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Mélange des genres
« La vérité n’est jamais amusante.
Sans cela, tout le monde la dirait. »
Michel Audiard
La scène se passe en 1969 au début de la campagne présidentielle de Georges Pompidou, dans un des bureaux du QG du candidat, avenue de La-Tour-Maubourg, à Paris. Un des grands barons du gaullisme est venu rendre visite à Jacques Chirac. Ce n’est pas vraiment une conscience mais au moins un des compagnons de la première heure du général. Une figure, comme on dit.
Jacques Chirac est trésorier de la campagne. À trente-six ans, le secrétaire d’État à l’Économie et aux Finances du gouvernement sortant est l’un des hommes-clés du staff de Georges Pompidou. Il a la haute main sur les caisses qui sont aussi vides que les sondages sont bas. Au QG, il règne une ambiance de mort.
Pompidou est, lui, convaincu du contraire.
Chirac se fait du mauvais sang. Aussi, quand le baron du gaullisme lui annonce qu’il a trouvé de l’argent, le trésorier de Pompidou retrouve le sourire. Voilà exactement ce qu’il lui fallait. Une somme immense. Elle sera en liquide et arrivera par valises dans les prochains jours. Origine : la monarchie saoudienne. Le secrétaire d’État n’hésite pas une seconde.
Quand Chirac annonce la bonne nouvelle à Pompidou, il se prend une avoinée dont il se souviendra longtemps : « Vous êtes fou, mon vieux, un irresponsable doublé d’un incapable ! Je ne veux pas d’argent étranger dans cette campagne ! Pas un centime d’argent étranger ! » Le trésorier transmet aussitôt le message au baron du gaullisme.
Quelques mois passent et, un jour, à l’occasion d’un débat un peu vif avec l’un des membres de la monarchie d’Arabie Saoudite, Georges Pompidou s’entend dire : « Comment pouvez-vous être si peu conciliant après tout ce qu’on a fait pour vous ?
— À quoi faites-vous allusion ?
— À tous ces millions qu’on a versés pour votre campagne. »
C’est une histoire que Jacques Chirac raconte volontiers. Façon de célébrer la rigueur morale de Georges Pompidou, tout en reconnaissant qu’il avait lui-même peu d’illusions sur la classe politique, avec tous ces intermédiaires, glorieux ou véreux, qui se remplissent les poches au passage, entre deux livraisons de valises.
Mais a-t-il bien reçu la leçon de Pompidou ? Ce n’est pas sûr.


Comme Mitterrand, Chirac n’est pas entré en politique pour faire fortune. Il n’a rien amassé, ce grand seigneur, pas chipoteur ni avaricieux, qui use ses chemises jusqu’à la corde avant de faire ourler le bout des manches. Mais il a toujours tendance à confondre ses poches et les caisses de l’État. Il n’a pas eu peur non plus de filouter le fisc quand c’était possible. Avec lui, pas de petits profits.
Passons vite sur l’affaire du château de Bity, à Sarran, en Corrèze. À peine a-t-il acquis cette ancienne demeure d’un mousquetaire du roi, le 3 mars 1969, qu’elle est classée « monument historique » par le ministère de la Culture, ce qui permettra au secrétaire d’État à l’Économie et aux Finances, un comble, de déduire de ses revenus les frais de restauration de sa propriété, et donc de ne pas payer d’impôts. Ce petit scandale, révélé par Le Canard enchaîné le 12 janvier 1971, provoque une grosse colère de Georges Pompidou : « Quand on fait de la politique, on s’arrange pour ne pas avoir de château. Sauf s’il est dans la famille depuis Louis XV ! »
Cette affaire n’est rien en comparaison d’une autre, révélée trente ans plus tard, par le même Canard enchaîné[1]. En 1978, Jacques Chirac, alors trésorier de la Fondation Claude Denis. Pensez ! Ça aurait troublé la tranquillité des Chirac qui, au demeurant, ne viennent pas souvent à Sarran. Mais bon, ils ne supportent pas l’idée que le chemin de terre qui mène à leur propriété soit emprunté par d’autres qu’eux ou leur personnel de maison.
Il n’y avait aucune raison que la Fondation Claude Pompidou « pour les personnes âgées et handicapées » acquière ce terrain qui, depuis, est resté en friches. D’autant que le prix était très au-dessus de ses moyens et qu’elle semblait condamnée à emprunter pour régler la transaction. Au conseil d’administration qui a entériné la décision, Jacques Chirac a évoqué, pour faire passer la pilule, un « don » qui assurerait « entièrement » le financement, et qui, bien sûr, ne viendra jamais. Il a prétendu, de surcroît, que son achat pourrait être « utilisé ultérieurement pour l’implantation d’un centre de vacances pour personnes âgées ». Il va de soi qu’aucune étude n’a été lancée par la suite.
Mais le pire n’est pas là. Après cette petite truanderie, le pire est dans le mélange des genres qui a conduit Jacques Chirac à faire payer la transaction par la ville de Paris. Le 17 mars 1978, la vente du terrain était signée devant notaire. Deux semaines plus tard, le 31 mars, le conseil de Paris allouait une confortable subvention à la Fondation Claude-Pompidou, une subvention qui augmenterait encore à partir de 1980. C’était certes moins visible et plus habile que de faire acheter directement les cinq hectares par la mairie de la capitale. Mais le résultat est le même. Légal, sans doute. Pas moral, c’est l’évidence.
La carrière politique de Chirac est émaillée d’embrouilles de ce genre. « Je ne suis pas un homme d’argent », a-t-il protesté un jour[2]. Soit. Mais il sait en faire avec celui des autres. À force de vivre et de travailler sous les lambris des palais de la République, tous ses privilèges lui ont paru naturels et, si nécessaire, il s’en arroge d’autres. Il n’a cessé de trichoter, comme n’importe quel notable de province, en prenant toutefois soin de ne jamais sortir des clous de la légalité.
L’exemple du pavillon de la rue du Bac symbolise tout à fait cet état d’esprit. C’est un rez-de-chaussée de rêve blotti au fond d’une cour. 189 mètres carrés avec un jardin privatif de 500 mètres carrées que les Chirac louent depuis 1977 pour une somme qui, en 1995, s’élève à 11 000 francs par mois. L’une des meilleures affaires de la capitale. À l’origine de ce miracle : une société immobilière, apparemment créée pour l’occasion, la SFIR, qui a acheté, en 1989, cet appartement désormais habité par Claude Chirac. Il se trouve, par un pur hasard, que la SFIR est une filiale de la SGIM, société détenue à 39,6 % par la ville de Paris et qui, jusqu’alors, ne possédait pas de logement en propre. Là encore, Jacques Chirac a confondu l’argent public et le sien.
Que l’affaire soit opportunément sortie pendant la campagne présidentielle de 1995, que Jacques Chirac ait soupçonné Nicolas Sarkozy, qui fut un familier des lieux, d’avoir vendu la mèche, tout cela ne change rien au constat qui s’impose : si ce n’est pas de la prise illégale d’intérêt, c’est au moins de l’abus de pouvoir. En somme, une faute. Ce sont là des mœurs de république bananière.
Depuis longtemps, une littérature de gare décrit Jacques Chirac comme un grand corrompu. Un spécialiste de l’extorsion de fonds qui n’aurait passé son temps qu’à ramasser de l’argent pour se constituer, comme Talleyrand à son couchant, une « immense fortune ».
De Mitterrand, la même littérature prétendait la même chose, avec aussi peu de preuves. On sait ce qui est arrivé ensuite. Le fils aîné de l’ancien président a fini à la ramasse, en faillite personnelle, tandis que Danielle, sa veuve officielle, en était réduite à vendre le mobilier familial pour assurer ses fins de mois. Feu son mari ne leur avait laissé aucun des châteaux ni des comptes en banque suisse qu’une certaine presse lui prêtait.
Ce sera la même chose pour Chirac. Tout l’argent qu’il a fait engranger, il l’a toujours remis aussitôt dans le circuit, pour les affiches, les obligés ou les campagnes électorales. Les poches de la veste pleines de liasses de fonds secrets, il est juste un politicien d’autrefois qui, comme Mitterrand, vit sur la bête et pour qui la fin justifie toujours les moyens. Un « parrain » de la République.
1-
Le 1er août 2001.
2-
Le 14 décembre 2000, sur TF1.
La Tragédie du Président
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