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La complainte des faux amis
« On n’est jamais trompé, on se
trompe soi-même. »
Goethe
À l’avènement d’Édouard Balladur,
Jacques Chirac avait droit, comme tous les membres du gouvernement,
à l’interministériel. Un téléphone qui permet d’appeler directement
les ministres et le premier d’entre eux. Le maire de Paris étant
atteint depuis longtemps d’une téléphonite aiguë, doublée d’une
interventionnite chronique, son appareil ne chôme pas. Il appelle
sans arrêt les uns et les autres, donnant son avis sur tout,
notamment sur les nominations en cours.
Quelques jours après son arrivée à
Matignon, Édouard Balladur se demande à haute voix, devant Jérôme
Monod, s’il est judicieux de laisser l’interministériel à Jacques
Chirac : « Il en use et en abuse. Par exemple, il
n’arrête pas de me harceler à propos du futur chef d’état-major.
J’ai une idée. Il en a une autre. Eh bien, je vais nommer celui que
je crois être le meilleur, un point c’est tout. »
Qu’Édouard Balladur veuille être un
Premier ministre à part entière, Jacques Chirac ne le supporte pas.
Mais qu’il ait décidé, en plus, de couper les ponts avec lui, ça le
met hors de lui. Sa Sérénité l’appelait régulièrement, jadis. Au
moins une fois par jour, vers 8 h 30, pour commenter
l’actualité. Et voilà, soudain, qu’il ne lui téléphone pratiquement
plus jamais, et encore prend-il le soin, s’il le fait, de ne pas
composer le numéro lui-même.
« Édouard est très intelligent,
plus que moi, note Chirac[1]. Mais
il a deux gros défauts. Il est d’une susceptibilité maladive et il
a la grosse tête. Une fois, dans les premières semaines, au lieu de
composer lui-même mon numéro sur l’interministériel, il me fait
appeler par sa secrétaire particulière, mais bon, je n’ai pas
percuté. Une autre fois, je décroche et j’entends son chauffeur me
dire : “Je vous passe le Premier ministre.” Alors là, mon sang
n’a fait qu’un tour et j’ai prévenu : “Ne refaites plus ça,
Édouard. Sinon, je ne vous prendrai plus au
téléphone.” »
La menace ne fait pas peur au Premier
ministre. Pour preuve, Édouard Balladur finira par lui retirer son
interministériel. C’est ainsi que le président du RPR sera, pour
reprendre la formule de Gérard Longuet, ministre des
Télécommunications, « déconnecté à tous points de
vue ».
Mais le maire de Paris sait à quoi s’en
tenir depuis que le Premier ministre lui a dit, un jour, en le
raccompagnant jusqu’au perron de Matignon : « Jacques, je
ne serai jamais votre Premier ministre. Jamais. »
« Cette phrase, dira Chirac onze
ans plus tard[2], je l’ai encore dans
l’oreille. » Elle lui a permis de comprendre enfin le jeu du
Premier ministre après qu’il s’est si longtemps voilé la face,
comme s’il redoutait de reconnaître son erreur de jugement.
Quelque temps plus tard, Chirac croira
avoir une nouvelle preuve de la duplicité de Balladur quand, après
lui avoir reproché de ne jamais le citer dans ses discours, il
laisse tomber :
« N’oubliez pas le contrat qui nous
lie. »
Alors, Balladur :
« Lequel ? »
Entre les deux amis d’hier, le ton a tôt
fait de s’aigrir. Édouard Balladur est du genre à mettre du poison
dans sa camomille. Un soupçon, jamais plus. Mais quand il parle du
maire de Paris, désormais, il ne se retient plus. Il crache son
venin avec l’air de boire du vinaigre :
« Chirac prétend, commente
Balladur, qu’il est derrière moi. Mais il fait dire par ses sbires
que je suis un affreux immobiliste qui cède tout. Et de Gaulle,
alors ? Après sa victoire de 1958, il a lâché sur la
retraite aux anciens combattants. En 1962, après le triomphe
de son référendum, il s’est incliné devant les mineurs en grève.
En 1968, on a vu comment il a fui ses responsabilités. Moi, je
ne me suis jamais laissé prendre, comme d’autres, par le calme
trompeur du pays. J’anticipe les difficultés. Je reste
prudent[3]. »
Quelques jours plus tard, le Premier
ministre enfonce la dague avec une expression de dégoût
absolu :
« Un ami de trente ans,
Chirac ? C’est ce qu’il dit que nous sommes. Mais
entre 1974 et 1976, quand il était Premier ministre, il
ne m’a pas invité une seule fois à venir le voir, ni à Matignon ni
ailleurs. Je suppose que ça aurait fait de la peine à Giscard. Et
puis, il faut savoir que, jusqu’en 1980, nous n’avons pas
déjeuné une seule fois ensemble[4]. »
Un gloussement, puis :
« C’est vous dire si notre amitié
était pudique. »
Quand François Léotard, respectivement
ses ministres des Affaires sociales et de la Défense, se prononcent
pour la candidature d’Édouard Balladur à l’élection présidentielle,
le maire de Paris ne doute plus que la guerre est déclarée. Il s’y
prépare désormais, en donnant le change et arborant une confiance
de façade qui fait sourire. Même s’il en abuse, la langue de bois
n’a jamais été son fort. Elle sonne particulièrement faux.
Par exemple, quand on lui demande
comment il voit son avenir dans les prochains mois, il fait
toujours la même réponse mécanique qui ne convainc personne :
« Écoutez, moi, je suis déjà au lendemain du second tour de
l’élection présidentielle. »
Mais l’amour-propre ne pardonne pas.
Chirac est un homme blessé. D’avoir galvaudé sa confiance. De
s’être laissé si aisément berner. À la fin de l’année 1993, il
laisse percer à son tour une espèce de rage froide lorsqu’il parle
de celui qu’il a couvé, promu et installé à Matignon :
« Quand il était ministre des
Finances, pendant la première cohabitation, je disais souvent à
Édouard : “Faites attention. Ça vous monte à la tête.” C’est
ce qui se passe aujourd’hui et, franchement, je trouve ça un peu
triste. Cinq ans de projets communs et d’engagements ne peuvent pas
partir en poussière comme ça, balayés d’un revers de main, sous
prétexte qu’il ne se sent plus pisser. Récemment, je ne me suis pas
gêné, je lui ai lâché le paquet : “Je vous mets en garde,
Édouard. Vous prenez la grosse tête.” Je sais que ça l’agace, mais
il faut bien que quelqu’un se dévoue pour lui dire la vérité. Je
vois clair dans son jeu, maintenant. Il essaye de me pousser à la
faute. Il veut me faire sortir de mes gonds pour pouvoir, ensuite,
se libérer de son contrat. Je ne tomberai pas dans ce piège.
D’abord, parce que je ne suis pas assez bête. Ensuite, parce que je
sais me contrôler. Enfin, parce que je suis, figurez-vous, dans un
état de grande sérénité. Tôt ou tard, Édouard finira par comprendre
que je suis au moins aussi déterminé que lui et qu’il a lui-même
quelques handicaps à surmonter. Vous savez, c’est rude, une
campagne électorale. Il n’en a jamais fait. Il dira qu’il a été élu
député du 15e arrondissement de
Paris. Non, mille excuses, il a été nommé. Par moi. À ça, il faut
ajouter qu’il doit être bien embêté de se présenter contre moi à la
présidentielle. Moralement, ça ne sera pas facile. On lui
dira : “Qui t’a fait roi ?” Certains soirs, il aura du
mal à se regarder dans la glace. Il lui restera bien un petit fond
d’éthique, même si je ne me fais plus trop d’illusions, désormais.
Je viens d’apprendre à mes dépens qu’il faut s’attendre à tout, des
gens. À tout. »
Jacques Chirac fait pitié, désormais. Il
est devenu l’incarnation vivante d’un vieux proverbe turc :
« Qui tombe n’a pas d’amis. Trébuchez seulement, et
regardez. » Ses proches, ses obligés, ses amis de trente ans,
tous ou presque se sont esbignés comme une volée d’étourneaux, pour
se mettre à l’abri d’un arbre plus prospère. C’est la cruelle loi
de la vie, politique s’entend : « Chacun pour soi. »
Le maire de Paris a de plus en plus de mal à cacher sa peine et son
désarroi.
Un jour de doute, il dit à l’auteur,
avec une expression pathétique :
« C’est dur, toutes ces trahisons,
très dur. Je garde bien quelques fidèles mais je vois bien que ça
se “clairsème” autour de moi. Tout ça, à cause de ces fichus
sondages. Les lâcheurs sont tous à l’image de Sarkozy. Ils sont à
leur affaire, le nez sur le guidon, sans imaginer que les vents
tourneront un jour, parce qu’ils finissent toujours par tourner,
c’est aussi vrai en politique qu’en météorologie. Vous allez me
dire que je suis paranoïaque, mais ils m’ont même mis sur table
d’écoute, vous savez. J’en ai la preuve[5]. »
Un gros soupir et il ajoute :
« Je suis trop naïf. C’est ça, mon
problème. Je n’avais pas prévu tout ça. »
On n’est pourtant qu’au début de
l’histoire.