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La guerre des fils
« Plutôt que de manger des vers, ma
foi,
je préfère encore que les vers me
mangent. »
Karinthy Frigyes
Chirac a-t-il donné à Sarkozy ?
C’est en tout cas celle que le nouveau Premier ministre s’est
fixée. Il a une ambition et une stratégie dont il n’a jamais fait
mystère : « La France a envie qu’on la prenne. Ça la
démange dans le bassin. Celui qui l’emportera à la prochaine
élection, ce ne sera pas un permanent de la politique, mais un
saisonnier, un chenapan, un maraudeur[1]. » Il s’y voit déjà...
Il ne supporte pas que Sarkozy ait
revêtu les habits du favori pour la prochaine élection
présidentielle. Il pronostique, depuis plusieurs mois, la chute
incessamment sous peu de celui qu’il appelle, selon les jours, le
« nain » ou le « nabot ». Parfois, il propose
aux démocrates de rallier son drapeau contre le danger que fait
courir à la France le président de l’UMP : « C’est un
fasciste, un fasciste à la française, prêt à tout pour arriver à
ses fins. »
Parfois, mais seulement dans les bons
jours, il compare Sarkozy au général Boulanger : « Un
allumeur, un baratineur de soirée dansante, mais il serait bien
incapable de faire un enfant à la France. Il n’a rien dans le
pantalon. »
Rarement on aura vu, dans la politique
française, un tel flot, pardon, un tel déluge de haine et de
violence. À côté, l’aversion qui dresse l’un contre l’autre Chirac
et Sarkozy relève de la querelle enfantine.
Aux journées parlementaires de l’UMP à
Évian, Sarkozy : « Ça fait trente ans que je me bats.
Pour me déloger, il faudra y aller à l’arme blanche. »
Nicolas Sarkozy qui, bien sûr, sait les
tombereaux d’insultes déversés contre lui par le Premier ministre
en privé, ne prend généralement pas la peine de répondre. Tout
juste balance-t-il, généralement en public, lui, quelques vannes
sibyllines. Il feint de considérer que cet homme n’est pas à son
niveau.
Pour lui, le nouveau Premier ministre
est une sorte d’imposteur : « Il parle du peuple sans
être jamais monté en seconde classe. Du terrain sans jamais avoir
été élu. » À ses yeux, surtout, « Sarkozy ne les rend
donc qu’au président.
Le 14 juillet 2005, quand
Sarkozy compare Chirac à « Louis XVI » en train de
jouer au « serrurier » pendant que la révolte gronde, il
commet une faute politique. On ne piétine pas un roi mourant. Mais
il s’agit sans doute aussi pour lui de réagir aux agressions
permanentes que lui inflige le Premier ministre. Il juge, à tort,
que l’autre est toujours en service commandé. C’est donc le
président qui prend.
Or, Raffarin, mais il pense que le
nouveau Premier ministre est, comme son prédécesseur, sur la bonne
ligne.
Deux ou trois semaines seulement après
l’accession de Sarkozy sera un très bon candidat de premier tour
mais un médiocre candidat de second tour. »
C’est dire s’il se sent exclu du jeu. À
peine le nouveau gouvernement est-il en place que Chirac imagine
déjà la suite sans lui. Sa lucidité aidant, il en devient encore
plus pathétique. Une espèce de roi en exil, rue du
Faubourg-Saint-Honoré. L’Élysée n’est plus qu’une maison morte où
errent quelques ombres qui rasent les murs, tandis que le chien de
Claude, Scott, un labrador, fait des siennes. Un jour, il renverse
Dominique Bussereau, le ministre de l’Agriculture, et attaque son
pantalon avant d’emporter son dossier cartonné. Une autre fois, il
prend la chaussure d’une secrétaire et s’en va la boulotter au fond
du parc, dans un buisson..
Prière de trouver ça farce. Le garde qui
s’est plaint sera aussitôt muté. Telles sont les servitudes des
fins de règne : rien n’a plus trop d’importance et, même s’il
fait semblant, Chirac a lâché les commandes.
Ce n’est plus à l’Élysée que ça se
passe, mais entre Matignon et la place Beauvau. Entre deux bordées
d’invectives ou de sarcasmes, Dominique de Villepin gardent
les bonnes manières. Mais c’est bien un combat à mort qu’ils mènent
l’un contre l’autre, pour la succession de Jacques Chirac.
Pour mieux les comprendre, il faut
écouter Jean-Pierre Raffarin. L’ancien Premier ministre est doté
d’une subtilité peu ordinaire. Son impartialité ne peut non plus
être mise en question parce que, en tout cas, au moment où il parle
à l’auteur[3], il n’a d’actions ni chez
l’un ni chez l’autre.
De Raffarin dit : « Cet homme
fait tout ce qu’il dit et ne fait que ce qu’il veut. Avec lui,
c’est toujours l’épreuve de force. Ce n’est pas un sournois, mais
un ruminant. Il ne réagit jamais dans l’instant. Il faut lui
laisser le temps de digérer l’idée que vous lui avez soumise pour
qu’il la sculpte à sa façon et se la réapproprie. »
De Raffarin fait un portrait tout
différent : « C’est un calculateur, contemplateur du
scénario qu’il construit. Il prétend toujours défendre une cause
qui le dépasse. Il est fatigant pour ça, parce qu’il faut écouter
la cause. Avec lui, avant de prendre une décision, on doit passer
un temps fou sur le décor, ça n’en finit pas. Il est dans
l’apparence. Il veut être celui qui a marqué la réunion. S’il
partait en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, je crois
qu’il n’arriverait jamais à bon port. »
Conclusion deVillepin à un
parcours. »
Entre Juppé, qui garde toujours son
statut de fils préféré. À défaut, il se contentera de
Villepin.
Juppé reviendra sans doute un jour. Dans
quel état, Dieu sait, au terme d’un exil en Amérique du Nord où il
a enseigné, après ses ennuis judiciaires. Il a pris goût à son
nouveau métier. Mais il finira probablement par se réinstaller dans
le paysage avant de laisser tomber son verdict.
Où Juppé se placera-t-il ? Fidèle à
son personnage, Villepin l’a mortifié en le laissant tomber pendant
sa tourmente judiciaire. Il n’a même pas pris la peine de l’appeler
au téléphone pour lui laisser ces petits messages d’amitié qui,
dans ces moments-là, font chaud au cœur. Pas le temps.
Juppé subissait un nouveau coup du sort.
Il fut ainsi le seul à l’appeler, en 2004, après avoir pris sa
succession à la présidence de l’UMP. Il est vrai qu’il ne peut
oublier qu’il y a une dizaine d’années, alors qu’il n’était qu’un
renégat de la Chiraquie, l’ancien Premier ministre avait tenté, à
deux reprises, de le réintroduire dans le jeu. La première fois, en
1996, comme ministre des Finances. La deuxième fois, comme
secrétaire général du RPR. Chaque fois, Chirac s’y était
opposé.
Contrairement à ce qu’espérait Villepin,
on n’a en tout cas pas fini d’entendre parler de Juppé. Il sera au
moins, à droite, l’un des hommes-clé de l’après-Chirac. Le
Commandeur ou plus encore...