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Crépuscule
« On ne meurt jamais que de n’avoir pas vécu ni aimé. »
Angelo Rinaldi
Même au paradis, il serait insupportable de vivre seul. À l’Élysée, c’est encore pire. Le chef de l’État tue ses soirées en regardant la télévision, mais sans enfiler les bières ou les punchs comme avant, régime oblige. « La mort ? s’inquiétait Jean Paulhan. Pourvu que je vive jusque-là... »
Vit-il encore ? L’ennui, quand on vieillit longtemps, c’est qu’il vaut mieux ne pas regarder trop souvent par-dessus son épaule si l’on ne veut être, soudain, saisi de mélancolie. Tout se dépeuple derrière soi. On n’a pas intérêt à demander des nouvelles des vieux amis, car ils sont morts dans bien des cas, et on n’a plus personne ou presque à qui parler des bonheurs ou des chagrins passés.
C’est son cas. Jacques Chirac avait deux meilleurs amis. Le premier, Michel François-Poncet, est mort. Un joyeux drille avec qui il avait souvent fait la fête quand ils étaient à Sciences po. Malgré sa légendaire nonchalance, il était devenu l’un des grands banquiers de la place. Le chef de l’État n’a pu assister à son enterrement. Il avait autre chose à faire.
Le second ami, Jacques Friedmann, est encore vivant. Mais il lui a manqué. Un inspecteur des Finances, ironique et subtil, qu’il a connu lui aussi à Sciences po et qui a vécu la plus grande partie de sa carrière dans son sillage. C’était son alter ego. Aujourd’hui, il est mort dans sa tête : quand il avait fallu choisir entre Balladur et lui, en 1995, il s’était défilé.
Le déclin est, pour l’homme d’État, une épreuve de vérité. La plupart des amis partent longtemps avant qu’il n’ait expiré son dernier souffle. Les amis qui voulaient des places. Les amis qui, au fond, le haïssaient. Alors que son règne arrive à son couchant, Jacques Chirac n’a plus grand monde autour de lui. On peut compter ses amis sur les doigts d’une seule main, et encore, une main à trois doigts suffirait.
Jérôme Monod, le dernier des fidèles, qui a commis l’erreur d’accepter de travailler à ses côtés, à l’Élysée, où il subit les vexations de Claude qui ne souffre pas l’ascendant qu’il a encore sur son père.
François Pinault, l’ami des bons et des mauvais jours, qui entretient avec le président une camaraderie que rien n’entamera jamais. Même s’il exerce sur lui cette impitoyable lucidité qu’autorisent les vieux compagnonnages, surtout quand ils ne sont pas politiques.
Line Renaud, qui est entrée dans sa vie, il y a longtemps, comme un ouragan, le cœur sur la main, la main sur le cœur, pour n’en plus ressortir et ne se déplace jamais sans ce grand rire rabelaisien qui la précède. Une « mamma » qui a fini par faire partie de la famille.
Après ces trois-là, c’est le désert. Pour preuve, les invités des dîners d’anniversaire que lui organise Claude chaque année. On n’y retrouve que des chanteurs, des acteurs ou des comiques qu’il n’aura jamais fait que croiser, un verre à la main : Johnny Hallyday, Muriel Robin, Patrick Sébastien ou Michèle Laroque. Des amis de passage ou d’un soir.
N’était le petit Martin dont il empile les dessins sur son bureau de l’Élysée, Jacques Chirac serait un handicapé de la famille et de l’amitié. Pour la première, il peut plaider coupable. Pour la seconde aussi. À quelques exceptions près, il a toujours plus pris qu’il n’a donné, réduisant, comme tous les gens de pouvoir, l’amitié à la définition de Montesquieu : « Un contrat par lequel nous nous engageons à rendre de petits services à quelqu’un afin qu’il nous en rende de grands. »
L’Élysée n’est plus qu’un grand palais vide où le président vit comme un mort, retranché de tout. Comme Pompidou ou Mitterrand à leur couchant, il ne reçoit plus personne ou presque. Il n’a jamais aimé le système des audiences à la chaîne qu’il a si longtemps pratiqué. Il les accorde désormais au compte-gouttes à quelques habitués, triés sur le volet par Claude qui barre de l’agenda présidentiel tous les fâcheux, solliciteurs ou mauvais esprits.
Chaque entrevue est un martyre. Chaque sortie à l’extérieur aussi. Chirac se sait ausculté par tout le monde et peine, malgré tous ses artifices, à dissimuler le mélange de langueur et de tristesse qui, depuis le soir du 2 septembre 2005, a envahi son cerveau. Il cherche ses mots. Il ne se sépare plus de ses pense-bêtes.
Ce soir-là, alors qu’il travaille à son bureau, le chef de l’État éprouve, soudain, une forte migraine et constate qu’il a pratiquement perdu la vision d’un œil. Il n’est pas du genre à s’affoler mais prévient quand même Claude, la « chambellanne » et Jack Dorol, le chef du service médical de l’Élysée.
Ils décident que le chef de l’État doit partir d’urgence subir des examens à l’hôpital du Val-de-Grâce. Claude Chirac est aux cent coups. Mais elle ne perd pas le nord : contrairement à l’habitude, la voiture présidentielle ne sera pas accompagnée par un détachement de gendarmerie, discrétion oblige.
Après que les médecins du Val-de-Grâce ont diagnostiqué un accident vasculaire cérébral, ils demandent au président de prolonger son séjour pour une semaine, afin de procéder à des examens complémentaires. Ils se font du mauvais sang : ce genre de symptôme est souvent le signe avant-coureur d’un infarctus cérébral. À partir de ce soir-là, Chirac ne sera plus jamais Chirac.
Passons sur le culte du secret qui a conduit Claude à dissimuler l’information aux Français, y compris au Premier ministre, jusqu’au lendemain matin : les Chirac restent d’indécrottables cachottiers. Passons aussi sur les séquelles laissées par le « petit accident vasculaire » du président, pour reprendre la terminologie du service de santé des armées : elles sont bénignes et ne se traduisent que par de légers troubles de mémoire qui l’empêcheront, par exemple, de retrouver le nom d’une vieille connaissance. Rien de grave. Chirac sait sauver les apparences.
Ce qui a changé, c’est que le président a enfin compris, à près de 73 ans, qu’il n’était pas immortel et qu’il ne pourrait pas toujours forcer le destin. Jusqu’à présent, il aimait dire en rigolant qu’il était une « insulte à la médecine ». Gros mangeur, grand buveur et pétant le feu. Depuis le temps qu’il tirait sur la bête, elle ne s’était pas encore vengée de tout ce qu’il lui avait fait avaler. C’est fait. D’où la mélancolie qui, désormais, tourne dans sa tête et alourdit sa démarche. Il semblait naguère monté sur des ressorts ; il a des boulets aux pieds. Il préparait toujours la prochaine élection ; il sait qu’elle se jouera sans lui.
Dans son Dictionnaire incorrect[1], Jean-François Kahn a donné plusieurs définitions, souvent drôles, de Jacques Chirac. Par exemple : « Personne ne sait où il est : lui non plus. » Ou encore : « Beaucoup de gens l’aiment, nul ne l’admire : vrai démocrate ! » L’une des plus pertinentes est celle-ci : « Depuis Lazare, personne n’avait aussi spectaculairement ressuscité. »
Chirac-Lazare a toujours dit qu’il n’avait pas peur de la mort qu’il a, au demeurant, souvent fréquentée, notamment pendant la guerre d’Algérie. Mais pour être mort, il faut mourir pour de bon. C’est ça qui le tue, le regard faussement compatissant des autres. Leur façon de l’autopsier vivant. Déjà, il avait été vexé quand, quelque temps auparavant, la rumeur avait couru qu’il était malade parce que, après s’être fait brûler une verrue, il portait un pansement à l’index. Ou quand la presse avait spéculé sur sa surdité après que Paris-Match[2] eut publié une photo du profil présidentiel où apparaissait clairement une prothèse auditive. Claude Chirac était passée par là.


Longtemps, Chirac a cru qu’il pourrait toujours dominer les éléments. Il s’attribuait même volontiers des dons de sorcier. Un jour, par exemple, il apprend que la femme de Darcos : « Je tiens de mon père un don qui me permet de savoir si les gens sont en bonne santé, rien qu’en leur serrant la main. Ta femme est sauvée. »
C’est tout Chirac : croyant, fataliste et rustique. Passablement superstitieux aussi. Il a passé sa vie à se démener sans compter pour les malades, à se ruer au chevet des agonisants ou à embrasser le front des morts. Son tour est arrivé. Il l’attend tristement, les jambes flageolantes, non de peur mais de fatigue, au terme d’une si longue marche. On le verrait bien dire, comme une de ses anciennes fréquentations, François Nourissier, dans Bratislava[3] : « Patience, sentinelle ! La guerre est perdue, mais il faut continuer de guetter l’ennemie. »
Et après ? « Je suis catholique comme mon père, dit-il[4]. Je crois donc à l’immortalité de l’âme, ce qui explique sans doute que je n’ai pas d’angoisses métaphysiques quand je pense à la mort. On la compare souvent à un naufrage. Quand son heure arrivera, je souhaite juste que ce naufrage se fasse le plus rapidement possible, sans trop de souffrance ni, surtout, de déchéance. »
S’il croit à l’immortalité, pense-t-il à la postérité ? « Restons modeste, répond-il. Ceux qui laissent quelque chose, ce sont les grands artistes, les grands penseurs ou les grands scientifiques. Rarement les hommes politiques. Il y a bien de Gaulle, l’exception, mais tout ce qu’on peut apporter, nous autres les successeurs, comme petite contribution, c’est un peu de tolérance et de respect de l’autre : la France en a bien besoin. »
Il ne croit cependant pas à la vanité de la politique : « Chacune de nos actions finit par avoir une conséquence sur l’ensemble de l’humanité. C’est l’histoire du battement d’aile de papillon... »
Encore faut-il battre les ailes...
1-
Dictionnaire incorrect, de Jean-François Kahn, Plon, 2005.
2-
Le 27 novembre 2003.
3-
Bratislava, Grasset, 1990.
4-
Entretien avec l’auteur, le 1er octobre 2004.
La Tragédie du Président
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