55
La tyrannie du statu quo
« La France est un pays qui cultive le courage
de l’indignation, la passion de la révolution
et l’intelligence de rester tranquille. »
Blaise Mortemar
Comme Jean-Pierre Raffarin n’est pas préparé. Une des grandes constantes du chiraquisme : son culte du secret amène le chef de l’État à nommer ses Premiers ministres au dernier moment.
Le soir du second tour, Chirac ne dit rien à Raffarin. Pas même une indication, du genre : « À demain. Nous aurons une journée très chargée. » Le lundi matin, quand il convoque le sénateur de la Vienne pour lui annoncer sa nomination, c’est à 11 heures pour 11 h 30.
À midi, en raccompagnant à la porte son nouveau Premier ministre, le chef de l’État laisse tomber : « Jospin veut une passation de pouvoir très rapide. Ce sera aujourd’hui vers 15 heures. D’ici là, il faut que tu trouves un directeur de cabinet. »
Pas le temps de se retourner. À 16 heures, Raffarin se retrouve seul ou presque à Matignon avec cent dix personnes, au bas mot, à nommer : quatre-vingts collaborateurs pour son cabinet et trente ministres pour son gouvernement. Depuis plusieurs semaines, il a bien tourné des noms dans sa tête, mais jamais très longtemps. Pour ne pas risquer de tomber de haut, le jour venu. Peut-être par superstition aussi.
Ce ne serait pas grave, si Raffarin savait quelle politique il allait mener. Mais non, il ne sait pas trop où il va. Avec le recul, il reconnaît qu’il pataugeait : « On avait pas mal de slogans mais peu de projets concrets. On avait bien annoncé qu’on assouplirait les 35 heures. Oui, mais comment ? Mystère. On avait pareillement annoncé qu’on réglerait le problème des retraites. Oui, mais comment ? Là encore, mystère[1]. »
Il règne ainsi un climat de grande improvisation pendant les premiers jours. Pour un peu, on se croirait en 1981, quand les socialistes découvraient le pouvoir. À un détail près, qui est essentiel : les nouveaux gouvernants ont décidé de ne pas se presser et de procéder en douceur. Telle est la ligne fixée par Jacques Chirac.
Ce fut longtemps un homme sans convictions, et qui les soutenait avec autorité, d’une voix de stentor. Il a baissé le ton et décidé qu’il serait désormais un homme reflet. Capable de tout, sauf de résolution.
Un débat a agité la droite, en coulisses, pendant la campagne électorale. Il a été lancé par Nicolas Sarkozy. Pour lui, il faut faire les réformes dans les cent jours. Après ça, les habitudes reprendront le dessus, le pays ne voudra plus rien changer et le gouvernement sera condamné, comme l’expérience l’a montré, à l’immobilisme.
C’est ce qu’on appelle la tyrannie du statu quo : les meilleurs projets deviennent lettre morte s’ils ne sont pas mis en œuvre dès l’arrivée au pouvoir de la nouvelle majorité. Dans un livre qui connut un certain succès dans les années quatre-vingt[2], Milton et Rose Friedman ont prouvé, exemples à l’appui, la validité de la théorie des cent jours. Elle se vérifie sous tous les cieux, pour la droite comme pour la gauche.
Si Reagan ou Mitterrand ont chacun réformé en profondeur, c’est parce qu’ils ont agi vite après leur élection. « Un nouveau gouvernement, écrivent le prix Nobel d’économie et sa femme, bénéficie d’une période de six à neuf mois au cours de laquelle il peut opérer des changements fondamentaux. S’il n’en profite pas pour agir avec détermination, une telle occasion ne se représentera plus. » Les forces d’opposition, un temps mises en déroute, auront eu le temps de se refaire en coalisant toutes les résistances aux réformes.
Corollaire à ce principe : un candidat aux responsabilités suprêmes, édictent Milton et Rose Friedman, « devra avoir un programme détaillé et parfaitement défini avant l’élection. Si un nouveau chef d’État attend en effet d’avoir remporté les élections pour transformer ses prises de position de politique générale en un programme précis, ses dispositions ne seront jamais prêtes à temps pour pouvoir être adoptées ».
Apparemment, Chirac n’a pas lu La Tyrannie du statu quo du couple Friedman. Sinon, il aurait fait fissa après son élection, au lieu de se hâter si lentement. Il ne fouette pas Raffarin, il le bride. Pour lui, il s’agit, avant toute chose, de ne rien bousculer ni personne.
C’est sa pente. C’est aussi la leçon qu’il a tirée du scrutin. Pour un chiracologue averti comme Jacques Toubon, le chef de l’État a voulu rester assis sur son capital de 82 % des suffrages. De même que l’« avare ne possède pas son or, c’est son or qui le possède », le président est devenu prisonnier de son magot électoral.
Écoutons Toubon : « Chirac s’est dit qu’élu par tout le monde, il devait faire la politque de tout le monde. Il a décidé de ne mécontenter personne. C’est ainsi que l’année 2002 a été perdue. Il n’y avait aucun raisonnement idéologique derrière tout ça, mais juste la volonté de conserver son acquis. Cet homme est un empirique complet qui se fiche pas mal du libéralisme ou des concepts de ce genre. En cela, il ressemble aux Français. Il n’a simplement pas compris leur message du premier tour qui était un coup de colère et un appel au changement[3]. »
La faute historique de Chirac aura en effet été d’avoir fait l’impasse sur les enseignements du premier tour. Pour son second mandat, il s’est ainsi caparaçonné dès le premier jour, comme Mitterrand en 1988, dans le « ninisme ». Pas de dérangement et encore moins de grandes transformations en vue. Les Français pourront dormir tranquilles. Bonne nuit, les petits.
Tant pis si la France continue de vivre cul par-dessus tête avec un endettement galopant qui s’élèvera, cette année-là, à 934 milliards d’euros : grâce à la croissance économique, il a certes baissé sous le gouvernement Pierre Bérégovoy.
Tant pis si la France a trop longtemps laissé filer ses dépenses publiques sans jamais songer, comme la plupart de ses partenaires économiques, à réduire le train de vie de l’État. Pensez ! Pour ce faire, il faudrait diminuer le nombre de fonctionnaires. Pas en licenciant, simplement en ne remplaçant pas systématiquement tous ceux qui partent à la retraite. Pour Jacques Chirac, c’est impensable. Même si le nombre d’emplois publics est plus important en France qu’ailleurs : 10 pour 100 habitants, la moyenne européenne étant à 6. Soit un surplus de 2 500 000 agents.
Tant pis si la politique de l’emploi a fait la preuve de son inefficacité : en la matière, la France est l’un des pays qui, dans le monde, a dépensé le plus avec les plus mauvais résultats. Cas d’école : les 35 heures. Il a fallu les financer. Elles ont certes créé des emplois mais si on estime leur nombre à 200 000, on en arrive, selon les calculs de l’économiste Jacques Marseille, à une facture de 55 000 euros annuels par emploi. « Chaque poste créé, ajoute-t-il, aura ainsi coûté au citoyen-contribuable 4 500 euros par mois[4]. » Comme nos retraites ou nos acquis sociaux, nous les avons fait financer par l’étranger, en empruntant sur les marchés.
Le 10 mai 2002, quand se tient à l’Élysée le premier Conseil des ministres du quinquennat, tout pourrait laisser croire que l’heure des réformes a sonné. D’autant que contrairement au gouvernement Roselyne Bachelot à l’Écologie.
Avec sa tête d’électeur, Raffarin s’est tout de suite imposé dans le pays. Pour preuve, les sondages d’opinion placent rapidement très haut cet homme qui dit incarner la France d’en bas. Il aurait un boulevard devant lui s’il savait forcer, de temps en temps, la main de Chirac qui recule comme jamais devant l’obstacle.
La loyauté est parfois un grand tort...
1-
Entretien avec l’auteur, le 15 décembre 2005.
2-
La Tyrannie du statu quo, de Milton et Rose Friedman, J.C. Lattès, 1984.
3-
Entretien avec l’auteur, le 2 septembre 2005.
4-
Le Grand Gaspillage, de Jacques Marseille, Plon, 2002.
La Tragédie du Président
9782080689487_ident_1_1.html
9782080689487_sommaire.html
9782080689487_pre_1_2.html
9782080689487_chap_1_3_1.html
9782080689487_chap_1_3_2.html
9782080689487_chap_1_3_3.html
9782080689487_chap_1_3_4.html
9782080689487_chap_1_3_5.html
9782080689487_chap_1_3_6.html
9782080689487_chap_1_3_7.html
9782080689487_chap_1_3_8.html
9782080689487_chap_1_3_9.html
9782080689487_chap_1_3_10.html
9782080689487_chap_1_3_11.html
9782080689487_chap_1_3_12.html
9782080689487_chap_1_3_13.html
9782080689487_chap_1_3_14.html
9782080689487_chap_1_3_15.html
9782080689487_chap_1_3_16.html
9782080689487_chap_1_3_17.html
9782080689487_chap_1_3_18.html
9782080689487_chap_1_3_19.html
9782080689487_chap_1_3_20.html
9782080689487_chap_1_3_21.html
9782080689487_chap_1_3_22.html
9782080689487_chap_1_3_23.html
9782080689487_chap_1_3_24.html
9782080689487_chap_1_3_25.html
9782080689487_chap_1_3_26.html
9782080689487_chap_1_3_27.html
9782080689487_chap_1_3_28.html
9782080689487_chap_1_3_29.html
9782080689487_chap_1_3_30.html
9782080689487_chap_1_3_31.html
9782080689487_chap_1_3_32.html
9782080689487_chap_1_3_33.html
9782080689487_chap_1_3_34.html
9782080689487_chap_1_3_35.html
9782080689487_chap_1_3_36.html
9782080689487_chap_1_3_37.html
9782080689487_chap_1_3_38.html
9782080689487_chap_1_3_39.html
9782080689487_chap_1_3_40.html
9782080689487_chap_1_3_41.html
9782080689487_chap_1_3_42.html
9782080689487_chap_1_3_43.html
9782080689487_chap_1_3_44.html
9782080689487_chap_1_3_45.html
9782080689487_chap_1_3_46.html
9782080689487_chap_1_3_47.html
9782080689487_chap_1_3_48.html
9782080689487_chap_1_3_49.html
9782080689487_chap_1_3_50.html
9782080689487_chap_1_3_51.html
9782080689487_chap_1_3_52.html
9782080689487_chap_1_3_53.html
9782080689487_chap_1_3_54.html
9782080689487_chap_1_3_55.html
9782080689487_chap_1_3_56.html
9782080689487_chap_1_3_57.html
9782080689487_chap_1_3_58.html
9782080689487_chap_1_3_59.html
9782080689487_chap_1_3_60.html
9782080689487_chap_1_3_61.html
9782080689487_chap_1_3_62.html
9782080689487_chap_1_3_63.html
9782080689487_chap_1_3_64.html
9782080689487_chap_1_3_65.html
9782080689487_chap_1_3_66.html
9782080689487_chap_1_3_67.html
9782080689487_chap_1_3_68.html
9782080689487_appen_1_4.html