26
Le syndrome Balladur
« La rancune est à la colère ce que
le vinaigre est au vin. »
Aristide Galupeau
Pas un instant, Jacques Chirac n’a
envisagé de nommer Philippe Seguin à Matignon. Certes, ce
personnage grognon en forme de menhir le fascine depuis longtemps.
Il a tous les dons ou presque. Une vraie culture. Une grande
capacité d’analyse. Une éloquence fabuleuse, servie par la plus
belle voix de la classe politique.
Mais quelque chose le chiffonne, chez
Pasqua qui plus est, voilà déjà un mauvais point. C’était
en 1990, il y a seulement cinq ans : ça n’est donc pas
encore prescrit. D’autant que le nouveau Chirac, s’il fait mine de
pardonner, n’oublie plus rien.
Après la victoire, Chirac n’est pas
sorti du bunker où les traîtrises en tout genre l’avaient emmuré
avec sa femme et sa fille Claude. Il n’a plus confiance en personne
et sa défiance, entretenue par les siens, est si grande qu’elle en
deviendrait, pour un peu, une invitation à la déloyauté.
Frappé par ce qu’il faut bien appeler le
syndrome Balladur, Chirac ne voit partout que des « faux
culs », expression qu’on entend de plus en plus souvent dans
sa bouche, ces derniers temps. Jusqu’à présent, il semblait un
adepte du vieux proverbe arabe : « Quand un serpent te
voue de l’affection, fais-en un collier et porte-le autour du
cou. » Désormais, il entend se tenir à distance des serpents,
des rats, des renards et de tous les animaux nuisibles du bestiaire
politique. Il ne veut plus s’entourer que de gens fidèles,
constants et dévoués.
Seguin n’entre pas dans cette catégorie.
C’est, au surplus, un colérique, rabat-joie, lanceur de cendriers,
casseur de chaises ou de vitres. Quand il perd la boule, on ne peut
plus rien en sortir. « Je l’aime bien, dit Chirac. Mais si je
le nommais, je prendrais un risque énorme. Pensez ! Je me
retrouverais avec un Premier ministre qui, pour une raison ou une
autre, pourrait refuser de me prendre au téléphone pendant une
semaine ou poser un lapin de dernière minute à la personnalité
étrangère qu’il était censé accueillir à l’aéroport, au nom de la
France. On ne peut pas travailler comme ça[1] ! »
Alors, va pour Toubon, si son père
spirituel le lui demandait.
Certes, il a décidé de se libérer de la
tutelle de Jacques Chirac en quittant la mairie de Paris où il
était adjoint aux Finances, pour la mairie de Bordeaux que Jacques
Chaban-Delmas lui a laissée en héritage. Il entend exister par
lui-même et n’être plus l’un des « esclaves » de l’Hôtel
de Ville.
Certes, Alain Juppé au Quai d’Orsay,
aime dire, comme d’autres chiraquiens, qu’il a dû, souvent,
« remonter les pendules » de son patron quand Jacques
Chirac était dans les basses eaux. Qu’il soit permis d’en
douter : cet homme n’est jamais dans l’enflure ni la
précipitation. Il attendait juste son heure pour se déclarer.
Juppé m’a répondu : “Peut-être que
je fais une bêtise mais je suis fidèle à Jacques Chirac et le
resterai.” C’était clair, net et sans appel. »
Roger Romani, se furent prononcés en
faveur du maire de Paris. « Ne t’inquiète pas, lui répond
l’autre. Je n’ai aucun doute sur Alain. Je le vois bientôt, je te
raconterai. »
Après la rencontre, Chirac fait, comme
prévu, son rapport : « Tout s’est bien passé. Alain est
un homme d’une fidélité incroyable, il n’y a pas mieux. On s’est
mis d’accord. Il va d’abord faire un communiqué à l’AFP, puis une
télé et des radios. Tu vas voir, il sera parfait. »
Alors, Pons : « Et ça t’a
coûté combien ? »
Sur quoi, relate Juppé, Chirac passait
son temps à le défendre. Il n’avait pas le choix. Aurait-il voulu
le congédier, il n’aurait pas pu. Sinon, il aurait retrouvé Alain
comme président du premier parti de la majorité et on serait allé
vers la crise de régime. »
Ce que Juppé n’a pas forcément eu à
monnayer son soutien, tant est grand l’attrait qu’il exerce sur
Chirac. Il est le fils que le nouveau président n’a pas eu. Un fils
orgueilleux, un peu rebelle, dont tout le monde ou presque, à
commencer par Mitterrand, a célébré le parcours au ministère des
Affaires étrangères.
Mitterrand est convaincu que l’horizon
des prochaines années est bouché par cet homme vif à l’œil de laser
et à la démarche souple de coureur à pied. « Que Chirac
l’emporte ou non, pronostique-t-il plusieurs semaines avant le
scrutin, la vie politique sera dominée par le combat sans merci que
vont se livrer Juppé qui l’emportera. Il a la grâce[2]. »
Sans doute le président sortant a-t-il
tenu ce type de propos devant Jacques Chirac qui, en ce cas, a dû
se rengorger. Le nouvel élu a reporté sur Alain Juppé toute la
confiance qu’il avait, à tort, accordée à Édouard Balladur. Après
la victoire de la droite aux législatives de 1993, le
« meilleur d’entre nous » n’était qu’un chambellan-bis
qui manquait encore d’expérience et le président du RPR s’en était
voulu de ne l’avoir pas mis en tête de liste, sous prétexte qu’il
était « trop tendre ». Avec celui-là, si franc et si
sincère, les choses auraient été tellement plus simples...
Seguin n’aurait pas manqué
d’effaroucher.
De même que Chirac avait utilisé
Balladur pour en finir avec Juppé pour carboniser les derniers
restes de Balladur. Bien sûr, il dit à tout bout de champ qu’il
n’en veut pas à son ancien chambellan. Mais il le répète trop
souvent pour que ce soit vrai. Bien qu’il s’en défende, les deux
années écoulées lui ont appris la rancune, une rancune qui n’en
finira plus de macérer et de rancir. En somme, il s’est
mitterrandisé.
Mitterrand savoure mêmement sa
vengeance. Le 11 mai, après avoir reçu Balladur qui vient de
démissionner de ses fonctions de Premier ministre, le président
sortant raconte à l’auteur : « Je l’ai gardé aussi
longtemps que j’ai pu. Trente-cinq minutes. Ce fut un vrai supplice
pour lui, car il vit très mal son échec. C’est la première fois
qu’il n’a pas croisé ses jambes pendant un entretien avec
moi. »
La pire vengeance, n’est-ce pas le
pardon ? Chirac feindra d’avoir absous Balladur. Jamais un mot
contre lui, ni en public ni en privé. Il l’a juste biffé de sa
mémoire, biffé et gratté. « Je ne suis pas rancunier pour deux
sous, insiste-t-il pourtant. Ma femme me le reproche assez souvent.
Quand on fait de la politique depuis longtemps, on sait bien qu’il
faut être vigilant, avec toutes ces dagues dissimulées sous les
plis des manches de ceux que vous croyez être vos amis. Si on prend
parfois un coup, on se dit que c’est la vie ou que c’est le métier
qui veut ça, on n’en fait pas une histoire. Je reconnais qu’il y a
aussi en moi une certaine indifférence. J’en ai tellement vu et
tellement entendu, vous comprenez. Un homme m’a appris beaucoup à
ce propos. C’est Chaban. Comme j’ai soutenu Giscard contre lui, il
aurait pu décider que je l’avais trahi et m’en vouloir pour la vie.
Eh bien, non. Il m’a donné une belle leçon en passant
l’éponge[3]. »
Soit. N’empêche que Jacques Chirac a
donné comme consigne à Bernard Bosson.
Jean-Claude Trichet, gouverneur de la
Banque de France et stratège de la politique du franc fort, dont le
crime est d’avoir été directeur de cabinet d’Édouard Balladur
en 1986. Autant de « connards » accusés de
conservatisme, d’ineptie ou de poltronnerie, c’est selon.
Quand Pasqua lui dit, la veille de sa
prise de fonction, qu’il devrait laisser à Balladur la mairie de
Paris qui serait ainsi bien tenue, Chirac répond :
« C’est impossible. Édouard s’était vraiment engagé à ne
jamais être candidat. Il a manqué à sa parole.
— Quelle importance, soupire Pasqua. Tu
t’en fous, tu as gagné. »
Il ne pardonnera pas. Le traumatisme est
tel après la trahison de Balladur, que Chirac est déjà tout
claquemuré de l’intérieur avant même d’entrer dans la cour de
l’Élysée, pour prendre possession des lieux. Cet homme est un
blockhaus, désormais, et beaucoup de ses ennuis viendront de
là.