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Le dauphin de Mitterrand
« Quand le vieux lion se meurt,
même les chiens ont du courage
et lui arrachent les poils de sa
moustache. »
Proverbe syrien
Tartuffe est un personnage de toutes les
époques. Il célèbre les puissants dès lors qu’ils sont au sommet et
les traîne dans la boue à l’instant où le sol se dérobe sous leurs
pieds. Après des années de courbettes et de ronds-de-jambe, il a
donc abandonné François Mitterrand dont le règne touche à sa fin et
qui n’est plus en mesure de les allécher avec
l’argument-massue : « Par ici la bonne soupe. »
Quelques-uns de ses anciens courtisans croient même pouvoir se
refaire une virginité à ses dépens et commentent avec effroi les
dernières révélations sur son passé vichyste.
Ils savaient, pourtant. Nul ne pouvait
ignorer que François Mitterrand avait joué double jeu pendant
plusieurs mois, de 1942 à 1943. Qu’il ne fut jamais le
résistant de la première heure décrit par son histoire officielle.
Qu’il a signé quelques textes d’inspiration pétainiste. Ses obligés
ont pris prétexte de la publication du livre de Pierre Péan,
Une jeunesse française[1], un remarquable travail d’historien, pour
découvrir la lune et se lamenter avec des airs éplorés d’avoir été
blousés.
Oui, ils auraient été trompés, les
pauvres chats. C’est la même colère qui monte de l’ancienne cour du
président comme du monde des médias, naguère si complaisant à son
égard. Le « microcosme », pour reprendre la formule
définitive de Raymond Barre, est frappé du syndrome de la fin de
règne quand les carpettes se redressent, soudain, pour se venger
des bienfaits et des prébendes, qui, après les avoir comblées hier,
les humilient aujourd’hui.
Pourquoi les anciens thuriféraires de
Mitterrand feignent-ils d’apprendre, dans la dernière ligne droite,
ce qui était public depuis des lustres ? Parce que les
vendanges sont faites. Il faut les comprendre. Il n’y a plus rien à
grappiller. Ni à boire. En plus, les soleils couchants ont toujours
moins de charme que les soleils levants.
Jacques Chirac éprouve une espèce de
compassion pour le vieux président abandonné. En cet
automne 1994, les deux hommes sont, d’une certaine façon, dans
la même situation. Seuls, lâchés, trahis. Ni l’un ni l’autre ne
sont des enfants de chœur. Politiquement parlant, ils ont même les
mains sales, sinon rouges, à force d’avoir excellé dans le mensonge
ou vécu en basses intrigues. Mais ils ont toujours respecté l’homme
à terre.
On ne les respecte pas, eux. Ainsi naît
entre le président et le maire de Paris une complicité qui aura tôt
fait de grandir puis de tourner à la collusion. C’est François
Mitterrand qui a fait le premier pas. Un jour de novembre, il a
soufflé à Michel Charasse, devenu son conseiller préféré :
« Si vous avez l’occasion de parler à Jacques Chirac,
dites-lui que je ne suis pas son ennemi. »
Après que Charasse lui eut transmis le
message présidentiel, Chirac a laissé tomber : « Vous lui
direz que j’avais cru m’en rendre compte. »
Le 26 août 1994, déjà, lors
des cérémonies commémorant le cinquantième anniversaire de la
Libération de Paris, le président avait délaissé le Premier
ministre pour passer un long moment, en tête-à-tête, avec le maire
de la capitale, dans son bureau. Ils ne s’étaient rien dit de
fondamental. Ils avaient juste échangé quelques amabilités.
« Le motif officiel, raconte
Chirac, c’est qu’il devait prendre un soin. Mais en fait, il
voulait surtout parler. Il m’a dit : “Vous avez raison d’être
candidat.” Il m’a même encouragé et assuré que j’avais toutes les
chances de gagner. Et ça durait, ça durait. Je me suis demandé si
son intention n’était pas de faire attendre Balladur en bas, mais
je suis peut-être mauvaise langue[2]... »
Depuis, Mitterrand n’a pas cessé de
plaindre son rival de 1988. Un jour, il dit à l’auteur qu’il
trouve « injuste » le traitement infligé au maire de
Paris. « Ses amis se comportent très mal avec lui. Il y a dans
leur attitude quelque chose d’odieux et de répugnant. Il doit
beaucoup souffrir[3]. » Une autre fois, il confie avec une
mine de commisération : « C’est une des personnes les
plus sympathiques et les plus chaleureuses qui soient. Il ne doit
pas comprendre ce qui lui arrive. Il ne méritait pas ça[4]. »
S’il se rapproche de Chirac, Mitterrand
ne croit pas à ses chances : « C’est quelqu’un qui, au
premier tour, ne peut pas dépasser les 20 %. Pour quelle
raison cela changerait-il maintenant ? Humainement, c’est
peut-être le mieux de tous. Mais il y a quelque chose d’irrationnel
en lui. C’est pour ça qu’il inquiète les Français[5]. »
Chirac n’est donc pas son candidat
favori, pas encore. De tous, c’est Barre, et de loin, qu’il
préfère. Sans doute regrette-t-il même parfois, en son for
intérieur, de l’avoir battu parce qu’il dit volontiers :
« La France l’a raté. »
Elle l’a en effet raté parce que
Mitterrand qui, en 1988, s’était positionné au centre, lui
avait confisqué tous ses thèmes de campagne. Ses amis politiques
ont fait le reste. Le chef de l’État voit en Barre « un homme
d’État qui a une vision pour la France et pour l’Europe. On n’en a
pas d’autres comme ça en magasin, ajoute-t-il. Mais il a trop
d’ennemis dans son camp. C’est pourquoi il n’est plus dans la
course. Quel gâchis ! »
Alors, qui ? À gauche, le président
ne voit personne. Ni Delors : « Il ne veut pas être élu,
il veut bien être nommé. Il rêve d’hommage sans bataille, comme si
tout lui était dû. C’est pour ça qu’il ne supporte pas la critique.
Ce serait un mauvais candidat et si, par miracle, il était élu, un
président plus mauvais encore. »
Rocard n’a plus aucune chance, depuis
qu’il a perdu la direction du PS, après son échec aux
européennes : « C’est un brave garçon. Je pense
simplement qu’il n’était pas qualifié. Il était tout juste bon pour
un secrétariat d’État aux PTT ou quelque chose de ce genre. Rien de
plus. Est-ce que les événements ne m’ont pas donné
raison ? »
Dans la génération suivante, nul ne
trouve vraiment grâce à ses yeux, à l’exception de Fabius :
« Une merveilleuse mécanique, dit-il. Il a tout. Mais il a un
problème de caractère. Je ne comprends pas que cette affreuse
affaire de sang contaminé l’ait entamé à ce point. Souvent, il
vient se plaindre de tout le mal qu’on lui fait, à lui et à ses
enfants. Croyez-vous que c’était facile, pour les miens, après
l’affaire de l’Observatoire ? Il devrait être candidat pour
laver l’affront, comme je l’ai été moi-même en 1965. Je le lui
ai dit. Il ne veut pas m’entendre. »
Un soupir, puis :
« Quel dommage qu’il n’ait pas le
caractère de Jospin ! Quelle carrière il aurait
faite ! »
Sur Jospin, Mitterrand est d’une grande
sévérité. Avant que son ancien ministre de l’Éducation nationale ne
prenne ses distances avec lui, en quelques phrases bien senties,
dans un entretien au Point, à propos de
ses accointances vichystes, le chef de l’État en parlait avec la
bienveillance de la culpabilité. En 1992, ne l’avait-il pas
limogé sans préavis, comme un domestique de surcroît, sous prétexte
qu’il lui tenait tête ?
Après ce qu’il considère comme un
« manquement » de son ex-dauphin, le président utilise à
son égard le mode de l’insinuation :
« Ah ! ce pauvre Lionel !
Vous connaissez son problème... »
Comprenne qui pourra. Si on lui demande
des précisions, le chef de l’État hausse les épaules, l’air
irrité :
« Allons, vous savez
bien. »
En ce qui concerne les étoiles de demain
du PS, Mitterrand ne voit rien venir. En tout cas, pas Aubry :
« C’est un produit pour les médias qui en reviendront comme
ils reviennent de tout. Elle est trop méchante pour
réussir. »
Parmi les derniers-nés, Mitterrand ne se
dit impressionné que par Barre. Avec un sens de l’intérêt général
comme j’ai rarement vu. S’il ne fait pas trop de bêtises et prend
un peu d’épaisseur humaine, il devrait occuper le terrain, à
droite, pour les dix ou vingt années à venir. Mais il n’est pas
encore en situation. »
À la fin des fins, il ne restera plus à
Mitterrand qu’à se rallier, en douce et par défaut, à la
candidature de Chirac. Ses dernières préventions contre le maire de
Paris sauteront quand le PS désignera Jospin.
Michel Charasse, le fidèle des fidèles,
ne l’a jamais entendu dire un mot contre ceux des siens qui, comme
Pierre Bergé ou Frédéric Mitterrand, son neveu, s’étaient
rapprochés de Jacques Chirac par anti-balladurisme : « Il
ne commentait pas. Il respectait leur choix. »
Entre Balladur et Jospin, il a donc
choisi Chirac qui, à tant d’égards, lui ressemble. La même
persévérance infatigable. La même connaissance de la géographie
électorale. La même fibre radical-socialiste. Le même parrainage
aussi. Celui du bon père Queuille, président du conseil sous la
IVe République, qui trouva un point
de chute électoral pour Mitterrand, à la Libération, et dont Chirac
a repris la circonscription corrézienne, en 1967.
Mitterrand est décidé à tout faire pour
que Balladur n’accède pas à l’Élysée : « Il a trop l’âme
d’un traître, vous comprenez. Il est prêt à tout. Pour que je
parte. Pour être élu. Je suis sûr qu’il va bientôt balancer des
affaires contre Chirac, vous verrez. J’ai rarement vu des types
pires que moi, en politique. Là, j’ai vu[6]. »