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La tyrannie du statu quo
« La France est un pays qui cultive
le courage
de l’indignation, la passion de la
révolution
et l’intelligence de rester
tranquille. »
Blaise Mortemar
Comme Jean-Pierre Raffarin n’est pas
préparé. Une des grandes constantes du chiraquisme : son culte
du secret amène le chef de l’État à nommer ses Premiers ministres
au dernier moment.
Le soir du second tour, Chirac ne dit
rien à Raffarin. Pas même une indication, du genre : « À
demain. Nous aurons une journée très chargée. » Le lundi
matin, quand il convoque le sénateur de la Vienne pour lui annoncer
sa nomination, c’est à 11 heures pour 11 h 30.
À midi, en raccompagnant à la porte son
nouveau Premier ministre, le chef de l’État laisse tomber :
« Jospin veut une passation de pouvoir très rapide. Ce sera
aujourd’hui vers 15 heures. D’ici là, il faut que tu trouves
un directeur de cabinet. »
Pas le temps de se retourner. À
16 heures, Raffarin se retrouve seul ou presque à Matignon
avec cent dix personnes, au bas mot, à nommer : quatre-vingts
collaborateurs pour son cabinet et trente ministres pour son
gouvernement. Depuis plusieurs semaines, il a bien tourné des noms
dans sa tête, mais jamais très longtemps. Pour ne pas risquer de
tomber de haut, le jour venu. Peut-être par superstition
aussi.
Ce ne serait pas grave, si Raffarin
savait quelle politique il allait mener. Mais non, il ne sait pas
trop où il va. Avec le recul, il reconnaît qu’il pataugeait :
« On avait pas mal de slogans mais peu de projets concrets. On
avait bien annoncé qu’on assouplirait les 35 heures. Oui, mais
comment ? Mystère. On avait pareillement annoncé qu’on
réglerait le problème des retraites. Oui, mais comment ? Là
encore, mystère[1]. »
Il règne ainsi un climat de grande
improvisation pendant les premiers jours. Pour un peu, on se
croirait en 1981, quand les socialistes découvraient le
pouvoir. À un détail près, qui est essentiel : les nouveaux
gouvernants ont décidé de ne pas se presser et de procéder en
douceur. Telle est la ligne fixée par Jacques Chirac.
Ce fut longtemps un homme sans
convictions, et qui les soutenait avec autorité, d’une voix de
stentor. Il a baissé le ton et décidé qu’il serait désormais un
homme reflet. Capable de tout, sauf de résolution.
Un débat a agité la droite, en
coulisses, pendant la campagne électorale. Il a été lancé par
Nicolas Sarkozy. Pour lui, il faut faire les réformes dans les cent
jours. Après ça, les habitudes reprendront le dessus, le pays ne
voudra plus rien changer et le gouvernement sera condamné, comme
l’expérience l’a montré, à l’immobilisme.
C’est ce qu’on appelle la tyrannie du
statu quo : les meilleurs projets deviennent lettre morte
s’ils ne sont pas mis en œuvre dès l’arrivée au pouvoir de la
nouvelle majorité. Dans un livre qui connut un certain succès dans
les années quatre-vingt[2],
Milton et Rose Friedman ont prouvé, exemples à l’appui, la validité
de la théorie des cent jours. Elle se vérifie sous tous les cieux,
pour la droite comme pour la gauche.
Si Reagan ou Mitterrand ont chacun
réformé en profondeur, c’est parce qu’ils ont agi vite après leur
élection. « Un nouveau gouvernement, écrivent le prix Nobel
d’économie et sa femme, bénéficie d’une période de six à neuf mois
au cours de laquelle il peut opérer des changements fondamentaux.
S’il n’en profite pas pour agir avec détermination, une telle
occasion ne se représentera plus. » Les forces d’opposition,
un temps mises en déroute, auront eu le temps de se refaire en
coalisant toutes les résistances aux réformes.
Corollaire à ce principe : un
candidat aux responsabilités suprêmes, édictent Milton et Rose
Friedman, « devra avoir un programme détaillé et parfaitement
défini avant l’élection. Si un nouveau chef d’État attend en effet
d’avoir remporté les élections pour transformer ses prises de
position de politique générale en un programme précis, ses
dispositions ne seront jamais prêtes à temps pour pouvoir être
adoptées ».
Apparemment, Chirac n’a pas lu
La Tyrannie du statu quo du couple
Friedman. Sinon, il aurait fait fissa après son élection, au lieu
de se hâter si lentement. Il ne fouette pas Raffarin, il le bride.
Pour lui, il s’agit, avant toute chose, de ne rien bousculer ni
personne.
C’est sa pente. C’est aussi la leçon
qu’il a tirée du scrutin. Pour un chiracologue averti comme Jacques
Toubon, le chef de l’État a voulu rester assis sur son capital de
82 % des suffrages. De même que l’« avare ne possède pas
son or, c’est son or qui le possède », le président est devenu
prisonnier de son magot électoral.
Écoutons Toubon : « Chirac
s’est dit qu’élu par tout le monde, il devait faire la politque de
tout le monde. Il a décidé de ne mécontenter personne. C’est ainsi
que l’année 2002 a été perdue. Il n’y avait aucun raisonnement
idéologique derrière tout ça, mais juste la volonté de conserver
son acquis. Cet homme est un empirique complet qui se fiche pas mal
du libéralisme ou des concepts de ce genre. En cela, il ressemble
aux Français. Il n’a simplement pas compris leur message du premier
tour qui était un coup de colère et un appel au changement[3]. »
La faute historique de Chirac aura en
effet été d’avoir fait l’impasse sur les enseignements du premier
tour. Pour son second mandat, il s’est ainsi caparaçonné dès le
premier jour, comme Mitterrand en 1988, dans le
« ninisme ». Pas de dérangement et encore moins de
grandes transformations en vue. Les Français pourront dormir
tranquilles. Bonne nuit, les petits.
Tant pis si la France continue de vivre
cul par-dessus tête avec un endettement galopant qui s’élèvera,
cette année-là, à 934 milliards d’euros : grâce à la
croissance économique, il a certes baissé sous le gouvernement
Pierre Bérégovoy.
Tant pis si la France a trop longtemps
laissé filer ses dépenses publiques sans jamais songer, comme la
plupart de ses partenaires économiques, à réduire le train de vie
de l’État. Pensez ! Pour ce faire, il faudrait diminuer le
nombre de fonctionnaires. Pas en licenciant, simplement en ne
remplaçant pas systématiquement tous ceux qui partent à la
retraite. Pour Jacques Chirac, c’est impensable. Même si le nombre
d’emplois publics est plus important en France qu’ailleurs :
10 pour 100 habitants, la moyenne européenne étant
à 6. Soit un surplus de 2 500 000 agents.
Tant pis si la politique de l’emploi a
fait la preuve de son inefficacité : en la matière, la France
est l’un des pays qui, dans le monde, a dépensé le plus avec les
plus mauvais résultats. Cas d’école : les 35 heures. Il a
fallu les financer. Elles ont certes créé des emplois mais si on
estime leur nombre à 200 000, on en arrive, selon les calculs
de l’économiste Jacques Marseille, à une facture de
55 000 euros annuels par emploi. « Chaque poste
créé, ajoute-t-il, aura ainsi coûté au citoyen-contribuable
4 500 euros par mois[4]. » Comme nos retraites ou nos acquis
sociaux, nous les avons fait financer par l’étranger, en empruntant
sur les marchés.
Le 10 mai 2002, quand se tient
à l’Élysée le premier Conseil des ministres du quinquennat, tout
pourrait laisser croire que l’heure des réformes a sonné. D’autant
que contrairement au gouvernement Roselyne Bachelot à
l’Écologie.
Avec sa tête d’électeur, Raffarin s’est
tout de suite imposé dans le pays. Pour preuve, les sondages
d’opinion placent rapidement très haut cet homme qui dit incarner
la France d’en bas. Il aurait un boulevard devant lui s’il savait
forcer, de temps en temps, la main de Chirac qui recule comme
jamais devant l’obstacle.
La loyauté est parfois un grand
tort...