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La boîte de Pandore
« Le scandale du monde est ce qui
fait l’offense
Et ce n’est pas pécher que pécher en
silence. »
Molière
Chirac n’avait pas vu le coup venir. Le
4 août 1994, quand Poullain est un patron chiraquien qui,
dix jours plus tôt, avait invité le tout-RPR pour son mariage qu’il
fêtait au restaurant du Pré Catelan, dans le bois de Boulogne. Le
maire de Paris, qui ne supporte pas les mondanités, avait délégué
aux festivités sa préposée à la bonne société, Bernadette en
personne. Il devait bien ça à ce bienfaiteur du parti, un ancien
garde du corps d’André Malraux reconverti dans la rénovation
d’immeubles.
Il faut quelques jours pour que les
langues se délient. D’abord, c’est une petite rumeur qui court dans
les vapeurs de l’été, puis elle monte et enfle en rongeant
d’inquiétude tout l’appareil RPR. Le 14 septembre,
Le Canard enchaîné, encore lui,
révèle ce nouveau scandale avec ce sous-titre prophétique :
« Les clans Chirac et Balladur s’affolent à l’idée de se voir
dans le même pétrin que le PS dans l’affaire Urba. » En
quelques mots, tout est dit : la droite vient de se tirer une
balle dans le pied, comme la gauche, cinq ans plus tôt.
À l’époque, François Mitterrand avait
décidé d’abattre Michel Rocard, alors Premier ministre, les portes
de la direction.
Pierre Joxe avait donné à la justice un
fil qui lui permit de remonter très haut, jusqu’à la direction du
PS, et de mettre au jour, à travers l’affaire Urba, le système de
rançonnement mis en place par le parti pour les marchés
publics, afin de financer sa campagne.
Sitôt après son inculpation, Pezet, tu
te trompes. Tu viens d’ouvrir la boîte de Pandore. » De la
même façon, le gouvernement Balladur vient aussi d’ouvrir la boîte
de Pandore.
Après Jean-Claude Méry, le rançonneur,
de tomber. Un personnage vantard et fantasque qui a siégé plusieurs
années au comité central du RPR. La caricature de l’entremetteur,
expert en commissions, ronds de jambes et promesses de Gascon. Avec
ça, un culot d’enfer. Il dirige plus d’une quinzaine de sociétés
immobilières et financières, à Paris et en province. Sans parler
des bureaux d’études qui lui permettent de facturer plus aisément
des prestations fictives.
C’est l’homme par qui il faut passer
pour obtenir les marchés de l’office HLM de Paris. Il suffit d’être
compréhensif en payant son dû et il vous ouvre toutes les portes.
Il a ses entrées là-bas. Il les a aussi à l’Hôtel de Ville. Il lui
est souvent arrivé de croiser Jacques Chirac qui a été bien mal
inspiré de publier un communiqué, sitôt son incarcération, pour
affirmer, contre toute évidence, que l’homme d’affaires n’avait
« jamais été un proche de Jacques Chirac » qui, au
demeurant, « ne connaît pas Jean-Claude Méry ».
Il est vrai qu’Charles Pasqua et
d’Édouard Balladur.
C’est tout le RPR qui est menacé par
cette affaire. Dieu le père, ses apôtres et ses Judas. La maison
mère, les succursales et les canaux de dérivation.
Chirac, d’entrée de jeu, accuse Sarkozy.
Avant l’élection présidentielle de 1995, il voit la main du
ministre du Budget d’Édouard Balladur derrière toutes les
« affaires » qui tombent sur lui, à un rythme soutenu,
comme les obus à la bataille de Gravelotte. À cette époque,
l’auteur l’a souvent entendu tenir des propos du genre :
« Il a dépassé la ligne jaune,
Sarkozy. Je ne suis pas un type rancunier. Je lui avais déjà
pardonné de m’avoir manqué et même trahi. Mais là, il en fait trop.
Il prend tellement d’excitants, vous savez. Il perd ses nerfs. Il
me cherche des poux dans la tête, lance le fisc à mes trousses et
arrose les journaux de dossiers contre moi[1]. »
C’était dit sous le coup de la colère et
Sarkozy, depuis, n’a cessé de clamer sa bonne foi : « Ce
n’est pas ma conception de la politique et puis, au départ, ça
semblait être une petite affaire de rien du tout. Comment
pouvait-on savoir tout ce qu’il y avait derrière ? En plus de
ça, si on avait monté tout ça, les chiraquiens l’auraient établi et
ne se seraient pas gênés pour me demander des comptes[2]. »
Dans le cas de l’affaire des HLM de
Paris, c’est cependant du ministère du Budget qu’est venu le coup.
Quand, après avoir enquêté deux ans sur la SAR, les agents du fisc
ont rendu leur rapport, Poullain. Ou bien saisir le parquet qui,
alors, ouvrait une information judiciaire. Ils ont opté pour la
seconde voie.
Sans doute peuvent-ils arguer qu’ils
n’ont pas lancé eux-mêmes l’enquête, autorisée par Nicolas Sarkozy
au ministère du Budget. Sans doute sont-ils en droit d’ajouter que
la voie de l’information judiciaire était inéluctable, vu ce que le
fisc avait découvert dans les comptes de la SAR.
Mais le mal est fait. Jacques Chirac
considère que Halphen a obtenu une vingtaine de réquisitoires
supplétifs. De là à imaginer un complot qui portait la marque de
l’ami Édouard, il n’y a qu’un pas, vite franchi, et qui explique en
partie la suite.
On n’est jamais trop prudent. Jacques
Chirac a toujours géré de loin le financement occulte du RPR. Il a
mêmement suivi à distance le déroulement des batailles judiciaires
entre les juges et les siens. Quand son ancien directeur de cabinet
Michel Roussin vient le voir, après avoir démissionné du
gouvernement Balladur pour cause de mise en examen, il est surpris
par sa méconnaissance des dossiers.
« Méfiez-vous, dit-il au chef de
l’État. Après cette affaire, vous aurez le scandale des marchés
truqués des lycées d’Ile-de-France. »
Sur quoi, Chirac ouvre de grands
yeux : « Mais qu’est-ce que c’est que cette
histoire ? »
Il ne joue pas la comédie, pour une
fois. En la matière, il a toujours voulu ne pas le savoir, avant
comme après. Il suit avec soin la politique de l’autruche et se
gardera donc d’avoir, dans l’avenir, des relations trop fréquentes
avec Michel Roussin.
Il considère de surcroît que son ancien
directeur de cabinet lui a manqué. Quelques semaines avant sa
démission du gouvernement Balladur, il avait convoqué Michel
Roussin pour lui demander de se prononcer publiquement en sa faveur
à l’élection présidentielle. Devant le refus du ministre de la
Coopération, Chirac s’était emporté : « Vous n’avez
jamais eu de colonne vertébrale. Sortez ! »
Giscard. Il ne se sentait pas traité à
sa juste valeur par Jacques Chirac qui, à l’Hôtel de Ville, en
avait fait un mélange de majordome, de chargé de mission et d’homme
de confiance qui, entre deux dossiers, devait, à l’en croire, faire
pisser le chien ou chercher des médicaments pour Claude. Il ne se
sentira pas mieux traité, ensuite, quand il fera face aux juges
sans jamais desserrer les dents, avec cette loyauté jubilatoire
qui, chez lui, va de pair avec un sens de l’honneur peu
commun.
Pour Chirac, la loyauté n’engage que
ceux qui en font preuve. Il ne lui donne donc pas un signe de vie
et le fait recevoir par sa femme. Avec son avocat, Roussin,
n’est-ce pas Chirac que les juges veulent atteindre ?
Dans les moments difficiles, c’est
toujours Roussin, elle laisse souvent des messages, du genre :
« Ici Bernadette C. J’espère que tout va
bien. »
Quand Roussin dira au
président :
« Désormais, je rentrerai par la
grande porte ou je ne viendrai plus. »
Alors, Chirac : « Désolé. Ça
ne se reproduira plus. C’était un malentendu. »
On a peine à croire que soit un
malentendu l’étrange coup de téléphone que passe Michel Roussin,
une quinzaine de jours avant son incarcération dans l’affaire des
emplois fictifs :
« Il faut que tu voies d’urgence
notre ami commun, le tout-petit. Il va t’appeler dans un instant.
Il a quelque chose d’important à te dire. »
Dominique de Villepin, la stratégie
de l’Élysée concernant les « affaires ». Rendez-vous est
pris avec lui près de la fontaine Saint-Sulpice, comme dans un
roman de John Le Carré.
« Il faut que tu partes tout de
suite, dit Roussin. Sinon, tu vas finir en prison. On s’est occupé
de tout. Il y a un avion qui part pour Casablanca à
23 h 50. Tu connais des gens au Maroc. Après, tu te
débrouilleras. »
Villepin ne connaissent pas les leurs
dès lors qu’ils sont dans la tourmente.