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La jeune fille au masque de fer
« On se suicide toujours contre
quelqu’un et même
quand ça n’est pas vrai, il le
croit. »
Jehan Dieu de la Viguerie
Certains jours, il règne un climat très
lourd à l’Hôtel de Ville. Parfois, Bernadette Chirac éclate en
sanglots : « Je n’en peux plus. » Ou bien son mari
laisse tomber avec un voile de tristesse dans le regard :
« C’est trop dur. Je ne souhaite à personne de vivre ça. Pas
même à mon pire ennemi. »
Depuis des années, ils vivent un drame
familial qui, en dépit des écarts répétés du maire de Paris, a
resserré leurs liens : Laurence, leur fille aînée, souffre
d’anorexie. Évidemment, comme toutes les adolescentes ou jeunes
femmes atteintes de cette maladie, elle est plus vive et sensible
que la moyenne. Le portrait craché de son père avec les yeux de sa
mère.
Définition de l’anorexie mentale selon
le Larousse : « Affection
psychiatrique touchant surtout le nourrisson et l’adolescente,
caractérisée par un refus plus ou moins systématique de
s’alimenter. » Laurence ne mange pas et ses parents ont tout
tenté pour qu’elle retrouve l’appétit. Les psychologues les plus
renommés. Les établissements les plus cotés. Sans succès.
À en croire les Chirac, c’est une
méningite qui a provoqué cette anorexie mentale. Au début des
années soixante-dix, tandis que Bernadette passait les vacances
avec ses deux filles en Corse, Laurence, alors âgée de quinze ans,
s’est plaint de maux de tête. Après que les médecins eurent
diagnostiqué une méningite, elle fut rapatriée en avion sanitaire à
l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière où elle subit une ponction
lombaire. Officiellement, tout a commencé là.
Selon les spécialistes, l’anorexique a
un rapport particulier avec le père. Possessive, elle le tourmente,
elle le persécute, elle le « sadise ». Jacques Chirac,
qui a tôt fait de culpabiliser, se sent responsable et, comme
d’habitude, prend l’affaire en charge. Il est conscient de n’avoir
pas été assez présent, ce maître de maison dont la grande phrase
fut si longtemps, d’après Bernadette : « Je file[1] ! »
Longtemps, Jacques Chirac s’imposera de
venir déjeuner chaque jour avec Laurence, comme les médecins le lui
ont recommandé. Tant pis pour les repas officiels. Il arrivera en
retard et mangera une deuxième fois, ce qui n’est pas pour le
gêner. Rien n’y fait. Les tentatives de suicide et les
hospitalisations se succèdent.
« Au début de la maladie de
Laurence, a dit un jour Bernadette Chirac[2], nous avons cherché des structures en France,
en Europe et même aux États-Unis. Il n’y avait que des structures
fermées dans lesquelles l’adolescent n’avait aucun contact avec sa
famille ou ses amis. Nous-mêmes, nous pouvions téléphoner pour
avoir des nouvelles mais nous ne pouvions pas parler avec notre
fille. »
Entre deux rechutes, Laurence tente de
revenir à la vie et au monde. Elle poursuit des études de médecine
et, après l’avoir rencontré deux ou trois fois, entretient une
correspondance nourrie avec le journaliste Bernadette Chirac
reconnaît ainsi avoir été, avec son mari, au cours des années
quatre-vingt, « dans un terrible désert affectif et
moral ».
À partir de 1987, alors que son
père est Premier ministre, la rumeur commence à courir, dans Paris,
que Laurence est morte et qu’elle a été enterrée dans la
clandestinité. Les Chirac reçoivent même des lettres de
condoléances. Ils sont meurtris, furieux et désemparés. « Je
ne vois pas comment réagir, grogne Jacques Chirac. Je ne vais quand
même pas faire un communiqué pour dire qu’elle est
vivante ! » D’autant que le meilleur moyen d’accréditer
la rumeur, en France, est de la démentir officiellement.
En attendant, Laurence continue de
glisser. Certes, elle est suivie par l’un des plus grands
psychiatres français, Lejeune, une des grandes figures de la
médecine française, spécialiste des trisomiques, ami de
Jean-Paul II et adversaire de l’avortement. Mais le
13 avril, la maladie reprend le dessus : pendant que les
Chirac sont en vacances en Thaïlande, leur fille aînée saute du
quatrième étage de son appartement parisien pour s’écraser dans une
cour intérieure. Bilan : les pieds éclatés et deux points de
compression dans le cerveau.
Quelques heures plus tard, le téléphone
sonne sur le bureau d’un des patrons de la communication de la
mairie de Paris, Bernard Niquet. C’est Jacques Chirac, depuis la
Thaïlande. « Laurence s’est jetée par la fenêtre, annonce-t-il
à son collaborateur. On va l’opérer et elle va s’en sortir. Mais
les journalistes vont vous appeler car l’affaire est devenue
publique, et je voudrais que vous leur disiez la vérité :
qu’elle souffre d’anorexie. »
Depuis, Laurence Chirac est sortie de la
chaise roulante où sa défenestration l’avait condamnée à passer
plusieurs mois. Après une quinzaine de tentatives de suicide, pour
la plupart assez sérieuses, elle tente d’avoir une vie normale,
dans son rez-de-chaussée de la rue Saint-Dominique. Elle reçoit
souvent la visite de sa mère qui continue de la porter avec une
obstination qui force le respect.
Rien ne peut ébranler cette cabocharde
de Bernadette, si volontiers revêche. « En toutes
circonstances, elle fait front, dit Bernard Niquet qui fut
longtemps conseiller technique à l’Élysée auprès d’elle. C’est une
guerrière[3]. »
Sans doute pour la protéger contre
elle-même, Laurence a été effacée des photos de famille. Mis à part
la cérémonie de la passation des pouvoirs et d’intronisation de
Jacques Chirac à l’Élysée, le 17 mai 1995, elle n’est
jamais apparue dans une manifestation officielle. C’est
« l’absente ».
Nouvelle version du « masque de
fer » que l’on éloigne des regards, Laurence est la mauvaise
conscience d’un couple qui a tout sacrifié à la politique. C’est
son martyre, son chagrin et puis aussi une autre raison de battre
sa coulpe. Tant il est vrai que Jacques et Bernadette Chirac sont
des pénitents qui semblent toujours attendre la rémission d’un
péché originel.
C’est la tragédie de Laurence qui
explique la force du lien entre Claude et son père. Il a trop peur
de faillir une deuxième fois...