6
Grosse fatigue
« L’enfer est tout entier dans ce mot : solitude. »
Victor Hugo
Malraux disait qu’il faut soixante ans pour faire un homme. Jacques Chirac a cinquante-sept ans et son personnage n’est toujours pas achevé. C’est sans doute pourquoi il n’arrive pas à s’aimer.
Il ne se déteste pas, non, il se méprise. Le maire de Paris a le sentiment d’avoir gâché sa vie et s’en ouvre volontiers à ses visiteurs avec une tristesse qui tourne souvent à l’autodénigrement.
« J’ai tout raté, dit-il un soir de déprime[1]. Professionnellement, mon échec est patent. Quant à ma vie personnelle, c’est un naufrage. Il y a trente ans que je sacrifie ma famille pour devenir président de la République. Eh bien, j’ai échoué sur les deux tableaux. Je ne suis pas président et j’ai perdu ma famille.
— Perdu ?
— Oui, perdu. Je ne crois pas que je la retrouverai jamais. Je l’ai toujours fait passer après ma carrière politique. »
Jacques Chirac a arrêté de fumer : ça ne lui remonte pas le moral. Pour mettre sa volonté à l’épreuve, il laisse toujours un paquet de cigarettes sur son bureau et un autre sur sa table de chevet. Il tient bon mais il prend du poids. Il a beau remonter ses pantalons et serrer sa ceinture, son ventre se déploie royalement dessous, une autre raison de s’apitoyer sur soi.
Il a envie de tout envoyer dinguer, même sa mairie de Paris. « Je me suis fait avoir comme un bleu par François Mitterrand, dit-il, le même soir, à l’auteur. Je ne suis pas assez calculateur ni assez hypocrite pour devenir un homme politique de haut niveau. Il me manque quelque chose que je n’aurai jamais, ce mélange de vice et d’assurance qui fait les grands destins. Je crois que je vais entrer dans le privé. »
Il se verrait bien à la tête d’une banque ou d’une entreprise industrielle. « Motiver, mobiliser, développer, je sais faire, insiste-t-il. Je ne me débrouillerai pas plus mal que d’autres. » Il aimerait mieux travailler dans une société qui ait, d’une manière ou d’une autre, à faire avec les arts, une société de vente aux enchères, par exemple, mais bon, il ne fera pas la fine bouche.
En attendant, ses proches se font du mouron pour lui. Pierre Mazeaud, le compagnon des bons et des mauvais jours, se souvient l’avoir entendu répéter sans arrêt, avec un air de chien battu, au cours de l’été 1988 : « J’en ai marre, trop marre. » Mais si Jacques Chirac voulait abandonner la politique, ajoute son vieil ami, « il était bien obligé de reconnaître qu’il ne savait rien faire d’autre ».
Alain Juppé se rappelle pareillement que le maire de Paris était complètement désarçonné. « Il avait perdu son répondant, dit-il. Pendant plusieurs mois, il m’a semblé qu’il était prêt à se laisser manger vivant. La politique ayant, comme la nature, horreur du vide, les ambitions s’aiguisaient. En tant que secrétaire général du RPR, j’étais l’objet des premières attaques de ses ennemis. C’est à peine s’il me défendait[2]. »
Charles Pasqua l’entend souvent tenir des discours du genre : « On n’y arrivera jamais. Au train où vont les choses, Le Pen finira sans doute un jour par faire 30 % et, alors, la droite sera condamnée à rester l’opposition.
— Arrête ton char, coupe Pasqua. Regarde combien de fois Mitterrand s’est présenté avant d’être élu[3]. »
À cette époque, Jacques Chirac peut rester prostré des heures dans son bureau. Le reste du temps, l’habitude aidant, il continue de prodiguer, avec le même sourire commercial, les promesses, les poignées de main ou les baisers aux enfants. Mais il n’y croit plus. « Les Français ne m’aiment pas, observe-t-il. Je leur fais peur. Et puis ils ne me trouvent pas suffisamment humain. Je ne vois pas pourquoi je devrais continuer à m’accrocher comme ça. Quand je pense à toutes ces heures perdues à courir partout en rabâchant les mêmes choses alors que j’aurais pu les passer à cultiver mes jardinssecrets, ça me fiche le bourdon[4]. »
Quand on lui demande qui il voit pour le remplacer s’il décidait de prendre du champ, Jacques Chirac répond sans hésiter :
« Édouard Balladur. On peut raconter ce qu’on veut, c’est un homme d’État. Il fera très bien l’affaire, vous savez. La France ne perdra pas au change. »
A-t-il parlé de ses intentions au premier intéressé ? Évidemment. De temps en temps, il a glissé, en incidente, à son dauphin, des formules du genre : « Après moi, ce sera vous. » Ou encore : « S’il m’arrive quelque chose, vous serez tout désigné pour prendre la suite. » Autant dire que c’est Jacques Chirac qui lui a mis le vélo dans la tête.
Un vélo, le mot est faible. N’ayant jamais considéré que la défaite de Chirac était la sienne, Balladur ne se sent plus, depuis. D’autant qu’il est couvé par le maire de Paris qui est devenu à la fois son mentor politique et son attaché de presse, téléphonant, par exemple, aux directeurs de journaux pour que soit bien présenté, avec appel en première page, s’il vous plaît, le dernier article d’Édouard : « Ne le faites pas pour moi, s’excuse, grandiloquent, le maire de Paris. Faites-le pour la France. »
Sous la pluie des éloges, Édouard Balladur se rengorge, activité où il excelle et qui est sans doute celle qu’il préfère entre toutes. Il se rengorge, spécule, espère et conjecture.
S’il songe à Balladur pour lui succéder, c’est bien la preuve que Chirac a compris les leçons du scrutin. La France est fatiguée de tout. Des réformes, des débats, des polémiques. Après la fausse révolution de 1981 et la pseudo-restauration de 1986, elle n’aspire qu’à la tranquillité sous la houlette d’un rassembleur, pas d’un bretteur.
Il fallait au pays un père peinard, façon IIIe République, et François Mitterrand s’est dévoué pour jouer le rôle. Robert Badinter, mitterrandiste historique, a tout dit quand il observe, à l’époque : « François Mitterrand a gagné parce qu’il a su, le mieux, exprimer la France peureuse et frileuse, celle qui a peur de l’avenir et de l’étranger[5]. »
Il s’agit, désormais, de ne pas faire de vagues. De ce point de vue, Balladur est l’homme de la situation. Il sait reposer son monde avec ses manières compassées et ses discours écrits à l’eau tiède. Sa placidité en impose. Avec lui, jamais de gaffes ni d’esclandres. Il a, de surcroît, de l’allure et de la culture. Toujours disponible, il passe mieux auprès des médias bien-pensants que son fougueux patron. Il sait les courtiser et les flatter comme ils aiment. Il devient rapidement leur coqueluche. Il est dans l’air du temps.
Chirac n’en prend pas ombrage. Il est convaincu que Balladur peut, le jour venu, prendre son relais mais que, d’ici là, il n’a rien à en craindre. Le saurait-il, il ne s’offusquerait pas que, derrière son dos, l’autre l’appelle « ce garçon » et, parfois même, « ce pauvre garçon » avec une moue apitoyée ou dédaigneuse. Il ne doute pas que son ancien ministre de l’Économie soit sous son charme, sinon son ascendant.
S’il est vrai qu’il faut beaucoup de naïveté pour faire de grandes choses, Chirac devrait être appelé à un immense destin. Il se prend pour le soleil. Il n’est que la planète, et encore. Il fait ainsi avec Balladur l’erreur qui vient de lui être fatale avec Mitterrand. Il croit ce que l’autre dit. Il est sûr de son emprise sur lui. Cet homme souffre, en vérité, d’une sorte d’inaptitude à voir le mal ou à imaginer qu’on puisse lui résister.
Avec Mitterrand, Chirac reconnaît être tombé de haut : « Je croyais avoir des relations confiantes avec lui jusqu’à notre accrochage à propos de l’affaire Gordji, lors du débat télévisé entre les deux tours de l’élection présidentielle. Ce jour-là, il m’a menti effrontément en me regardant, qui plus est, dans les yeux. Ce fut une révélation. Tout mon univers s’est effondré d’un coup. J’ai compris que j’avais été abusé pendant les deux années de cohabitation[6]. »
Avec Balladur, plus dure encore sera la chute...
1-
Entretien avec l’auteur, le 15 septembre 1988.
2-
Entretien avec l’auteur, le 4 avril 2005.
3-
Entretien avec l’auteur, le 10 juin 2003.
4-
Entretien avec l’auteur, le 15 septembre 1988.
5-
Entretien avec l’auteur, le 30 mai 1988.
6-
Entretien avec l’auteur, le 15 septembre 1988.
La Tragédie du Président
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