours très
remarqués du ministre de l’Intérieur au vingtième rassemblement de
l’UOIF, au Bourget, en 2003, le chef de l’État l’a ainsi
chaudement félicité : « Tu as fait ce que tu devais
faire. »
S’il n’hésite jamais à dire ses
désaccords avec Sarkozy, par exemple sur la discrimination
positive, le chef de l’État ne combat que le rival ou le candidat à
l’Élysée. Jamais le ministre de l’Intérieur qui, au demeurant, le
reconnaît bien volontiers[4] : « Chirac me fiche une paix royale.
La plupart du temps, il découvre ce que je fais dans la presse. En
vérité, c’est quelqu’un qui veut du résultat et un engagement
total. Si tu as les deux, pas de problème. Sinon, tu peux
t’attendre à tout. »
De là à imaginer que Chirac n’est pas
obsédé par Sarkozy, il y a un pas qu’on ne saurait évidemment
franchir. Au contraire, le président le marque souvent à la
culotte. Le 5 janvier 2004, par exemple, il appelle ainsi
son ministre pour lui dire : « J’ai appris que tu partais
bientôt aux États-Unis. Dans le contexte actuel, ça pose un
problème.
— Y a pas de date ni de projet, répond
Sarkozy.
— Bonne nouvelle. Mes hommages à ta
femme. »
Une autre fois, il téléphone à son
ministre pour le complimenter sur sa visite en Égypte :
« Fantastique, le succès que ç’a été. As-tu prévu d’autres
voyages de ce genre ?
— Non.
— C’est très bien. Il ne faut pas en
faire trop, tu sais. Et puis la prochaine fois que tu vas à
l’étranger, essaie de me prévenir avant. »
Avec Sarkozy, le président n’oublie
jamais de se méfier, donnant ainsi raison à la maxime de
La Rochefoucauld : « Notre défiance justifie la
tromperie d’autrui... »