32
La stratégie du mort-vivant
« Une fois nos passions satisfaites,
nous comptons pour rien nos promesses et nos errements. »
Catulle
Chirac peut-il remonter en selle, après cette crise d’épilepsie sociale qui a coûté à la France au moins un quart de point de son PIB[1] pour assurer la survie de quelques avantages acquis mais injustes ? Avant la grève, la popularité du président était au plus bas : en octobre, 14 % seulement des Français étaient satisfaits de son action contre 74 % qui se disaient déçus[2].
Jamais, depuis le début de la Ve République, un président n’avait atteint un tel niveau d’impopularité, après cinq mois de mandat. En matière de mécontentement, Chirac caracole loin devant ses deux prédécesseurs, Giscard et Mitterrand. Avec une particularité qui, désormais, sera souvent la sienne : le nouveau président déçoit son propre camp.
Après la grève, la cote du président est toujours à son plancher : en décembre, 22 % des Français sont satisfaits de lui contre 69 % de mécontents. Cette légère amélioration est la conséquence de la crise sociale qui a quelque peu, mais si peu, resserré les rangs de la droite autour du chef de l’État et de son Premier ministre.
Qu’importe. La stratégie présidentielle ne changera pas. Le 21 décembre 1995, le sommet social de Matignon a permis à Alain Juppé de sauver la face en lui permettant de renouer le dialogue avec les syndicats après qu’il a sauvé l’essentiel de son plan, adopté, la veille, par le Parlement.
Le 31 décembre, lors de son premier message de vœux aux Français, Chirac n’est pas sur la défensive. Au contraire, il persiste et signe : « Nous sommes au début du chemin, mais nous sommes sur le bon chemin. »
Il faut s’arrêter un moment sur ce texte fondamental si l’on veut comprendre la vraie nature du chiraquisme. La plupart de ses discours sont des chefs-d’œuvre de platitude où les aspérités sont gommées, les saillies interdites et les virgules pesées, jusqu’à donner un brouet sans sel ni saveur qui semble l’endormir lui-même, quand il le fait couler de sa voix monotone. Son eau est si tiède, parfois, qu’elle ferait passer, en comparaison, Marc Lévy pour un artiste.
On ne compte plus ses prudhommeries, comme celle-ci : « La lutte contre le terrorisme est un combat[3]. » Ou encore : « On ne peut rester sans bouger dans un système qui bouge énormément[4]. »
Ceux qui écrivent ses discours ne sont pas en cause. Ses principales plumes, Roch-Olivier Maistre, son successeur, ont un esprit vif, doublé d’une culture éclectique. Leur malheur est que le président passe leurs textes à la moulinette de ces réunions préparatoires, moud les phrases, les pile et les concasse, et en fait de la bouillie pour les chats.
Ce message de vœux tranche avec les autres discours de Chirac. Il dit sa philosophie. On y retrouve ce mélange de lucidité et de prudence, qui fait sa force autant que sa faiblesse. Cette volonté de plaire à tous. Cette obsession de tout lisser et de retirer les arêtes.
D’abord, Chirac dit avoir compris que décembre 1995 a mis en lumière « des inquiétudes, des angoisses face au chômage ». Sans oublier « un manque de confiance dans les pouvoirs qui sont parfois ressentis comme éloignés des réalités quotidiennes et qui n’auraient d’autres réponses aux problèmes de l’heure que l’accroissement de la contribution de chacun. »
Après quoi, tirant les leçons du conflit, il sert aux Français un discours mendéso-barriste qui aurait pu être écrit par Juppé : « Il n’est plus possible de gouverner aujourd’hui comme on l’a fait au cours des vingt dernières années. Esquiver les vrais problèmes, poser des pansements sur des blessures qu’on ne soigne jamais, remettre à demain ce qu’il faut faire sans délai. Eh bien, nous étions au bout de ce système. Il faut le comprendre : si nous voulons être un pays en paix avec lui-même, un pays qui compte dans le monde, nous devons bouger, nous devons nous adapter. »
Ensuite, il parle comme Juppé : « On ne changera pas la France sans les Français. Chacun de nous a soif de considération, d’explications. Et c’est vrai que nous avons moins que d’autres l’habitude de la concertation. C’est tous ensemble que nous devons retrouver les voies du dialogue. Le progrès social en dépend. »
Enfin, il fait l’éloge des Français : « Pendant ces semaines si difficiles, [...] vous avez montré, jour après jour, un esprit de responsabilité, un esprit de solidarité exemplaires. Des millions d’entre vous se sont levés très tôt le matin, déployant imagination et volonté simplement pour arriver à l’heure au travail. » Dans la foulée, il célèbre « la sérénité et la force d’âme » dont le pays a fait preuve au moment des attentats islamistes qui, à l’automne, ont ensanglanté Paris : « Vous avez ainsi donné au monde l’image d’un grand peuple dont je suis fier. »
Récapitulons. Primo, il faut réformer. Secundo, pas question de réformer si l’on n’a pas convaincu le pays. Tertio, les Français sont formidables. Impossible de se tromper si on les suit.
Tout Chirac-président est là : conscient des enjeux mais toujours entre deux eaux, sur ses gardes, prenant des gants, du champ, du temps. Le hussard un peu bravache des années soixante-dix puis quatre-vingt s’est mué, l’âge venant, en un personnage apaisé qui n’a apparemment plus d’autre ambition que d’être aimé, sinon d’être populaire.
Le chef de l’État ne changera plus de cette ligne-là, celle du social-conservatisme pépère et paternel. Quand on lui dit qu’on ne résoudra la question du chômage qu’en introduisant plus de flexibilité dans le marché du travail, et notamment dans les petites et moyennes entreprises, comme en Grande-Bretagne, en Allemagne, au Japon ou aux États-Unis, Chirac lève les yeux au ciel, comme si on venait de proférer une énormité, avant de répondre avec un air de grande lassitude : « Vous savez bien que c’est une question explosive. Si je fais un pas en avant, je risque de tout faire péter et de me retrouver avec un million de personnes dans la rue.
— Et alors ? Il y a cinq millions de personnes exclues du travail. Moralement, elles devraient peser plus lourd.
— Sans doute, répond Chirac. Mais s’il y avait un million de personnes dans la rue, je serais obligé de payer très cher leur retour au travail et le pays se retrouverait deux pas en arrière[5]. »
De même que les grèves de 1986 contre la loi Devaquet l’avaient neutralisé, décembre 1995 l’a transfiguré. Il s’est balladurisé ou, si l’on préfère, mitterrandisé. Encore quelques mois et il sera devenu un calque de Mitterrand, celui du deuxième septennat, que la religion du « ni ni » avait réduit à l’ombre de lui-même. Un radical-socialiste, dans la lignée du docteur Queuille, sur les dents devant le moindre rassemblement de rue. Un père de la nation, bien décidé à ne déranger personne.
Tout est en place pour ce qu’il faut bien appeler la tragédie de sa présidence, prise deux fois de suite, après avoir reçu le sacre du suffrage universel, dans les filets du statu quo.
1-
Source OCDE.
2-
Baromètre IPSOS-Le Point, Le Point, le 28 octobre 1995.
3-
Déclaration télévisée, le 18 septembre 1986.
4-
À Arras, le 30 septembre 1996.
5-
Entretien avec l’auteur, le 6 novembre 1996.
La Tragédie du Président
9782080689487_ident_1_1.html
9782080689487_sommaire.html
9782080689487_pre_1_2.html
9782080689487_chap_1_3_1.html
9782080689487_chap_1_3_2.html
9782080689487_chap_1_3_3.html
9782080689487_chap_1_3_4.html
9782080689487_chap_1_3_5.html
9782080689487_chap_1_3_6.html
9782080689487_chap_1_3_7.html
9782080689487_chap_1_3_8.html
9782080689487_chap_1_3_9.html
9782080689487_chap_1_3_10.html
9782080689487_chap_1_3_11.html
9782080689487_chap_1_3_12.html
9782080689487_chap_1_3_13.html
9782080689487_chap_1_3_14.html
9782080689487_chap_1_3_15.html
9782080689487_chap_1_3_16.html
9782080689487_chap_1_3_17.html
9782080689487_chap_1_3_18.html
9782080689487_chap_1_3_19.html
9782080689487_chap_1_3_20.html
9782080689487_chap_1_3_21.html
9782080689487_chap_1_3_22.html
9782080689487_chap_1_3_23.html
9782080689487_chap_1_3_24.html
9782080689487_chap_1_3_25.html
9782080689487_chap_1_3_26.html
9782080689487_chap_1_3_27.html
9782080689487_chap_1_3_28.html
9782080689487_chap_1_3_29.html
9782080689487_chap_1_3_30.html
9782080689487_chap_1_3_31.html
9782080689487_chap_1_3_32.html
9782080689487_chap_1_3_33.html
9782080689487_chap_1_3_34.html
9782080689487_chap_1_3_35.html
9782080689487_chap_1_3_36.html
9782080689487_chap_1_3_37.html
9782080689487_chap_1_3_38.html
9782080689487_chap_1_3_39.html
9782080689487_chap_1_3_40.html
9782080689487_chap_1_3_41.html
9782080689487_chap_1_3_42.html
9782080689487_chap_1_3_43.html
9782080689487_chap_1_3_44.html
9782080689487_chap_1_3_45.html
9782080689487_chap_1_3_46.html
9782080689487_chap_1_3_47.html
9782080689487_chap_1_3_48.html
9782080689487_chap_1_3_49.html
9782080689487_chap_1_3_50.html
9782080689487_chap_1_3_51.html
9782080689487_chap_1_3_52.html
9782080689487_chap_1_3_53.html
9782080689487_chap_1_3_54.html
9782080689487_chap_1_3_55.html
9782080689487_chap_1_3_56.html
9782080689487_chap_1_3_57.html
9782080689487_chap_1_3_58.html
9782080689487_chap_1_3_59.html
9782080689487_chap_1_3_60.html
9782080689487_chap_1_3_61.html
9782080689487_chap_1_3_62.html
9782080689487_chap_1_3_63.html
9782080689487_chap_1_3_64.html
9782080689487_chap_1_3_65.html
9782080689487_chap_1_3_66.html
9782080689487_chap_1_3_67.html
9782080689487_chap_1_3_68.html
9782080689487_appen_1_4.html