18
La complainte des faux amis
« On n’est jamais trompé, on se trompe soi-même. »
Goethe
À l’avènement d’Édouard Balladur, Jacques Chirac avait droit, comme tous les membres du gouvernement, à l’interministériel. Un téléphone qui permet d’appeler directement les ministres et le premier d’entre eux. Le maire de Paris étant atteint depuis longtemps d’une téléphonite aiguë, doublée d’une interventionnite chronique, son appareil ne chôme pas. Il appelle sans arrêt les uns et les autres, donnant son avis sur tout, notamment sur les nominations en cours.
Quelques jours après son arrivée à Matignon, Édouard Balladur se demande à haute voix, devant Jérôme Monod, s’il est judicieux de laisser l’interministériel à Jacques Chirac : « Il en use et en abuse. Par exemple, il n’arrête pas de me harceler à propos du futur chef d’état-major. J’ai une idée. Il en a une autre. Eh bien, je vais nommer celui que je crois être le meilleur, un point c’est tout. »
Qu’Édouard Balladur veuille être un Premier ministre à part entière, Jacques Chirac ne le supporte pas. Mais qu’il ait décidé, en plus, de couper les ponts avec lui, ça le met hors de lui. Sa Sérénité l’appelait régulièrement, jadis. Au moins une fois par jour, vers 8 h 30, pour commenter l’actualité. Et voilà, soudain, qu’il ne lui téléphone pratiquement plus jamais, et encore prend-il le soin, s’il le fait, de ne pas composer le numéro lui-même.
« Édouard est très intelligent, plus que moi, note Chirac[1]. Mais il a deux gros défauts. Il est d’une susceptibilité maladive et il a la grosse tête. Une fois, dans les premières semaines, au lieu de composer lui-même mon numéro sur l’interministériel, il me fait appeler par sa secrétaire particulière, mais bon, je n’ai pas percuté. Une autre fois, je décroche et j’entends son chauffeur me dire : “Je vous passe le Premier ministre.” Alors là, mon sang n’a fait qu’un tour et j’ai prévenu : “Ne refaites plus ça, Édouard. Sinon, je ne vous prendrai plus au téléphone.” »
La menace ne fait pas peur au Premier ministre. Pour preuve, Édouard Balladur finira par lui retirer son interministériel. C’est ainsi que le président du RPR sera, pour reprendre la formule de Gérard Longuet, ministre des Télécommunications, « déconnecté à tous points de vue ».
Mais le maire de Paris sait à quoi s’en tenir depuis que le Premier ministre lui a dit, un jour, en le raccompagnant jusqu’au perron de Matignon : « Jacques, je ne serai jamais votre Premier ministre. Jamais. »
« Cette phrase, dira Chirac onze ans plus tard[2], je l’ai encore dans l’oreille. » Elle lui a permis de comprendre enfin le jeu du Premier ministre après qu’il s’est si longtemps voilé la face, comme s’il redoutait de reconnaître son erreur de jugement.
Quelque temps plus tard, Chirac croira avoir une nouvelle preuve de la duplicité de Balladur quand, après lui avoir reproché de ne jamais le citer dans ses discours, il laisse tomber :
« N’oubliez pas le contrat qui nous lie. »
Alors, Balladur :
« Lequel ? »
Entre les deux amis d’hier, le ton a tôt fait de s’aigrir. Édouard Balladur est du genre à mettre du poison dans sa camomille. Un soupçon, jamais plus. Mais quand il parle du maire de Paris, désormais, il ne se retient plus. Il crache son venin avec l’air de boire du vinaigre :
« Chirac prétend, commente Balladur, qu’il est derrière moi. Mais il fait dire par ses sbires que je suis un affreux immobiliste qui cède tout. Et de Gaulle, alors ? Après sa victoire de 1958, il a lâché sur la retraite aux anciens combattants. En 1962, après le triomphe de son référendum, il s’est incliné devant les mineurs en grève. En 1968, on a vu comment il a fui ses responsabilités. Moi, je ne me suis jamais laissé prendre, comme d’autres, par le calme trompeur du pays. J’anticipe les difficultés. Je reste prudent[3]. »
Quelques jours plus tard, le Premier ministre enfonce la dague avec une expression de dégoût absolu :
« Un ami de trente ans, Chirac ? C’est ce qu’il dit que nous sommes. Mais entre 1974 et 1976, quand il était Premier ministre, il ne m’a pas invité une seule fois à venir le voir, ni à Matignon ni ailleurs. Je suppose que ça aurait fait de la peine à Giscard. Et puis, il faut savoir que, jusqu’en 1980, nous n’avons pas déjeuné une seule fois ensemble[4]. »
Un gloussement, puis :
« C’est vous dire si notre amitié était pudique. »
Quand François Léotard, respectivement ses ministres des Affaires sociales et de la Défense, se prononcent pour la candidature d’Édouard Balladur à l’élection présidentielle, le maire de Paris ne doute plus que la guerre est déclarée. Il s’y prépare désormais, en donnant le change et arborant une confiance de façade qui fait sourire. Même s’il en abuse, la langue de bois n’a jamais été son fort. Elle sonne particulièrement faux.
Par exemple, quand on lui demande comment il voit son avenir dans les prochains mois, il fait toujours la même réponse mécanique qui ne convainc personne : « Écoutez, moi, je suis déjà au lendemain du second tour de l’élection présidentielle. »
Mais l’amour-propre ne pardonne pas. Chirac est un homme blessé. D’avoir galvaudé sa confiance. De s’être laissé si aisément berner. À la fin de l’année 1993, il laisse percer à son tour une espèce de rage froide lorsqu’il parle de celui qu’il a couvé, promu et installé à Matignon :
« Quand il était ministre des Finances, pendant la première cohabitation, je disais souvent à Édouard : “Faites attention. Ça vous monte à la tête.” C’est ce qui se passe aujourd’hui et, franchement, je trouve ça un peu triste. Cinq ans de projets communs et d’engagements ne peuvent pas partir en poussière comme ça, balayés d’un revers de main, sous prétexte qu’il ne se sent plus pisser. Récemment, je ne me suis pas gêné, je lui ai lâché le paquet : “Je vous mets en garde, Édouard. Vous prenez la grosse tête.” Je sais que ça l’agace, mais il faut bien que quelqu’un se dévoue pour lui dire la vérité. Je vois clair dans son jeu, maintenant. Il essaye de me pousser à la faute. Il veut me faire sortir de mes gonds pour pouvoir, ensuite, se libérer de son contrat. Je ne tomberai pas dans ce piège. D’abord, parce que je ne suis pas assez bête. Ensuite, parce que je sais me contrôler. Enfin, parce que je suis, figurez-vous, dans un état de grande sérénité. Tôt ou tard, Édouard finira par comprendre que je suis au moins aussi déterminé que lui et qu’il a lui-même quelques handicaps à surmonter. Vous savez, c’est rude, une campagne électorale. Il n’en a jamais fait. Il dira qu’il a été élu député du 15e arrondissement de Paris. Non, mille excuses, il a été nommé. Par moi. À ça, il faut ajouter qu’il doit être bien embêté de se présenter contre moi à la présidentielle. Moralement, ça ne sera pas facile. On lui dira : “Qui t’a fait roi ?” Certains soirs, il aura du mal à se regarder dans la glace. Il lui restera bien un petit fond d’éthique, même si je ne me fais plus trop d’illusions, désormais. Je viens d’apprendre à mes dépens qu’il faut s’attendre à tout, des gens. À tout. »
Jacques Chirac fait pitié, désormais. Il est devenu l’incarnation vivante d’un vieux proverbe turc : « Qui tombe n’a pas d’amis. Trébuchez seulement, et regardez. » Ses proches, ses obligés, ses amis de trente ans, tous ou presque se sont esbignés comme une volée d’étourneaux, pour se mettre à l’abri d’un arbre plus prospère. C’est la cruelle loi de la vie, politique s’entend : « Chacun pour soi. » Le maire de Paris a de plus en plus de mal à cacher sa peine et son désarroi.
Un jour de doute, il dit à l’auteur, avec une expression pathétique :
« C’est dur, toutes ces trahisons, très dur. Je garde bien quelques fidèles mais je vois bien que ça se “clairsème” autour de moi. Tout ça, à cause de ces fichus sondages. Les lâcheurs sont tous à l’image de Sarkozy. Ils sont à leur affaire, le nez sur le guidon, sans imaginer que les vents tourneront un jour, parce qu’ils finissent toujours par tourner, c’est aussi vrai en politique qu’en météorologie. Vous allez me dire que je suis paranoïaque, mais ils m’ont même mis sur table d’écoute, vous savez. J’en ai la preuve[5]. »
Un gros soupir et il ajoute :
« Je suis trop naïf. C’est ça, mon problème. Je n’avais pas prévu tout ça. »
On n’est pourtant qu’au début de l’histoire.
1-
Entretien avec l’auteur, le 24 décembre 1993.
2-
Entretien avec l’auteur, le 15 octobre 2004.
3-
Entretien avec l’auteur, le 15 novembre 1993.
4-
Entretien avec l’auteur, le 29 novembre 1993.
5-
Entretien avec l’auteur, le 23 juin 1994.
La Tragédie du Président
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