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La comédie française
« L’autruche française a le cou si long qu’il lui arrive parfois,
quand elle enfouit sa tête, de trouver du pétrole. »
Commissaire Sastre
L’été aura été meurtrier pour le gouvernement Jean-Pierre Elkabbach, sur Europe 1, le débat sur les acquis sociaux des fonctionnaires.
Ce limogeage à la hussarde est une erreur politique. Certes, Frédéric Bastiat, et se piquer d’idéologie, il y a chez lui une grossièreté et un sans-gêne qui font de son compagnonnage une épreuve redoutable.
Le ministre de l’Économie ajoutait néanmoins à l’orchestre gouvernemental une petite musique libérale et anti-étatiste qui n’était pas de trop dans ce cabinet ultra-chiraquien. Elle n’était certes pas raffinée, loin s’en faut, mais elle donnait au moins un peu d’air, même s’il n’était pas frais. C’était la seule ouverture d’une équipe fermée à double tour. Après son départ, le gouvernement ne parlera plus que d’une seule voix, celle de Juppé.
Il y a deux manières de gouverner. Ou bien avec un râteau, en ratissant large : c’est parfois malaisé, on l’a vu dans le passé, et il faut une grande habileté où Mitterrand, notamment, excella. Ou bien avec une épée pour frapper profond, sans perdre de temps : ça requiert de la précision et une main dont Juppé, pour l’heure, paraît dépourvu.
Depuis le perchoir de l’Assemblée nationale, Juppé, dit-il, a tout : Matignon, la mairie de Bordeaux, désormais le ministère des Finances, demain le RPR qu’il va présider. Tout, il a tout. »
Le Premier ministre est donc seul : en politique, c’est quand on croit tout avoir qu’on n’a plus rien. Une règle que Juppé va pouvoir vérifier à ses dépens, les mois suivants. Sans doute n’a-t-il pas encore compris la vérité du pouvoir, avatar de cette « lumière verte », de cet « avenir orgastique », décrit par Francis Scott Fitzgerald dans la dernière page de Gatsby le magnifique, qui sans cesse « recule devant nous : pour le moment, il nous échappe. Mais c’est sans importance. Demain, nous courrons plus vite... »
En ce qui concerne Madelin, je lui ai dit exactement ça : “Je ne peux pas garder dans mon gouvernement quelqu’un qui ne joue pas le jeu[1].” »
L’éviction de la tête de linotte du néo-thatchérisme à la française va-t-elle rassurer un pays d’humeur bien ronchonne, en cette rentrée 1995 ? Pas sûr. En attendant, le chef de l’État maintient le cap, avec l’autorité de la conviction, dans un long entretien à Catherine Pégard pour Le Point, la première interview qu’il accorde à la presse écrite depuis son arrivée à l’Élysée : « Les Français, c’est vrai, sont inquiets, et l’inquiétude renforce toujours le poids des conservatismes et avive la crainte du changement. Mais il n’y a pas de perspective dans les solutions traditionnelles[2]. »
À Catherine Pégard qui lui demande d’expliquer le « scepticisme croissant » des Français, Jacques Chirac répond notamment qu’« ils ont le sentiment que tout a été essayé, et sans résultat. Je suis persuadé, ajoute-t-il, qu’avec les premiers changements perceptibles, ils retrouveront confiance ».
Le président se dit ensuite « profondément attristé » du départ d’Alain Madelin dont il n’oubliera jamais, jure-t-il, qu’il lui a été « fidèle dans des circonstances difficiles ». « Mais, observe-t-il, il faut comprendre que rien n’est plus préjudiciable à la réforme que les effets d’annonce intempestifs. On ne réforme pas en opposant les actifs aux inactifs, les salariés aux fonctionnaires, les patrons aux syndicats, les jeunes aux vieux, les villes aux campagnes... »
Madelin, adieu les réformes. »
Alors, Chirac : « Je vous rassure tout net. L’ardeur pour la réforme reste intacte. Mais pour réformer, il faut changer les mentalités, notamment au niveau de l’État [...]. La volonté de réformer, seule, ne suffit pas : le gouvernement doit aussi se donner la capacité de le faire et, pour cela, une certaine pédagogie des réformes est nécessaire. »
En somme, le chef de l’État semble tenté de rétropédaler quelque peu avant les grandes épreuves qui s’annoncent. Les cent jours sont passés, mais tout reste à faire, et son flair de vieux politicien corrézien lui dit qu’il est urgent de se hâter lentement, comme le prouvent les aphorismes prudhommesques qu’il enfile dans l’interview, du genre : « Le changement en profondeur n’est pas le changement précipité. »
Son nez ne l’a pas trompé. Deux jours après la parution de l’interview, un sondage et un article prophétique montrent, dans le quotidien La Tribune, que les Français sont rétifs à tout changement. Refusant les augmentations d’impôts aussi bien que les restrictions sur la protection sociale, ils ne sont qu’un sur quatre à souscrire à l’objectif d’assainissement des finances publiques fixé par Jean-François Couvrat prédit même une « résistance opiniâtre » du pays aux réformes.
C’est que les Français ont pris Jacques Chirac au mot. Il ne récolte que ce qu’il a semé pendant la campagne électorale. De l’anti-pédagogie, pour ne pas dire de la démagogie. Il a fait croire au pays qu’il suffisait d’en finir avec la croissance molle pour relancer l’emploi, réduire les déficits et mettre un terme à la « fracture sociale ». C’était gros, simple et carré. Du Mitterrand sans Mitterrand.
On ne peut accuser Juppé de ne pas avoir préparé l’opinion. Après s’être fait une tête d’enterrement ou d’annonciateur de mauvaises nouvelles, il s’en est allé déclarer partout que la France vit à crédit, l’État comme la protection sociale, et qu’il va prendre incessamment sous peu les mesures qui s’imposent. Mais il a beau ressasser son pessimisme sur tous les tons, avec une mine de croquemort, il a du mal à se faire entendre.
Le 15 novembre 1995, quand le Premier ministre annonce ses décisions pour redresser les comptes sociaux, il n’a donc pas pris les Français par surprise. Les syndicats non plus, qu’il a reçus et entendus. Certes, Nicole Notat, la secrétaire générale de la CFDT, lui a conseillé de ne pas s’attaquer aux « régimes spéciaux » des retraites à cinquante ans, à la SNCF ou ailleurs. « Sinon, ce sera l’explosion », a-t-elle prévenu.
Jacques Chirac est sur la même ligne que Alain Juppé est allé lui présenter la réforme avec une note manuscrite de cinquante pages qu’il a écrite pendant la nuit. « C’est bien », laisse tomber le chef de l’État à la fin de son exposé.
« Je vais rajouter quelque chose sur les régimes spéciaux de retraite, fait le Premier ministre. On a beaucoup plus de bénéficiaires que de cotisants : ça coûte trop cher à l’État, notamment à la SNCF.
— Attention, dit Chirac. C’est un terrain miné.
— Rassurez-vous. Je vais y aller en douceur. Sur dix ans.
— Ne chargez pas trop la barque. Réfléchissez bien. »
Alain Juppé a décidé de passer en force. Foin des compromis et des faux-fuyants ! Il entend remettre de l’ordre dans l’État-providence et faire respecter une certaine équité entre le secteur public et le secteur privé.
Pour sauver la Sécurité sociale, en état de quasi-faillite, avec 180 milliards de francs de déficit en trois ans, Alain Juppé a prévu l’augmentation des cotisations, l’encadrement des dépenses de santé, le contrôle des caisses d’assurance-maladie par le Parlement et... l’allongement de la durée de cotisations des fonctionnaires aux régimes de retraite (de 37,5 à 40 ans) après négociation avec les partenaires sociaux.
N’était la mise en question des « régimes spéciaux » des retraites, Notat. La « Tsarine », comme on l’appelle, déclare donc que le gouvernement « va dans le bon sens », tandis que le bureau national de la CFDT annonce son refus de « rejoindre le camp de l’immobilisme », pierre dans le jardin de la CGT et de FO, surtout, qui se sent, à juste titre, agressée.
Le plan Marc Blondel en tripotant ses bretelles et en tirant sur ses gros cigares. Il ne cessera plus de s’insurger. Jusqu’à devenir l’incarnation de cette « comédie française » qui, les semaines suivantes, bloquera la France, sur fond de crédulité, d’infantilisme et de nostalgie archaïques. Une dépression nerveuse sublimée par la grève. Une mystification.
1-
Entretien avec l’auteur, le 4 avril 2005.
2-
Le Point, le 2 septembre 1995.
La Tragédie du Président
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