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La vraie nature de Bernadette
« La maison n’est pas fondée sur le
sol,
mais sur la femme. »
Proverbe albanais
À peine nommé à la tête de l’état-major
de campagne du président, Lionel Jospin vainqueur, il n’a pas le
choix. Il faut tout essayer.
Bernadette est désormais persona grata. Ce sera la revanche de la
présidente. Depuis un an déjà, elle est sortie du placard en
publiant Conversation[1], un livre d’entretiens avec Patrick de
Carolis, qui s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires. Il est
vrai que les lecteurs en ont eu pour leur argent. Ils ont découvert
une femme rosse, crue et batailleuse, à rebours de l’image
compassée qu’elle peut donner sur les photos officielles. Elle ne
cache rien, même pas les frasques de son époux.
En 1998, après qu’eut couru dans le
Tout-État la rumeur d’une liaison entre son mari et l’actrice
Claudia Cardinale ! »
Avec le temps, elle s’est fait une
raison. Jacques Chirac, rapporte-t-elle dans son livre,
« avait un succès formidable. Bel homme, et puis très
enjôleur, très gai. Alors, les filles, ça galopait ». Elle
reconnaît qu’elle fut « très » jalouse : « Il y
avait de quoi, écoutez ! La chance de mon mari, c’est que j’ai
été une fille très raisonnable, je crois. » Elle avoue même, à
demi-mots, avoir « hésité » à le quitter. Mais bon, si
elle a tenu, c’est parce qu’elle avait « une bonne dose de
volonté, de ténacité et de persévérance ».
Sans doute lui aussi a-t-il
« hésité » à la quitter. Souvent, très souvent, il est
rentré à plus d’heure, chargé de parfums qui n’étaient pas les
siens. Quand il ne s’est pas fait la malle en fin de semaine, sous
des prétextes variés. Ou quand il n’a pas profité d’un sommet
européen pour passer la soirée avec Silvio Berlusconi, en galante
compagnie. N’empêche qu’il n’a jamais fugué longtemps. Sauf une
fois quand il était à Matignon et qu’il avait pris un appartement
avec une journaliste dont il fut éperdument amoureux. Jusqu’à ce
qu’il rompe, à sa façon, du jour au lendemain, avec une brutalité
inouïe.
Écoutons Bernadette Chirac :
« Mon père m’avait dit : “Vous êtes son point fixe.” La
suite lui a donné raison. Mon mari est toujours revenu au point
fixe. De toute façon, je l’ai plusieurs fois mis en garde : le
jour où Napoléon a abandonné Joséphine, il a tout
perdu. »
Jacques Chirac confirme volontiers la
thèse du « point fixe » : « Nous autres les
hommes, nous sommes comme les Cro-magnon de la préhistoire,
confie-t-il un jour à l’auteur[2].
Toujours à chasser et à courir la gueuse. Mais à la fin des fins,
il nous faut retourner dans notre grotte. Moi, j’ai besoin de cette
grotte pour me retrouver. Sans elle, je serais malheureux comme les
pierres. »
Il ne peut pas se passer de Bernadette.
Enfin, au téléphone. Il l’appelle souvent. Cinq ou six fois par
jour, parfois davantage. Quand il n’arrive pas à la joindre tout de
suite, il demande de ses nouvelles à la secrétaire, au chauffeur ou
à l’officier de police, avant de la faire chercher : où
qu’elle soit, sa femme doit lui répondre.
Possessif, Jacques Chirac ?
« C’est un fils unique, ironise son épouse[3]. Il n’est pas égoïste. Il est prêt à partager.
Mais il faut toujours que les choses tournent autour de lui. »
Pour preuve, quand il lui demande de l’accompagner à une réception
ou dans un voyage impromptu, elle doit obtempérer toutes affaires
cessantes. Même si elle a des engagements importants. Sinon, elle
s’entendra dire : « Vous êtes la femme du chef de l’État
et tout ce que je vous demande passe avant le reste. »
A priori, elle a tout de la
femme-potiche. Elle est du dernier bien avec toutes les princesses
et sous-baronnes de Paris. Elle est de la plupart des grandes
soirées mondaines que son mari a toujours ostensiblement boudées.
Elle n’hésite pas non plus à jouer, à l’occasion, les
représentantes de commerce de LVMH dont elle arbore la plupart des
marques, de la tête aux pieds, avec des airs de Reine d’un
jour.
Mais ce n’est pas seulement une plante
d’ornement. Elle parle beaucoup, sans afféterie, avec une sorte
d’alacrité assassine. C’est pourquoi elle exaspère si souvent son
mari qui, alors, la rudoie. Elle a tout entendu, y compris des
accusations du genre : « Vous ratez tout et vous faites
tout rater aux autres[4]. » Mais les colères de son mari ne durent
jamais longtemps. « Il tourne très vite la page,
note-t-elle[5]. Un soir, il vous dit des
choses épouvantables et puis le lendemain matin, il est gai comme
un pinson, sautant de branche en branche. Alors, ça donne ce
dialogue entre nous. Lui : “Vous n’avez pas l’air en forme, on
dirait.” Moi : “Après ce que j’ai entendu hier soir, c’est
normal.” Lui : “Mais je n’ai rien dit !” Moi : “Eh
bien, retirez-le !” »
Bernadette Chirac raconte ça en riant.
Il est vrai qu’elle rit souvent, d’un rire un peu dur, parfois même
méchant. Elle a subi trop d’avanies. Depuis des années, elle a eu à
supporter, souvent seule, la tragédie de l’anorexie de Laurence.
Pour la plupart des questions, elle n’a cessé de prendre sur elle,
sans jamais laisser échapper une plainte ni une larme, se souvenant
toujours d’une des phrases favorites de sa mère, qu’elle aime
citer : « Vous pleurerez un autre jour. » La vie ne
l’a pas aimée. Et son mari ?
Jacques Chirac l’aime, il n’y a pas
l’ombre d’un doute. Mais il ne supporte pas de l’avoir trop
longtemps dans son champ de vision. Un jour d’été, à Brégançon,
en 2005, elle a lâché, sur ce ton grinçant qu’elle
affectionne, à l’intention de son époux : « Non, mais
vous vous voyez, une fois sorti de l’Élysée, prendre tous les
matins votre petit-déjeuner en tête-à-tête avec moi ? »
C’est, à coup sûr, un avenir qu’il se refuse.
Un observateur extérieur, Elkabbach,
mais il y avait une grande tendresse entre eux. Pour l’épater, elle
avait décidé de faire un long parcours à la nage, entre deux
lagons. “Mais ma pauvre amie, s’était-il exclamé, vous allez couler
comme un fer à repasser !” Avec son endurance, elle avait
quand même fait l’aller et le retour. Hélas, il ne l’a pas vue
revenir. Il ronflait. »
Il y a toujours entre eux un mélange de
complicité et de rancœur. Ils s’insupportent mais ne peuvent se
passer l’un de l’autre. En somme, un vieux couple. C’est toujours
quand elle n’est pas là que Chirac l’aime le plus.
Elle le fascine aussi. Comme lui,
Bernadette est une bête de terrain, toujours en action et à l’aise
dans tous les milieux. Pas du genre à faire la pimbêche ou la
renchérie. Quand elle a fini d’écumer les soirées chics du
16e arrondissement de Paris, elle
patauge, en bottes, dans les cours de ferme de Haute-Corrèze. Élue
et réélue conseillère générale du canton de Meymac
depuis 1978, elle mène campagne, toute seule, dans une petite
voiture rouge et obtient, à chaque scrutin, des scores qui
impressionnent son mari. Tous ceux qui l’ont côtoyée, à la mairie
de Paris puis au palais de l’Élysée, la voient de la même façon.
Une dame de fer qui garde toujours les pieds sur terre. Le préfet
Bernard Niquet, qui fut longtemps son plus proche collaborateur,
n’hésite pas à dire : « Jamais, je ne l’ai surprise en
train de flancher ou de défaillir. Jamais. » Elle sait faire
semblant et sauver les apparences.
Comme elle ne se prend pas au sérieux,
elle adore blaguer, pour détendre l’atmosphère. À cette époque,
quand elle tourne en province, par exemple, elle dit souvent aux
élus : « Mon collaborateur Bernard Niquet ferait un très
bon candidat dans cette circonscription. D’ailleurs, il y pense. En
plus de ça, il a des racines dans votre région. » Tête du
notable local. De la même façon, elle a fait courir le bruit
qu’elle envisage de se présenter à la mairie de Paris en 2001.
Encore un canular. Même s’il n’y a pas seulement de l’ironie quand
elle laisse tomber une de ses phrases rituelles, d’une voix
faussement plaintive : « Et moi, pourquoi je n’ai rien
eu ? »
Il lui a fallu tailler sa route. À la
mairie de Paris, c’était tout naturellement la maîtresse de maison.
À la fois hôtesse, dame d’œuvres et mouche du coche politique. Au
palais de l’Élysée, elle a dû se faire elle-même une place. À la
force du poignet. Rien n’était joué d’avance. Même si elle a su
donner le change, elle s’est sentie humiliée et bafouée pendant ses
premières années de présidente : en 1995, à l’aube du
règne, tout avait été mis en place pour la marginaliser, avec
l’accord plus ou moins tacite de Jacques Chirac.
Cette année-là, Mme Chirac, c’était
Dominique de Villepin. Du petit personnel aux conseillers
techniques, tout le monde se tournait vers elle. Pour la
communication, bien sûr, mais aussi pour l’intendance.
L’arrivée de Jacques Chirac à l’Élysée
se traduisit donc par une mise à l’écart de Bernadette. Il n’y en
avait plus que pour Claude qui faisait la pluie et le beau temps.
C’est ainsi que la fille décida, avec Jacques Pilhan avait été
chargé de lui annoncer la nouvelle en termes galants :
« Si vous y allez, comprenez-vous, ça fera papa, maman et les
enfants. »
Elle en avait été mortifiée. Elle n’a
cessé d’essuyer, ensuite, des offenses de ce genre. Il lui faudra
des mois et des mois pour remonter la pente. Notamment contre
Dominique de Villepin qu’elle exècre et affuble de sobriquets de
toutes sortes : « Néron », le « Grand
stratège », le « Monsieur assis dans son fauteuil
Louis XV » ou encore le « Poète de mon
mari ».
Lontemps elle s’est insurgée contre la
place qu’avait prise Claude auprès de son mari. Elle la poussait à
vivre une vie à elle. En Californie, par exemple, où sa fille
prétendait avoir des projets, selon les jours, dans la publicité ou
l’habillement. Mais Chirac n’imaginait pas la vie sans Claude. Il
s’est rendu à elle.
Elle est revenue au premier rang grâce à
un labeur acharné. « Fondamentalement, dit-elle à
l’auteur[6], mon mari est un homme très
positif et très optimiste qui pense toujours qu’il gagnera. Moi, je
suis la porteuse de mauvaises nouvelles. Je sais que c’est
assommant. Alors, je fais un tri. J’essaie de ne pas trop charger
la barque. D’y aller par petites doses. Mais je lui dis tout, les
loupés de ses amis, ses propres erreurs, les colères des gens du
peuple. Je suis la voix de la base, de la France d’en
bas. »
Ainsi est-elle redevenue une utilité
pour Chirac. En labourant le pays et en lui rapportant tout ce
qu’elle a entendu dans les provinces. « Il est si seul,
ajoute-t-elle. Et ça ne s’arrange pas. Le pouvoir suprême isole
affreusement. Il ne se partage pas, comprenez-vous. L’Élysée a tôt
fait de se transformer en tour d’ivoire. C’est pourquoi mon mari a
tellement besoin de gens comme moi, qui ne lui cachent pas la
vérité. En plus de ça, je sais comment le prendre. Si on a des
choses désagréables à lui dire, il faut toujours lui parler le
matin. Jamais le soir, où il n’entend rien. »
La campagne présidentielle de 2002
aura été son apothéose. « J’ai circulé un maximum, dit-elle
fièrement. Et j’ai écouté, parce que je suis une modeste femme de
terrain. J’ai entendu le ras-le-bol des gens sur l’insécurité. Même
des communistes m’ont dit qu’ils allaient voter Le Pen. Ils
n’en pouvaient plus, que voulez-vous. Ils avaient le sentiment que
ces questions ne pouvaient être traitées ni par la droite ni par la
gauche. » Elle a donc pronostiqué un gros score pour le
candidat du Front national. Elle a même dit à qui voulait
l’entendre qu’il serait au second tour.
Moyennant quoi, le soir du premier tour
sera une sorte de consécration pour Bernadette. En apprenant que
Jean-Marie Le Pen devance Lionel Jospin qui, du coup, est
éliminé pour le second tour, Jacques Chirac laisse tomber devant
les siens : « Il n’y a qu’une seule personne qui avait
prévu ça. C’est Bernadette. »
Alors, Bernadette : « Mais je
ne le souhaitais pas, Jacques ! »
Les jours suivants, le président ne
ratera jamais une occasion de saluer la perspicacité de son épouse.
Désormais, elle n’est plus la dernière roue du carrosse. Elle est
même davantage que la première dame de France. Une partenaire. Une
sorte d’alter ego. Enfin, une femme, sa femme.