43
Le trampoline de Sarkozy
« Hercule ne s’est pas fait en une
seule nuit. »
Ménandre
Le suivant est un avatar de Jacques
Chirac. En plus jeune et avec moins de complexes. Boulimique,
increvable, toujours pressé, la voix haletante, Nicolas Sarkozy est
aussi un homo politicus. Un
professionnel de la politique, comme il aime le dire. « Mon
problème, s’amuse-t-il, c’est que j’ai une tête de candidat à
tout. » Il sait y faire, avec les militants, les électeurs ou
les journalistes. Il a la bise et le tutoiement faciles. C’est
aussi le roi de la tape dans le dos. Avec lui, de surcroît, tout le
monde a droit au même traitement, fait de brutalité gouailleuse et
affectueuse, le patron, le cul-terreux ou le moins que rien. Il ne
se la joue pas.
Secrétaire général du RPR
depuis 1998, Philippe Seguin. Né en 1955, il a
quarante-quatre ans, toutes ses dents, un petit paquet de fidèles
et toujours de grandes espérances. Il ne lui manque que la longue
patience qui fait les grands hommes. Pour preuve, il a le même tic
que Jacques Chirac, naguère : dans la position assise, il tape
sans arrêt du pied. Il a toutefois appris à en rabattre et se
compare volontiers, avec une autodérision toute chiraquienne, à
« ces chandails qui rétrécissent au premier passage en machine
à laver ».
Bien sûr, il feint d’être marri de la
démission de Seguin qui n’avait pas cru bon de l’en informer.
« Il me laisse tout sur les bras, soupire-t-il, le parti, la
liste européenne et même une émission sur TF1. Dire que je devais
partir à La Baule avec ma femme et mes enfants ! »
Mais il sait qu’il a changé, enfin, de catégorie. Il est entré dans
la cour des grands. Il ne lui reste plus qu’à amadouer
Chirac.
Vaste programme. Deux ans plus tôt,
après la bérézina de la dissolution, le chef de l’État avait refusé
que Sarkozy n’était pas parvenu à remonter la pente auprès de
Chirac qui a souvent dit à propos des balladuriens :
« Ils ont le gène de la trahison. »
Le député-maire de Neuilly semble prêt à
tout pour arriver à ses fins. Son destin est en marche, rien ne
l’arrêtera. Un jour, Paul Sarközy de Nagy-Bocsa, aristocrate
hongrois émigré, publicitaire reconnu et grand séducteur devant
l’Éternel, a dit à ses trois fils : « Jamais, dans ce
pays, un Sarközy ne sera président de la République. Pour cela, il
faut aller aux États-Unis. » Nicolas Sarkozy a décidé de faire
mentir son père et, contrairement à d’autres, ne cache pas ses
intentions derrière ses airs entendus. Il ne pense même qu’à ça et
s’en vante crânement.
Ce n’est pas une raison suffisante pour
expliquer la sourde méfiance qu’il inspire à Jacques Chirac et qui
tourne, parfois, à la haine froide. En fait, même s’il s’en défend,
le chef de l’État le soupçonne toujours d’avoir lancé, quand il
était ministre du Budget d’Édouard Balladur, toutes les affaires
qui lui empoisonnent la vie, et notamment celle des HLM de la
région parisienne, quand son parti rançonnait les entreprises
de travaux publics. « Je n’ai pas de preuves, insiste
Chirac, et je ne crois pas aux accusations sans preuves. »
Soit. Mais on ne voit pas quelle autre cause pourrait motiver son
anti-sarkozysme total et frénétique.
Bien sûr, Sarkozy dément :
« C’est un mauvais procès. Les amis de Chirac ont eu tout le
loisir de faire parler les gens. Ils n’ont rien trouvé. S’il y
avait eu des preuves, croyez-moi, elles seraient sorties. »
Une pause, puis : « Le président et moi, on n’a jamais
parlé de tout ça. Parce qu’il sait que c’est faux[1]. »
Pour rétablir la confiance avec Chirac,
Sarkozy perd son temps quand, par exemple, il passe serrer des
mains au dîner de l’Association des amis de Jacques Chirac qui, le
7 mai 1999, célèbre le quatrième anniversaire de
l’accession de son champion à la présidence. « En 1995,
blague-t-il, j’étais balladurien. C’est pour ça que, chaque
7 mai, je suis comme le padre Pio : “Les stigmates, dans
mes mains, se remettent à saigner.” »
La stratégie de Pasqua. Rude tâche.
« On a été si gentils avec moi, dit-il, le 8 juin, en
meeting à Carpentras, que non seulement on m’a laissé la place,
mais on a veillé à ce qu’il n’y ait surtout personne à mes
côtés. » Enfilant les réunions publiques et les débats
télévisés, il se prononce pour un service minimum dans les
transports, la suppression du revenu minimum d’insertion (RMI) en
cas de refus d’un emploi ou d’une formation, la baisse de la TVA,
etc.
Sa campagne est à droite toute et il
flingue sans sommation, comme en attestent ces propos
rassemblés par Carole Barjon dans Le Nouvel Observateur[2]. Sur les 35 heures : « Pourquoi
pas trente, ou vingt-cinq, ou dix, ou deux ? Deux, ce serait
parfait. Mais à une condition, c’est qu’elles soient
facultatives. » Sur l’insécurité : « La différence
entre la gauche et la droite, c’est que quand un autobus est
attaqué, la gauche organise un colloque avec trois philosophes,
quatre sociologues et deux journalistes où elle pose la
question : pourquoi l’autobus ? » Sur la
droite : « On a compris une chose : quand on fait la
politique de ses adversaires, on perd ses électeurs et on ne gagne
pas un seul de ses adversaires. »
Il se sera démené pour rien, ou pas
grand-chose. Au scrutin du 13 juin 1999, la liste Bayrou,
il sauve l’honneur de l’UDF avec 9,25 % des voix.
C’est un fiasco. C’est aussi le plus
mauvais score de l’histoire du parti gaulliste. « J’assume la
responsabilité de cet échec », déclare Sarkozy qui parle aussi
d’« électrochoc » et dit redouter, dans la foulée, la
« dispersion complète » de la droite. Le lendemain, après
s’être entretenu avec Chirac, il annonce qu’il abandonne la
présidence par intérim du RPR et qu’« en toute
hypothèse », il ne sera pas candidat à sa succession.
Même s’il se sent bien seul, Sarkozy
tient le coup. Il a même trouvé dans cette déroute des raisons
d’espérer : « Ceux qui ne peuvent supporter d’être haï ne
doivent pas faire de la politique. Il n’y a pas de destin sans
haine. » De ce point de vue, il est servi. Encore que,
contrairement à ce qu’il pourrait craindre, Chirac n’est pas dans
le camp de ceux qui sonnent l’hallali contre lui. Bien au
contraire, il cherche à calmer le jeu.
Le président répète à la ronde ce qu’il
a dit à Sarkozy répondait par avance : « Ce que la gauche
britannique met en pratique, il serait temps que la droite
française ait le courage de le proposer. »
Tout le débat Chirac-Nicolas » se
contente de rester secrétaire général derrière un nouveau président
moins libéral que lui, « ce qui ne sera pas difficile à
trouver ».
Mais Sarkozy ne l’entend pas de cette
oreille. Sitôt tombé, il remonte sur son cheval. Question de
réflexe. « Il y en a pas mal qui vont attraper un torticolis à
force de me voir rebondir sur le trampoline », rigole-t-il.
Après une déprime de quelques jours, le député-maire de Neuilly
décide de briguer, contrairement à son engagement, la présidence du
RPR.
Bien entendu, il n’est pas question pour
lui d’entrer en conflit avec Jacques Chirac. Son jeu, il l’a
clairement expliqué au journaliste du Monde, Jean-Louis Saux : « Se rapprocher,
étouffer l’autre et s’installer, voilà ma technique. Mais ça, vous
ne le mettez pas. On est off, non[3] ? »
La dernière semaine de juillet, il prend
rendez-vous avec Chirac et lui annonce qu’il a passé un pacte avec
François Fillon au secrétariat général et confiera aux séguinistes
la direction de la revue du mouvement. « On verra ça après les
vacances », dit le président, en s’efforçant de garder son
sang-froid.
C’est tout vu. Retour de l’île Maurice,
Jacques Chirac presse Nicolas Sarkozy de ne pas se présenter. Le
13 septembre, il remet ça, pour la quatrième fois en quinze
jours, en jouant la flatterie et la séduction : « Tu es
un des seuls sur lesquels je puisse compter. Ne t’abîme pas dans
une histoire de parti. J’ai d’autres projets pour toi. »
C’est ce jour-là que Sarkozy commence à
rêver de Matignon qui, désormais, semble à sa portée. De plus,
Chirac lui parle d’égal à égal, comme s’il avait affaire à un futur
présidentiable.
« Ni toi ni moi, poursuit le
président, ne sommes intéressés par le parti. Nous, c’est la France
qui nous concerne, n’est-ce pas ? Tu dois te préserver,
Nicolas. »
Est-ce, enfin, le signe qu’il
attendait ? Sarkozy ne sait pas trop comment prendre le
conseil présidentiel qui, malgré tout, sonne doux à ses oreilles.
Même s’il en est bien incapable, il choisira, à tout hasard, de se
« préserver ».