21
Le dauphin de Mitterrand
« Quand le vieux lion se meurt, même les chiens ont du courage
et lui arrachent les poils de sa moustache. »
Proverbe syrien
Tartuffe est un personnage de toutes les époques. Il célèbre les puissants dès lors qu’ils sont au sommet et les traîne dans la boue à l’instant où le sol se dérobe sous leurs pieds. Après des années de courbettes et de ronds-de-jambe, il a donc abandonné François Mitterrand dont le règne touche à sa fin et qui n’est plus en mesure de les allécher avec l’argument-massue : « Par ici la bonne soupe. » Quelques-uns de ses anciens courtisans croient même pouvoir se refaire une virginité à ses dépens et commentent avec effroi les dernières révélations sur son passé vichyste.
Ils savaient, pourtant. Nul ne pouvait ignorer que François Mitterrand avait joué double jeu pendant plusieurs mois, de 1942 à 1943. Qu’il ne fut jamais le résistant de la première heure décrit par son histoire officielle. Qu’il a signé quelques textes d’inspiration pétainiste. Ses obligés ont pris prétexte de la publication du livre de Pierre Péan, Une jeunesse française[1], un remarquable travail d’historien, pour découvrir la lune et se lamenter avec des airs éplorés d’avoir été blousés.
Oui, ils auraient été trompés, les pauvres chats. C’est la même colère qui monte de l’ancienne cour du président comme du monde des médias, naguère si complaisant à son égard. Le « microcosme », pour reprendre la formule définitive de Raymond Barre, est frappé du syndrome de la fin de règne quand les carpettes se redressent, soudain, pour se venger des bienfaits et des prébendes, qui, après les avoir comblées hier, les humilient aujourd’hui.
Pourquoi les anciens thuriféraires de Mitterrand feignent-ils d’apprendre, dans la dernière ligne droite, ce qui était public depuis des lustres ? Parce que les vendanges sont faites. Il faut les comprendre. Il n’y a plus rien à grappiller. Ni à boire. En plus, les soleils couchants ont toujours moins de charme que les soleils levants.
Jacques Chirac éprouve une espèce de compassion pour le vieux président abandonné. En cet automne 1994, les deux hommes sont, d’une certaine façon, dans la même situation. Seuls, lâchés, trahis. Ni l’un ni l’autre ne sont des enfants de chœur. Politiquement parlant, ils ont même les mains sales, sinon rouges, à force d’avoir excellé dans le mensonge ou vécu en basses intrigues. Mais ils ont toujours respecté l’homme à terre.
On ne les respecte pas, eux. Ainsi naît entre le président et le maire de Paris une complicité qui aura tôt fait de grandir puis de tourner à la collusion. C’est François Mitterrand qui a fait le premier pas. Un jour de novembre, il a soufflé à Michel Charasse, devenu son conseiller préféré : « Si vous avez l’occasion de parler à Jacques Chirac, dites-lui que je ne suis pas son ennemi. »
Après que Charasse lui eut transmis le message présidentiel, Chirac a laissé tomber : « Vous lui direz que j’avais cru m’en rendre compte. »
Le 26 août 1994, déjà, lors des cérémonies commémorant le cinquantième anniversaire de la Libération de Paris, le président avait délaissé le Premier ministre pour passer un long moment, en tête-à-tête, avec le maire de la capitale, dans son bureau. Ils ne s’étaient rien dit de fondamental. Ils avaient juste échangé quelques amabilités.
« Le motif officiel, raconte Chirac, c’est qu’il devait prendre un soin. Mais en fait, il voulait surtout parler. Il m’a dit : “Vous avez raison d’être candidat.” Il m’a même encouragé et assuré que j’avais toutes les chances de gagner. Et ça durait, ça durait. Je me suis demandé si son intention n’était pas de faire attendre Balladur en bas, mais je suis peut-être mauvaise langue[2]... »
Depuis, Mitterrand n’a pas cessé de plaindre son rival de 1988. Un jour, il dit à l’auteur qu’il trouve « injuste » le traitement infligé au maire de Paris. « Ses amis se comportent très mal avec lui. Il y a dans leur attitude quelque chose d’odieux et de répugnant. Il doit beaucoup souffrir[3]. » Une autre fois, il confie avec une mine de commisération : « C’est une des personnes les plus sympathiques et les plus chaleureuses qui soient. Il ne doit pas comprendre ce qui lui arrive. Il ne méritait pas ça[4]. »
S’il se rapproche de Chirac, Mitterrand ne croit pas à ses chances : « C’est quelqu’un qui, au premier tour, ne peut pas dépasser les 20 %. Pour quelle raison cela changerait-il maintenant ? Humainement, c’est peut-être le mieux de tous. Mais il y a quelque chose d’irrationnel en lui. C’est pour ça qu’il inquiète les Français[5]. »
Chirac n’est donc pas son candidat favori, pas encore. De tous, c’est Barre, et de loin, qu’il préfère. Sans doute regrette-t-il même parfois, en son for intérieur, de l’avoir battu parce qu’il dit volontiers : « La France l’a raté. »
Elle l’a en effet raté parce que Mitterrand qui, en 1988, s’était positionné au centre, lui avait confisqué tous ses thèmes de campagne. Ses amis politiques ont fait le reste. Le chef de l’État voit en Barre « un homme d’État qui a une vision pour la France et pour l’Europe. On n’en a pas d’autres comme ça en magasin, ajoute-t-il. Mais il a trop d’ennemis dans son camp. C’est pourquoi il n’est plus dans la course. Quel gâchis ! »
Alors, qui ? À gauche, le président ne voit personne. Ni Delors : « Il ne veut pas être élu, il veut bien être nommé. Il rêve d’hommage sans bataille, comme si tout lui était dû. C’est pour ça qu’il ne supporte pas la critique. Ce serait un mauvais candidat et si, par miracle, il était élu, un président plus mauvais encore. »
Rocard n’a plus aucune chance, depuis qu’il a perdu la direction du PS, après son échec aux européennes : « C’est un brave garçon. Je pense simplement qu’il n’était pas qualifié. Il était tout juste bon pour un secrétariat d’État aux PTT ou quelque chose de ce genre. Rien de plus. Est-ce que les événements ne m’ont pas donné raison ? »
Dans la génération suivante, nul ne trouve vraiment grâce à ses yeux, à l’exception de Fabius : « Une merveilleuse mécanique, dit-il. Il a tout. Mais il a un problème de caractère. Je ne comprends pas que cette affreuse affaire de sang contaminé l’ait entamé à ce point. Souvent, il vient se plaindre de tout le mal qu’on lui fait, à lui et à ses enfants. Croyez-vous que c’était facile, pour les miens, après l’affaire de l’Observatoire ? Il devrait être candidat pour laver l’affront, comme je l’ai été moi-même en 1965. Je le lui ai dit. Il ne veut pas m’entendre. »
Un soupir, puis :
« Quel dommage qu’il n’ait pas le caractère de Jospin ! Quelle carrière il aurait faite ! »
Sur Jospin, Mitterrand est d’une grande sévérité. Avant que son ancien ministre de l’Éducation nationale ne prenne ses distances avec lui, en quelques phrases bien senties, dans un entretien au Point, à propos de ses accointances vichystes, le chef de l’État en parlait avec la bienveillance de la culpabilité. En 1992, ne l’avait-il pas limogé sans préavis, comme un domestique de surcroît, sous prétexte qu’il lui tenait tête ?
Après ce qu’il considère comme un « manquement » de son ex-dauphin, le président utilise à son égard le mode de l’insinuation :
« Ah ! ce pauvre Lionel ! Vous connaissez son problème... »
Comprenne qui pourra. Si on lui demande des précisions, le chef de l’État hausse les épaules, l’air irrité :
« Allons, vous savez bien. »
En ce qui concerne les étoiles de demain du PS, Mitterrand ne voit rien venir. En tout cas, pas Aubry : « C’est un produit pour les médias qui en reviendront comme ils reviennent de tout. Elle est trop méchante pour réussir. »
Parmi les derniers-nés, Mitterrand ne se dit impressionné que par Barre. Avec un sens de l’intérêt général comme j’ai rarement vu. S’il ne fait pas trop de bêtises et prend un peu d’épaisseur humaine, il devrait occuper le terrain, à droite, pour les dix ou vingt années à venir. Mais il n’est pas encore en situation. »
À la fin des fins, il ne restera plus à Mitterrand qu’à se rallier, en douce et par défaut, à la candidature de Chirac. Ses dernières préventions contre le maire de Paris sauteront quand le PS désignera Jospin.
Michel Charasse, le fidèle des fidèles, ne l’a jamais entendu dire un mot contre ceux des siens qui, comme Pierre Bergé ou Frédéric Mitterrand, son neveu, s’étaient rapprochés de Jacques Chirac par anti-balladurisme : « Il ne commentait pas. Il respectait leur choix. »
Entre Balladur et Jospin, il a donc choisi Chirac qui, à tant d’égards, lui ressemble. La même persévérance infatigable. La même connaissance de la géographie électorale. La même fibre radical-socialiste. Le même parrainage aussi. Celui du bon père Queuille, président du conseil sous la IVe République, qui trouva un point de chute électoral pour Mitterrand, à la Libération, et dont Chirac a repris la circonscription corrézienne, en 1967.
Mitterrand est décidé à tout faire pour que Balladur n’accède pas à l’Élysée : « Il a trop l’âme d’un traître, vous comprenez. Il est prêt à tout. Pour que je parte. Pour être élu. Je suis sûr qu’il va bientôt balancer des affaires contre Chirac, vous verrez. J’ai rarement vu des types pires que moi, en politique. Là, j’ai vu[6]. »
1-
Une jeunesse française, François Mitterrand, 1934-1947, Fayard, 1994.
2-
Entretien avec l’auteur, le 16 juin 2005.
3-
Entretien avec l’auteur, le 3 septembre 1994.
4-
Entretien avec l’auteur, le 17 octobre 1994.
5-
Entretien avec l’auteur, le 3 septembre 1994.
6-
Entretien avec l’auteur, le 17 octobre 1994.
La Tragédie du Président
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