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Jacques s’en va-t-en guerre
« Être inerte, c’est être
battu. »
Charles de Gaulle
Mitterrand disait souvent, avec une
pointe de regret non dénué d’ironie : « Ah ! si
j’avais eu une guerre ! » Chirac l’attendait aussi. Il
l’aura. La France n’ayant plus les moyens d’en faire une vraie, ce
ne sera, bien sûr, qu’une guerre diplomatique menée à coup de mots,
de moulinets et de gesticulations. Mais ce sera l’occasion pour lui
de montrer son caractère et aussi son panache.
Quand il était son Premier ministre,
Schröder, des propos du genre : « J’ai un principe simple
en politique étrangère. Je regarde ce que font les Américains et je
fais le contraire. Alors, je suis sûr d’avoir raison. »
Tout en comprenant l’ironie du propos,
Jospin était choqué par la vulgarité du raisonnement qui a pu
inspirer, parfois, la diplomatie chiraquienne. La sophistication,
en la matière, n’est pas le fort du président. Même quand il
connaît bien les dossiers, ce qui est souvent le cas, il ne
s’embarrasse pas de précautions. Il fait simple.
Quand, à la suite des attentats du
11 septembre 2001 à New York, Tony Blair me dit la même
chose pour Mugabe au Zimbabwe, alors si on commence chacun à
dire : “On ne peut pas accepter”, bientôt il y aura la moitié
du monde qui se battra contre l’autre moitié[1]. »
Pendant des mois, Jacques Chirac tient
tête aux États-Unis. Crânement, il se pose en croisé du réalisme
contre une administration américaine dominée par ses passions. Il
lui donne, avec des accents gaulliens, des leçons d’histoire, de
stratégie ou de géopolitique. Enfin, il sonne l’alarme et lance des
appels à la raison. « Si elle a lieu, dira-t-il un jour à
l’auteur, les grands vainqueurs de cette guerre seront les
terroristes et les champions du “choc des civilisations”. Les
Américains ne se rendent pas compte de la puissance, dans une
grande partie du monde, de l’antiaméricanisme et de
l’anti-occidentalisme. En attaquant l’Irak, ils déclencheront un
mouvement dont ils n’ont pas idée. »
C’est toujours la même analyse qu’il
sert à ses visiteurs, jugulaire au menton, sur un ton prophétique.
Saint Jean de l’Apocalypse reçoit les journalistes à la chaîne et
par fournées pour leur annoncer qu’avec leur politique messianique,
les États-Unis vont mettre le feu de la géhenne dans le monde
arabe. Qu’ils laissent faire les grandes personnes ou les vieux
sages comme lui.
Sans doute y a-t-il une part de dépit
dans son attitude. George Bush n’a pas pris la peine de le
consulter, lui le connaisseur de la chose arabe. Pour le président
américain, c’est bien simple : « Les États-Unis décident,
l’Europe exécute. » Alors, à quoi bon demander son avis au
Vieux Monde ? D’autant qu’ils comptent en son sein quelques
caniches de Pavlov qui les suivent sans même qu’ils aient à les
siffler.
Chirac qui adorait Bush fils. Il estime
que le cerveau du président américain est passé sous le contrôle
des néo-conservateurs. Des « illuminés », ces gens formés
par la gauche socialiste et reconvertis dans la droite dure,
qu’habite une seule obsession : exporter partout le modèle
démocratique. « Ils s’imaginent qu’ils peuvent changer le
monde, les benêts, ironise le chef de l’État français, mais il ne
les a pas attendus pour vivre et prendre des habitudes. Ils se
fichent les doigts dans l’œil, s’ils croient qu’ils lui vendront
leur démocratie comme du Coca-Cola ou des
Mc Donald’s. »
Aux néo-conservateurs qui rappellent que
les Alliés ont réussi, après la guerre, à
« démocratiser » l’Allemagne nazie, Jacques Chirac répond
que les États-Unis commettent une faute, pire, une sorte de crime
contre l’humanité, en se trompant aussi lourdement d’ennemis. Ce
qu’il faut combattre, ce ne sont pas les Arabes laïcs, fussent-ils
aussi abominables que Saddam Hussein. Ce sont les fondamentalistes,
notamment chiites, à qui la guerre redonnera un nouveau
souffle.
En somme, le président français accuse à
la fois les États-Unis d’ignorance et d’inexpérience. Sur ce
dernier point, il se laisse volontiers aller : « Vous
allez dire que j’élucubre, mais la seule question qui se pose
aujourd’hui, c’est : voulons-nous d’un système où une seule
nation, à savoir l’Amérique, décide pour tout le monde contre
l’opinion mondiale ? C’est ce qui est en jeu
aujourd’hui. »
Aristide Briand est revenu. Il s’appelle
Jacques Chirac. Les harangues présidentielles semblent souvent
sorties de Paroles de paix quand le
vieil ennemi de Georges Clemenceau écrivait dans son style si
particulier, qui réussit la gageure d’être aussi pauvre
qu’ampoulé : « Moi, je dis que la France [...] ne se
diminue pas, ne se compromet pas, quand, libre de toutes visées
impérialistes et ne servant que les idées de progrès et d’humanité,
elle se dresse et dit à la face du monde : “Je vous déclare la
Paix !” »
Jacques Chirac en a-t-il trop
fait ? Des mois durant, il a pris parti contre la stratégie
américaine. « Cette région, déclare-t-il ainsi, le
16 octobre 2002, en Égypte, n’a pas besoin d’une guerre
supplémentaire si on peut l’éviter. » Et il ajoute :
« L’éviter serait de l’intérêt de la région, de la morale et
d’une certaine idée de l’ordre international où chacun doit être
respecté. » Façon de dire que la guerre de George Bush serait
amorale.
On ne compte pas les déclarations de ce
genre avant l’intervention américaine. Souvent, Jacques Chirac
semble même avoir choisi le camp de George Bush, personnage confit
de certitudes, qui lui a toujours été antipathique. Détail qui ne
trompe pas : sa résistance au président américain chaque fois
que ce dernier tente, lors des sommets des Grands de ce monde, les
G8, d’imposer sa mode vestimentaire. Un coup, il offre des bottes à
ses hôtes. Jacques Chirac ne les portera pas. Une autre fois, le
Texan arrive avec une chemise à col ouvert. Le Corrézien gardera sa
cravate.
Jusqu’à l’intervention américaine,
Jacques Chirac laisse libre cours à sa détestation de George Bush
et à son exaspération contre ce qu’il appelle
l’« unilatéralisme américain ». La France redevient
l’« embêteuse ». Comme l’écrit le Wall Street Journal[2],
« après presque une décennie de retraites diplomatiques, la
France boxe à nouveau au-dessus de sa catégorie, offrant une vue du
monde alternative à celle des États-Unis dominants [...]. C’est la
France, pas la Russie ou la Chine, qui prend la tête de la
tentative de dompter la puissance américaine. »
On a beaucoup dit que sa ligne
antiaméricaine lui avait été soufflée par Dominique
de Villepin, son ministre des Affaires étrangères, qui lui
aurait même, à plusieurs reprises, forcé la main. C’est faux. Que
son ancien secrétaire général, croyant bien faire, en ait parfois
rajouté, c’est sûr. Mais le président l’a aussitôt recadré,
paternellement, parfois avec une pointe d’amusement. « Des
erreurs de jeunesse », commentera-t-il avant de plaisanter sur
le caractère de « chien fou » du patron du Quai
d’Orsay.
Il éprouvera même une certaine fierté en
prenant connaissance du discours que Villepin lira, le
14 février 2003, devant le Conseil de sécurité des
Nations unies :
« La lourde responsabilité et
l’immense honneur qui sont les nôtres doivent nous conduire à
donner la priorité au désarmement dans la paix. Et c’est un vieux
pays, la France, un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui
vous le dit, aujourd’hui, qui a connu la guerre, l’Occupation, la
barbarie. Un pays qui n’oublie pas et qui sait tout ce qu’il doit
aux combattants de la liberté venus d’Amérique et d’ailleurs. Et
qui pourtant n’a cessé de se tenir debout face à l’Histoire et
devant les hommes. »
Une prose au phrasé un peu bancal, voire
maladroit, mais la voix est là. Du grand Villepin. Une étoile est
née. Chirac l’observera désormais d’un autre œil. En attendant, ce
n’est encore qu’un exécutant. Sur le dossier irakien, le président
est à son affaire. Il lui suffit de suivre sa pente, celle qui le
conduit depuis si longtemps et qui explique sa popularité en
Afrique ou dans le monde arabe. Y compris en Algérie où, en visite
d’État, du 2 au 4 mars, il a fait un triomphe.
Il ne mégote pas. Au contraire, il
cogne. En déclarant, quand Nicolas Sarkozy : « Voilà un
peuple avec lequel on n’a jamais été en guerre et qui est même venu
nous aider deux fois. Ce n’est pas une raison pour nous fâcher avec
eux[3]. »
Que reste-t-il de tout cela, des années
après ? Un souvenir qui s’éloigne. Une nostalgie qui remonte.
Si elle est une « embêteuse », la France n’aura pas été
une « empêcheuse ». Sur cette affaire, finalement, elle
se sera comportée en spectatrice engagée, rien de plus. Pays
moyen-petit, que pèse-t-elle auprès de cette Amérique fière et
resplendissante ? En dépit de nos objurgations, les États-Unis
ont donc mené leur guerre avec leurs alliés britanniques, italiens,
espagnols ou roumains. Sans se couvrir de gloire mais sans
déclencher non plus l’apocalypse mondiale longtemps prophétisée par
Villepin, à grand renfort d’imprécations fracassantes.
Depuis, après l’avoir longtemps boudé,
Condoleezza Rice, l’égérie du président américain.
Même si la même Rice avait dit, au plus
fort de la crise franco-américaine, qu’il faudrait pardonner à
l’Allemagne et punir la France, tout a fini par s’arranger. Tant il
est vrai que, sur ce dossier, Chirac a fait la preuve de capacités
qu’il avait déjà déployées en réglant l’affaire de
l’ex-Yougoslavie. Détermination, responsabilité, souplesse. Il a
suivi les préceptes du Fil de l’épée en
n’écoutant personne : « Face à l’événement, c’est à
soi-même que recourt l’homme de caractère. »
Gaullien, Chirac ? Oui, quand il
s’agit de porter haut la voix de la France dans le monde. Pour le
reste, c’est moins sûr. À l’époque, un économiste, Blondel[4]. »
Pétain en deçà ?