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« L’homme qui ne s’aimait pas »
« Il y a des moments où tout réussit.
Il ne faut pas s’effrayer. Ça passe. »
Jules Renard
Il a maigri d’une dizaine de kilos. Très vite, en quelques semaines. C’est sans doute pourquoi son regard est si souvent nimbé de tristesse et son sourire, un peu cassé. Avant la campagne présidentielle, il s’est mis au régime pour retrouver son éclat d’antan. N’était cette mélancolie qui l’imprègne, ce serait tout à fait réussi. Mais elle lui donne un charme nouveau.
L’âge est venu et son exubérance s’en est allée. Il est désormais capable de rester en place sans taper tout le temps du pied. Il prétend même avoir abandonné depuis longtemps les plaisirs de la chair et paraphrase volontiers Alfred Capus qui disait : « Vieux, moi ? Je peux encore faire l’amour deux fois de suite. Une fois l’hiver, une fois l’été. »
S’est-il enfin trouvé ? Encore faudrait-il qu’il se fût cherché. Il a toujours donné le sentiment de ne pas s’intéresser à lui-même. Éric Zemmour, journaliste au Figaro et auteur d’un livre excellent mais féroce qui connaît alors un grand succès, a trouvé, pour son titre, la formule qui, sans doute, le résume le mieux : L’homme qui ne s’aimait pas[1].
Voilà sans doute pourquoi il est encore aimé par beaucoup de Français au terme d’un septennat raté, avant d’engager ce qui semble, de l’avis à peu près général, son combat de trop. Cet homme incarne un curieux mélange d’égotisme, de lucidité et d’auto-dénigrement. Il ne cultive pas la haine de soi, non, mais il est convaincu de n’avoir pas été à la hauteur. Sa présidence ne l’a pas décomplexé. Au contraire, elle l’a blessé. S’il a décidé de se représenter, c’est justement pour se laver de ses défaites et de ses affronts, notamment des échecs du gouvernement Juppé et de la dissolution.
En somme, il est dans une position qui ressemble à celle de la campagne de 1995. Mais en pire. Comme Balladur à l’époque. Jospin est la coqueluche des sondages et des médias. À la différence de son ex-ami de trente ans, le Premier ministre a toutefois du coffre, de l’expérience et une bonne connaissance du jeu politique. Il est le grand favori de l’élection présidentielle. Pour preuve, il ne se déplace plus sans une cour de journalistes enamourés qui, comme au temps de Louis XIV, font la roue autour de lui.
L’homo politicus en général et Jacques Chirac en particulier refont toujours ce qui leur a réussi une fois. Comme pour l’élection précédente, il prend tout le monde, y compris les siens, par surprise, quand il annonce sa candidature en Avignon, le 11 février 2002, au hasard d’un déplacement consacré aux initiatives et créations d’entreprise.
« En politique, dira quelques jours plus tard Chirac à l’auteur, on a souvent l’avantage quand on agit par surprise. Mais pour ça, il faut savoir cultiver le secret. Je crois beaucoup au secret. Ça peut être un atout considérable dans notre monde hypermédiatisé qui a l’obsession de la transparence. Quand j’ai reçu l’invitation de la maire d’Avignon pour une réunion de chefs d’entreprise, je me suis tout de suite dit que c’était ça, la bonne idée. Je voulais me déclarer en province et, en plus, j’ai toujours eu beaucoup d’amitié pour Marie-José Roig, un petit bout de femme qui a la passion de sa ville, le modèle de l’élue désintéressée : ça me réjouissait d’avance de lui faire ce plaisir. J’ai gardé mon petit projet dans un coin de ma tête et, jusqu’au dernier moment, je n’ai rien dit à personne. Ni à Claude ni à Dominique[2]. J’avais trop peur qu’ils vendent la mèche. Vous savez, parfois, il suffit d’un petit sourire ou d’un air entendu pour qu’une rumeur parte. Sans compter que les gens ont parfois besoin de se rendre importants : Dominique aurait été capable d’expliquer, avant, qu’il avait tout imaginé lui-même ! »
L’annonce de sa candidature, sobre et sans mise en scène, est une réussite totale. Il y a notamment tout ce qu’il faut d’émotion dans sa voix rauque quand il répond à une question de Patrick Poivre d’Arvor, que les choses se gâtent.
« J’ai fait une bêtise d’aller sur TF1, dira plus tard Chirac[3]. J’étais fatigué. Déjà que je ne suis pas un animal de télévision. Je me suis laissé trimbaler. »
Patrick Poivre d’Arvor ne cherche pas à le mettre mal à l’aise. Il l’interroge simplement sur les sujets qui s’imposent. Les « affaires ». Son bilan. La dissolution de 1997. C’est un homme las et sans ressort qui lui donne la réplique en ânonnant des réponses toutes faites. Passe encore, quand il reprend ses tirades habituelles contre les socialistes : « Nous sommes dans un pays où toutes les décisions, même les plus modestes, sont prises dans un bureau parisien, en fonction d’une idéologie. » Ou quand il s’auto-célèbre : « Personne ne conteste que j’ai donné à la France une image forte dans le monde. »
Ce qui frappe, c’est la pauvreté de son discours dès lors qu’il parle de ses motivations : « Ce qui me guide, c’est la passion de la France. J’aime la France, j’aime les Français [...]. La passion, ça ne se décrète pas, ça se renforce avec l’expérience. Je ne suis pas, je ne suis plus un homme de parti. Je veux être non pas le candidat d’une idéologie, non pas de la nostalgie, mais de la passion. »
Après le parler faux, voici le parler creux. En plus, il donne le sentiment de ne même pas y croire. À quelques semaines du scrutin, il n’a apparemment pas encore trouvé la botte secrète. Ni même les deux ou trois formules choc qui mobiliseront les foules. « J’ai une chance sur deux, dit-il à l’auteur. Non, moins que ça. Ce sera dur, très dur. J’ai beaucoup de monde contre moi. Les médias, la justice, l’establishment. Je n’arriverai à renverser la tendance que si je trouve le truc qui déclenchera tout. Le déclic. »
En attendant, le candidat patine et Antoine Rufenacht, son directeur de campagne, s’inquiète. Désigné à ce poste parce que, selon le président sortant, il est « unanimement respecté », le député-maire du Havre n’est pas du genre à mâcher ses mots : « Chirac avait beaucoup de mal à quitter ses parapheurs pour se jeter à l’eau et entrer en campagne. Quand je lui disais : “Faut que tu bouges”, il était très réticent. Il fallait toujours le violenter. »
Vision opposée à celle de Villepin qui assure que tout était programmé : « La chance de Chirac, c’était de vivre hors du système. Il se considérait comme prédestiné. Il savait où il allait. »
Réécriture de l’histoire ? Mis à part Villepin, tout le monde l’a vu tâtonner ou patauger pendant plusieurs jours. L’horizon commence à s’éclaircir après son premier déplacement de candidat, à Garges-les-Gonesse, dans le Val-d’Oise, le 19 février 2002. Il est venu tester là son nouveau discours sécuritaire, avec des propos du genre : « Plus personne n’est à l’abri [...]. À la violence d’appropriation qui ne cesse de s’étendre, s’ajoute la violence d’agression, sans bornes, dont le but est de terroriser, de blesser, d’humilier ou de détruire. » Ou encore : « Le sentiment d’insécurité qui se propage finit par imprimer sa marque à toute la vie en société. Et, bientôt, c’est la crainte de l’autre qui en vient à chasser le besoin de l’autre. »
Comme le remarque Gilles Bresson qui est venu écouter pour Libération[4] son premier discours de campagne, lu au prompteur, devant un public trié sur le volet, Jacques Chirac, fine mouche, « s’est refusé à hausser le ton pour éviter de tomber dans le tout-sécuritaire et de se droitiser ». Ainsi déclare-t-il que, pour répondre à l’insécurité, « il faudra une volonté politique » et « une autorité sans faiblesse mais aussi beaucoup d’humanité et de force d’âme ». Tout est dit : l’apôtre de l’« impunité zéro » n’oublie jamais la prévention, qu’on se le dise.
Sitôt plantées, ses premières graines ont commencé à germer. Il le sent au retentissement de ses propos parmi les siens et dans l’opinion. A-t-il déjà trouvé le « truc » ? Le 4 mars, il remet ça au Val-Fourré, un quartier réputé difficile de Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines. « On a laissé s’effacer les repères, les règles, les références », dénonce-t-il avant cette péroraison : « Depuis “il est interdit d’interdire” jusqu’à “c’est la société qui est violente”, on a imprimé dans l’esprit des gens que c’était comme ça et qu’on n’y pouvait pas grand-chose. C’est ça qui doit changer. Il n’y a pas de fatalité à ce que les gens soient agressés. »
Qu’importe si, au moment où il rejoint sa voiture pour retourner à Paris, des gamins s’écrient : « Supermenteur ! » Ou bien : « Chirac, voleur ! » Qu’importe s’il reçoit des crachats sur son grand manteau bleu marine. En dénonçant la « culture du laxisme et de la permissivité », il a marqué ses premiers points contre Jospin qui, un an plus tôt, déclarait benoîtement, comme s’il exonérait les délinquants : « C’est la société qui est violente. »
Juppé, l’insécurité n’a-t-elle pas augmenté de 16 % pendant les trois premières années du gouvernement et de la « gauche plurielle » ? Sur cette question comme sur d’autres, il semble frappé du syndrome du sortant qui, enfermé sous ses lambris, nie tous les problèmes en célébrant son glorieux passé.
La sécurité permet aussi au président de ressusciter le clivage droite-gauche. Sur le reste, il ne parvient pas à accuser la différence avec le Premier ministre. Au point qu’un sondage Louis Harris-AOL pour Libération[5] a révélé que, pour 74 % des Français, Chirac et Jospin, c’est, pour reprendre une vieille formule communiste, « bonnet blanc et blanc bonnet ».
Certes, Alain Juppé. Il a même privatisé davantage que lui.
Quant à Jacques Chirac, il s’en tient, sur la plupart des sujets, au brouet radical-socialiste qui a fait sa fortune électorale pendant la campagne de 1995. Les siens ont tôt fait d’accuser sa fille Claude de le tirer à gauche par snobisme. À tort. C’est la pente du président et il ne craint plus, désormais, de se montrer à visage découvert.
N’était la politique de sécurité, Chirac peinerait à trouver des angles d’attaque contre Jospin. Son discours économique, notamment, n’accroche pas. Les Français ont compris qu’avec lui, les promesses n’engagent jamais que ceux qui les reçoivent.
Toujours aussi prompt à donner sa parole qu’à la reprendre ensuite, le président annonce ainsi un assouplissement des 35 heures, un « Grenelle des simplifications administratives » et une baisse de 33 % de l’impôt sur le revenu en cinq ans. En matière de promesses, rien n’arrête jamais « Monsieur toujours plus ». Il est vrai que Jospin n’est pas en reste, qui, dans cette campagne, a gagné le prix du slogan le plus démagogique : « Zéro SDF. »
Chirac ose tout, lui aussi. Avec un stupéfiant toupet, il n’hésite même pas à déclarer, alors que tant de magistrats aimeraient pouvoir frapper à sa porte : « Moi, je ne suis pas du tout contre l’idée qu’on modifie la Constitution et qu’on dise : “Le président de la République peut être entendu par un juge” [...]. Mais alors, qu’on le fasse sérieusement[6]. » Ce sera encore une nouvelle occasion de se dédire.
Même s’il fait tourner à plein régime la machine à faire des promesses, sa campagne tarde à prendre son envol. Il n’a plus l’allant de 1995. Ni même la foi. Sept ans plus tard, il se contente de lire d’une voix monotone des discours lisses sur le prompteur placé devant lui, qu’il ne quitte pas des yeux. Il est en pilotage automatique.
Si ses propos de campagne sont si mortels, c’est aussi parce qu’il ne laisse aucune place à l’improvisation. La préparation des discours est devenue, pour son état-major, une épreuve plus redoutable que jamais. « C’est inouï, le temps qu’on a pu y passer, se souvient Antoine Rufenacht, le patron du staff. Il avait un canevas qu’il corrigeait mot après mot et appelait sans arrêt sa secrétaire qui retapait les paragraphes au fur et à mesure. Parfois, on passait un quart d’heure sur un adjectif. »
Tout Chirac est là, dans ce mélange de perfectionnisme masochiste et d’anxiété vétilleuse qui l’amène à tout polir et polisser. S’il parle en candidat de la droite réunifiée, il penche, si l’on ose dire, au centre. D’autant que François Bayrou, le candidat de l’UDF qui a refusé de rejoindre le giron du parti unique en cours de formation (l’Union en mouvement), mène une bonne campagne.
Au fil des réunions publiques, Chirac reprend toutefois vie et confiance en lui-même. C’est ainsi que, le 3 avril, lors de son meeting de Bordeaux, le fief d’Raphaëlle Bacqué, l’envoyée spéciale du Monde[7], l’a vu « réagir à la salle, malgré la présence d’un prompteur, lever les bras, bouger les mains et sortir, en somme, de cette allure figée de chef d’État qui lit son discours ». Le titre de son article est prophétique : « Jacques Chirac retrouve les accents de sa campagne victorieuse de 1995. »
1-
L’homme qui ne s’aimait pas, Balland, 2002.
2-
Claude Chirac et Dominique de Villepin.
3-
Entretien avec l’auteur, le 29 novembre 2002.
4-
Libération, le 20 février 2002.
5-
Libération, le 25 février 2002.
6-
Entretien accordé à neuf lecteurs sélectionnés par quatre quotidiens du sud de la France, le 14 mars 2002.
7-
Le Monde, le 5 avril 2002.
La Tragédie du Président
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