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Giscard, le retour
« Si vous voulez vivre longtemps,
vivez vieux. »
Erik Satie
Giscard a soixante-quatre ans. Après
être tombé de haut en 1981, il a grimpé à nouveau tous les
échelons. Conseiller général du Puy-de-Dôme en 1982, député
en 1984, président du conseil régional d’Auvergne
en 1986, président de l’UDF en 1988. À la tête de la
deuxième formation de la droite, tous les espoirs lui sont
désormais permis.
Telle est la France : elle prend
les mêmes et recommence. Avec Chirac dans le rôle de l’éternel
rival, Giscard retrouve son costume dans la pièce tragi-comique
interrompue par l’élection présidentielle de 1981. L’ancien
président est, à l’évidence, un personnage de Corneille. Parfois,
il paraphrase Chimène dans Le Cid : « Va, je ne te hais
point. » Mais quelque chose dit qu’il tourne dans sa tête les
paroles de Cléopâtre dans Rodogune : « Tombe sur moi le ciel,
pourvu que je me venge ! »
On peut sourire de cette obstination
giscardienne à reprendre son rang, le premier s’entend. La démarche
de VGE peut aussi paraître pathétique, tant il revient de loin.
Mais force est de constater que l’homme exerce encore son pouvoir
de fascination. Il a toujours ce regard qui transperce et un ou
deux coups d’avance.
On peut sourire aussi de ce remariage
après divorce entre Chirac et Richard Burton, les acteurs mythiques
de Qui a peur de Virginia Woolf ?
qui se déchiraient entre deux retrouvailles. On le croit bien
volontiers. Les deux hommes font davantage penser à deux éclopés
qui marchent, bras dessus, bras dessous, pour ne pas tomber, en
s’efforçant de ne pas emmêler leurs béquilles.
Politiquement, on ne voit pas bien ce
qui les sépare. Giscard est peut-être plus libéral et Chirac moins
européen. Et encore, le maire de Paris n’a plus grand-chose à voir
avec le bonapartiste souverainiste qu’il fut, un moment, dans les
années soixante-dix. C’était il y a si longtemps.
Entre ces deux chevaux de retour, les
discussions portent avant tout sur la réorganisation de la droite
dans une confédération qui regroupe l’UDF et le RPR : l’Union
pour la France (UPF). Ils mettent sur pied un laborieux système de
primaires pour aboutir à une candidature unique à la prochaine
élection présidentielle. Ils préparent aussi avec soin les
investitures pour les législatives à venir. Pour ce faire, ils se
téléphonent et déjeunent souvent ensemble.
Le ridicule ne tuant pas, les deux
hommes se portent comme des charmes, qui posent volontiers ensemble
avec des sourires éclatants, devant les photographes. Pour un peu,
on dirait des photos de mariage. Encore qu’ils se gardent bien de
se donner l’accolade : ça réveillerait de vieilles
blessures.
C’est sans doute en pensant à eux, entre
autres, que Michel Charasse, conseiller politique à l’Élysée et
l’un des hommes les plus proches de Mitterrand, raconte cette
histoire, en se tenant les côtes :
« Un curé va à l’église. En chemin,
il entend “cui-cui”. Il se penche. C’est un oiseau qui a l’aile
cassée. Comme il fait froid, le curé le pose au milieu d’une bouse
chaude. L’oiseau continue quand même à faire “cui-cui”. Un renard
passe et le mange. Première morale de l’histoire : un mec qui
te met dans la merde ne te veut pas forcément du mal. Deuxième
morale : un mec qui te sort de la merde ne te veut pas
forcément du bien. Troisième morale : quand tu es dans la
merde, tais-toi. »
Mais Chirac et Pasqua.
C’est Chirac qui a fait le premier pas
et remis Giscard dans le jeu. Il aurait suffi que le maire de Paris
s’y opposât et l’ancien président n’aurait jamais pu prendre la
tête de liste de la droite aux élections européennes de 1989,
qui l’ont remis en selle.
Là-dessus, ses amis se perdent en
conjectures. Giscard. La tête de liste aux européennes qu’il lui a
offerte sur un plateau, c’était, pour lui, le moyen de se racheter
une conscience. »
Remonté sur scène avec l’aide de Chirac,
Giscard. »
L’ancien président a compris que le
peuple de droite ne veut plus de guerre fratricide. Il prétend,
pour reprendre sa formule, avoir « jeté la rancune à la
rivière ». Depuis lors, il ne cessera de jurer, croix de bois,
croix de fer, n’avoir jamais éprouvé de haine envers
Chirac :
« C’est quelqu’un qui ne
m’intéresse pas. de Gaulle m’a fasciné. Helmut Schmidt, je l’ai
aimé. Chirac, il n’a jamais occupé mon esprit. Je n’y pense pas. Je
sais bien que ça n’est pas ce que croit l’opinion mais elle a sur
moi des idées toutes faites que la presse amplifie. Quand vous êtes
un homme public, vous avez à côté de vous un être fabriqué qui
n’est pas vous mais qu’on fait passer pour vous. Eh bien, désolé,
ce personnage plein de ressentiment n’a rien à voir avec moi[1]. »
Chirac n’aime pas parler de Giscard. À
l’époque, il veut faire croire, contre toute vraisemblance, que
leurs relations sont dépassionnées, sinon adultes :
« On ne s’engueule jamais. Sur la
forme, nos rapports sont même excellents. Je n’ai pas de problèmes
avec lui, bien qu’il me semble qu’il a, lui, quelques problèmes
avec moi.
— Pourquoi ?
— Peut-être parce qu’il est plus
susceptible, plus engagé. Moi, je prends toujours de la distance
par rapport aux choses[2]. »
En prend-il encore quand il voit monter
régulièrement la cote de Giscard dans les sondages ? On a
peine à le croire, même s’il est vrai qu’il a, depuis peu, allumé
un contre-feu : c’est Édouard Balladur.
Après que Giscard est dans la situation
du commerçant à qui on veut voler pour la deuxième fois son fonds
de commerce. D’où son ire.
En poussant Balladur à Matignon, Chirac
a plusieurs objectifs dont le moindre n’est pas d’empêcher Giscard
de se présenter à l’élection présidentielle. En l’asphyxiant. En
lui confisquant ses thèmes. À l’époque, le maire de Paris s’en est
ouvert à l’auteur, lors d’un entretien qui, à bien des égards,
reste prophétique :
« Pourquoi Giscard fait-il une
fixation contre Balladur ? Parce qu’il veut être Premier
ministre, si nous gagnons, comme prévu, les législatives. Son plan
est simple : installé à Matignon, il se fera élire président
dans la foulée, parce qu’il est sûr de faire alors une bouchée des
autres candidats, moi compris. Mais il se dit que si Balladur, très
proche de l’UDF, devient Premier ministre, il lui sera plus
difficile d’être candidat. En tout cas, plus difficile que pour
moi. J’aurai une légitimité qu’il n’aura pas. Franchement, que nous
soyons tous les deux candidats, ce serait le scénario de l’horreur.
On atteindrait les sommets du ridicule, et je pèse mes mots :
ça n’aurait pour résultat que de provoquer des candidatures
supplémentaires et on se retrouverait à la fin avec Le Pen au
second tour. Il faut tout faire pour empêcher ça. C’est toute
l’utilité du scénario Balladur. »
Un scénario que refusent la plupart des
caciques du RPR, comme Philippe Seguin qui lui dit un jour :
« Si tu laisses Balladur y aller, il sera charmant au
téléphone, le lendemain de sa nomination. La deuxième fois que tu
l’appelleras, il te fera attendre avant de te prendre. La troisième
fois, il te fera dire qu’il n’est pas là... »