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Le syndrome Balladur
« La rancune est à la colère ce que le vinaigre est au vin. »
Aristide Galupeau
Pas un instant, Jacques Chirac n’a envisagé de nommer Philippe Seguin à Matignon. Certes, ce personnage grognon en forme de menhir le fascine depuis longtemps. Il a tous les dons ou presque. Une vraie culture. Une grande capacité d’analyse. Une éloquence fabuleuse, servie par la plus belle voix de la classe politique.
Mais quelque chose le chiffonne, chez Pasqua qui plus est, voilà déjà un mauvais point. C’était en 1990, il y a seulement cinq ans : ça n’est donc pas encore prescrit. D’autant que le nouveau Chirac, s’il fait mine de pardonner, n’oublie plus rien.
Après la victoire, Chirac n’est pas sorti du bunker où les traîtrises en tout genre l’avaient emmuré avec sa femme et sa fille Claude. Il n’a plus confiance en personne et sa défiance, entretenue par les siens, est si grande qu’elle en deviendrait, pour un peu, une invitation à la déloyauté.
Frappé par ce qu’il faut bien appeler le syndrome Balladur, Chirac ne voit partout que des « faux culs », expression qu’on entend de plus en plus souvent dans sa bouche, ces derniers temps. Jusqu’à présent, il semblait un adepte du vieux proverbe arabe : « Quand un serpent te voue de l’affection, fais-en un collier et porte-le autour du cou. » Désormais, il entend se tenir à distance des serpents, des rats, des renards et de tous les animaux nuisibles du bestiaire politique. Il ne veut plus s’entourer que de gens fidèles, constants et dévoués.
Seguin n’entre pas dans cette catégorie. C’est, au surplus, un colérique, rabat-joie, lanceur de cendriers, casseur de chaises ou de vitres. Quand il perd la boule, on ne peut plus rien en sortir. « Je l’aime bien, dit Chirac. Mais si je le nommais, je prendrais un risque énorme. Pensez ! Je me retrouverais avec un Premier ministre qui, pour une raison ou une autre, pourrait refuser de me prendre au téléphone pendant une semaine ou poser un lapin de dernière minute à la personnalité étrangère qu’il était censé accueillir à l’aéroport, au nom de la France. On ne peut pas travailler comme ça[1] ! »
Alors, va pour Toubon, si son père spirituel le lui demandait.
Certes, il a décidé de se libérer de la tutelle de Jacques Chirac en quittant la mairie de Paris où il était adjoint aux Finances, pour la mairie de Bordeaux que Jacques Chaban-Delmas lui a laissée en héritage. Il entend exister par lui-même et n’être plus l’un des « esclaves » de l’Hôtel de Ville.
Certes, Alain Juppé au Quai d’Orsay, aime dire, comme d’autres chiraquiens, qu’il a dû, souvent, « remonter les pendules » de son patron quand Jacques Chirac était dans les basses eaux. Qu’il soit permis d’en douter : cet homme n’est jamais dans l’enflure ni la précipitation. Il attendait juste son heure pour se déclarer.
Juppé m’a répondu : “Peut-être que je fais une bêtise mais je suis fidèle à Jacques Chirac et le resterai.” C’était clair, net et sans appel. »
Roger Romani, se furent prononcés en faveur du maire de Paris. « Ne t’inquiète pas, lui répond l’autre. Je n’ai aucun doute sur Alain. Je le vois bientôt, je te raconterai. »
Après la rencontre, Chirac fait, comme prévu, son rapport : « Tout s’est bien passé. Alain est un homme d’une fidélité incroyable, il n’y a pas mieux. On s’est mis d’accord. Il va d’abord faire un communiqué à l’AFP, puis une télé et des radios. Tu vas voir, il sera parfait. »
Alors, Pons : « Et ça t’a coûté combien ? »
Sur quoi, relate Juppé, Chirac passait son temps à le défendre. Il n’avait pas le choix. Aurait-il voulu le congédier, il n’aurait pas pu. Sinon, il aurait retrouvé Alain comme président du premier parti de la majorité et on serait allé vers la crise de régime. »
Ce que Juppé n’a pas forcément eu à monnayer son soutien, tant est grand l’attrait qu’il exerce sur Chirac. Il est le fils que le nouveau président n’a pas eu. Un fils orgueilleux, un peu rebelle, dont tout le monde ou presque, à commencer par Mitterrand, a célébré le parcours au ministère des Affaires étrangères.
Mitterrand est convaincu que l’horizon des prochaines années est bouché par cet homme vif à l’œil de laser et à la démarche souple de coureur à pied. « Que Chirac l’emporte ou non, pronostique-t-il plusieurs semaines avant le scrutin, la vie politique sera dominée par le combat sans merci que vont se livrer Juppé qui l’emportera. Il a la grâce[2]. »
Sans doute le président sortant a-t-il tenu ce type de propos devant Jacques Chirac qui, en ce cas, a dû se rengorger. Le nouvel élu a reporté sur Alain Juppé toute la confiance qu’il avait, à tort, accordée à Édouard Balladur. Après la victoire de la droite aux législatives de 1993, le « meilleur d’entre nous » n’était qu’un chambellan-bis qui manquait encore d’expérience et le président du RPR s’en était voulu de ne l’avoir pas mis en tête de liste, sous prétexte qu’il était « trop tendre ». Avec celui-là, si franc et si sincère, les choses auraient été tellement plus simples...
Seguin n’aurait pas manqué d’effaroucher.
De même que Chirac avait utilisé Balladur pour en finir avec Juppé pour carboniser les derniers restes de Balladur. Bien sûr, il dit à tout bout de champ qu’il n’en veut pas à son ancien chambellan. Mais il le répète trop souvent pour que ce soit vrai. Bien qu’il s’en défende, les deux années écoulées lui ont appris la rancune, une rancune qui n’en finira plus de macérer et de rancir. En somme, il s’est mitterrandisé.
Mitterrand savoure mêmement sa vengeance. Le 11 mai, après avoir reçu Balladur qui vient de démissionner de ses fonctions de Premier ministre, le président sortant raconte à l’auteur : « Je l’ai gardé aussi longtemps que j’ai pu. Trente-cinq minutes. Ce fut un vrai supplice pour lui, car il vit très mal son échec. C’est la première fois qu’il n’a pas croisé ses jambes pendant un entretien avec moi. »
La pire vengeance, n’est-ce pas le pardon ? Chirac feindra d’avoir absous Balladur. Jamais un mot contre lui, ni en public ni en privé. Il l’a juste biffé de sa mémoire, biffé et gratté. « Je ne suis pas rancunier pour deux sous, insiste-t-il pourtant. Ma femme me le reproche assez souvent. Quand on fait de la politique depuis longtemps, on sait bien qu’il faut être vigilant, avec toutes ces dagues dissimulées sous les plis des manches de ceux que vous croyez être vos amis. Si on prend parfois un coup, on se dit que c’est la vie ou que c’est le métier qui veut ça, on n’en fait pas une histoire. Je reconnais qu’il y a aussi en moi une certaine indifférence. J’en ai tellement vu et tellement entendu, vous comprenez. Un homme m’a appris beaucoup à ce propos. C’est Chaban. Comme j’ai soutenu Giscard contre lui, il aurait pu décider que je l’avais trahi et m’en vouloir pour la vie. Eh bien, non. Il m’a donné une belle leçon en passant l’éponge[3]. »
Soit. N’empêche que Jacques Chirac a donné comme consigne à Bernard Bosson.
Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France et stratège de la politique du franc fort, dont le crime est d’avoir été directeur de cabinet d’Édouard Balladur en 1986. Autant de « connards » accusés de conservatisme, d’ineptie ou de poltronnerie, c’est selon.
Quand Pasqua lui dit, la veille de sa prise de fonction, qu’il devrait laisser à Balladur la mairie de Paris qui serait ainsi bien tenue, Chirac répond : « C’est impossible. Édouard s’était vraiment engagé à ne jamais être candidat. Il a manqué à sa parole.
— Quelle importance, soupire Pasqua. Tu t’en fous, tu as gagné. »
Il ne pardonnera pas. Le traumatisme est tel après la trahison de Balladur, que Chirac est déjà tout claquemuré de l’intérieur avant même d’entrer dans la cour de l’Élysée, pour prendre possession des lieux. Cet homme est un blockhaus, désormais, et beaucoup de ses ennuis viendront de là.
1-
Entretien avec l’auteur, le 5 mai 1995.
2-
Entretien avec l’auteur, le 12 mars 1995.
3-
Entretien avec l’auteur, le 4 août 1995.
La Tragédie du Président
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