65
L’édredon magnifique
« Gouverner, c’est faire
croire. »
Machiavel
Depuis que Villepin, ils ne se sont plus
quittés. Ils s’adorent. Ils sont même en état d’admiration
mutuelle. Apparemment c’est communicatif. Encore sarkozystes il n’y
a pas si longtemps, les médias encensent le nouveau Premier
ministre comme ils encensaient naguère Balladur, qu’ils avaient
programmé pour l’Élysée, avec le succès que l’on sait.
Édouard Balladur est revenu. Il
s’appelle Dominique de Villepin. Un prince de la dissimulation
qu’il a mise au service d’une inexorable ambition. Un conservateur
aux aguets qui, contrairement à l’ancien Premier ministre, a
l’intelligence de sublimer ses prudences derrière un langage
militaire. Le genre de sous-officier qui vous demande de rester
tranquillement au camp sur le ton qu’il emploierait pour vous
ordonner de partir à l’assaut.
On peut tout dire à son propos. Qu’il
incarne la politique de l’édredon magnifique ou qu’il sert aux
Français la même gélatine que ses prédécesseurs, mais dans un beau
plat. Qu’il ne connaît rien de la France, hormis les palais
officiels où il pérore depuis douze ans, quand Juppé l’appela
auprès de lui, au Quai d’Orsay. Qu’il est prêt à tout pour
accomplir son « destin national ». Y compris à signer,
comme Balladur en son temps, des chèques sur l’avenir, qui
creuseront davantage encore la dette de l’État...
N’empêche. Pendant les premiers mois de
son gouvernement, Raffarin, moins bonasse et plus maigre, qui, de
surcroît, parle bien et présente bien. Il plaît à la droite du
16e arrondissement, à une majorité
de femmes et à une partie de la gauche. Après un moment d’effroi,
les conservateurs de tous bords qui dominent le pays, ont été
soulagés. Ce Premier ministre serait comme les autres. Il ne
dérangerait personne.
Avec Villepin, l’immobilisme martial est
en marche, rien ne l’arrêtera. Un immobilisme radical-socialiste
avec une rhétorique gaullienne. Le chef du gouvernement a été à
bonne école, auprès de Chirac. La politique est son métier et la
bourde n’est pas son fort.
Tout ce qu’il dit, depuis son avènement,
vient tout droit d’une sorte de Petit Chirac
illustré. Le 1er juin 2005, il déclare ainsi :
« Nous n’avons pas tout tenté contre le chômage. Il n’y a pas
de fatalité, c’est le grand combat. Cette bataille, je vais la
mener personnellement. » Des déclarations comme celle-là,
voilà dix ans que Chirac en fait avec les mêmes mots éculés, comme
celui de « mobilisation » qu’il utilisera de nouveau,
deux jours plus tard, quand il dira, lors du Conseil des ministres,
à la nouvelle équipe : « Vous êtes un gouvernement pour
l’emploi. »
Comme son maître, il donne volontiers
dans le comique involontaire, par exemple, quand il dit :
« Le pétrole est une ressource inépuisable qui va se faire de
plus en plus rare. » Comme Chirac encore, il se garde sans
cesse à droite et à gauche.
Les premières décisions Perben sur la
justice. Le déminage est l’une des mamelles du villepinisme, du
moins au début. L’autre est le bon sens. Et du bon sens, il y en a
beaucoup dans le discours de politique générale que prononce le
nouveau Premier ministre devant l’Assemblée nationale, le
8 juin.
Pas de grandes phrases. Ni d’effets de
manche. On dira que c’est un discours de secrétaire d’État à
l’Emploi et que le Premier ministre reste dans la droite ligne de
son prédécesseur : pas de réforme, rien que des mesurettes. Il
n’empêche qu’inspiré par Villepin ouvre au moins trois
pistes : le développement des services d’aide à la personne,
avec la généralisation des chèques-emploi ; la création, pour
les petites entreprises seulement, du « contrat de nouvelle
embauche » d’une durée de deux ans, qui devrait favoriser
l’accès à l’emploi en facilitant le licenciement ; de
nouvelles incitations pour que les chômeurs ne refusent pas les
offres d’emploi qui leur sont faites.
N’était l’heureuse politique du
« chèque-emploi », on peut dire que la France ne sort pas
de son statu quo qui l’a amenée à tant dépenser, et en vain, pour
l’emploi. Pour changer vraiment la donne, il eût fallu opérer un
virage à 180 degrés. Villepin n’a pas osé, même s’il a fait un pas
dans le sens de la fluidité avec son « contrat première
embauche » qu’il a tenté, à sa façon, de faire passer à la
hache, sans aucune concertation.
Résultat : sa politique créera
certes des emplois, grâce aux aides et à des allègements de
charges, mais sans doute pas une relance durable. Pour ce faire, il
eût fallu en finir pour de bon avec le malthusianisme qui, combiné
à toutes sortes de subventions, n’a réussi qu’à fabriquer, en
France, plus de chômage et de précarité. Tant il est vrai que nous
sommes le pays des records, dans le monde industrialisé. Record des
dépenses pour l’emploi, record des lois protectrices de l’emploi et
record du... chômage de longue durée.
Sans doute Dominique de Villepin
aurait-il pu s’inspirer du système danois dit de
« flex-sécurité » où les entreprises peuvent licencier
comme elles veulent, tandis que les salariés sur le carreau sont
pris en charge par l’assurance chômage qui leur garantit 90 %
de leurs revenus – avec un plafonnement – pendant quatre
ans. Mais c’eût été une longue bataille à laquelle il aurait fallu
préparer les esprits, dans un pays qui semble se complaire dans le
chômage endémique et son double, la précarité.
Même s’il en a la posture, Villepin
n’est pas un réformateur. C’est un enfant de Chirac qui, après
avoir participé à l’aventure présidentielle, aux premières loges,
pendant dix ans, a fini par devenir une sorte de double du chef de
l’État. Il n’a certes pas sa passion du concret ni son goût des
autres. Mais il croit, comme lui, que la France est un pays
traumatisé qui doit garder le lit et à qui, après l’avoir bordée,
il faut chanter des berceuses pour qu’elle s’endorme. Sinon, elle a
tôt fait de chercher noise à ses gouvernants.
Il peut dire pis que pendre de Chirac,
avec cette cruauté si particulière des gens de maison. Surtout
quand le président ne se plie pas à ses volontés. Mais il a
toujours admiré chez lui son « sang-froid ». Cette façon
de « tout avaler, les tensions, les bosses, les
obstacles. » Cette « capacité aussi à dominer ses
pulsions et à ne jamais se regarder ». Pour Villepin, le chef
de l’État a « quelque chose de marmoréen ». L’œil froid,
l’air impénétrable, les maxillaires butées. Sauf qu’il n’écrit pas
pour le marbre des stèles.
Villepin, lui, y prétend. Il se veut
même artiste. Il produit en équipe et à la chaîne des livres qui
sont comme des feux d’artifice mouillés, malgré les efforts de ses
thuriféraires. Il s’est constitué en un temps record un collection
dodue d’œuvres contemporaines (Matta, Zao Wou Ki, etc.). Il songe à
sa trace et y travaille d’arrache-pied en cultivant, comme Napoléon
ou Mitterrand, la compagnie des écrivains ou des chroniqueurs. Ils
pourront nourrir, le moment venu, la postérité du prince. Bonne
pioche pour eux. C’est une pluie de décorations qui va leur tomber
dessus. Sans parler des nominations.
Certes, il a une vraie culture et
l’amour des mots. Mais on n’est pas toujours sûr qu’il sache
vraiment ce qu’il y a dans ses propres livres. Il est vrai qu’il a
trop à faire. Il a, au surplus, tendance à confondre la littérature
et le microcosme médiatico-mondain où il s’est constitué, en
quelques années, une cour qui ne tiendrait sans doute pas dans la
chambre du roi du château de Versailles.
À la longue, il a fini par acquérir la
confiance de grands écrivains, comme François Nourissier, ou
d’authentiques philosophes, comme Dominique Galouzeau de Villepin
n’a pas « une stratégie personnelle d’agrégation
d’images ».
Au surplus, ses choix artistiques ou
littéraires sont souvent les fruits de petits calculs ou de grandes
stratégies. On a peine à croire que ce soit un hasard s’il est
devenu, comme Jacques Chirac, un fou d’arts premiers, notamment
africains. Ou bien s’il met plus haut que tout, dans son panthéon
personnel, René Char et Saint-John Perse, poètes officiels de la
République chiraquienne, que certains considèrent, à tort ou à
raison, comme les écrivains préférés de ceux qui ne lisent jamais
de livres. Coïncidence : ces passions sont apparues en 1995,
quand Villepin a été nommé secrétaire général de l’Élysée.
Que la poésie soit portée si haut sous
les ors de la chiraquie, c’est tout à fait compréhensible, si l’on
en croit l’essayiste Aude Lancelin : « La poésie m’a
toujours semblé proche des promesses électorales, cette autre
rhétorique aux alouettes. Sauf qu’elle n’est jamais exposée à la
résistance ou à la sanction du réel, ce qui lui permet de demeurer
éternellement une forme de démagogie parmi d’autres. »
Passons. Les engouements africains ou
poétiques de Villepin sont trop calqués sur ceux de Chirac
pour n’être pas suspects. D’autant qu’il fait, dans le même temps,
le grand écart en se montrant toujours friand des notes salaces des
Renseignements généraux sur la vie privée de la classe politique.
Imagine-t-on Rimbaud dévorant des fiches de police ?
Sans parler du scandale Clearstream, il
aura beau dire et démentir, on ne peut que s’interroger sur son
goût de la chose policière. Par exemple, sur la façon dont il a
géré l’affaire Villepin m’a téléphoné à 13 heures et ça a
fuité. »
Cet homme qui a célébré « Fouché
l’obscur » dans son livre Les Cent jours
ou l’esprit de sacrifice[3]
reste avant tout un Mozart de la manipulation, tout miel par-devant
et sans pitié par-derrière. Il aime avant tout avoir barre sur les
hommes. Les tenir. Les manœuvrer. Il n’a qu’une passion, lui-même,
et une religion, le pouvoir. En arrivant à Matignon, il a donc une
seule obsession. Elle s’appelle Sarkozy.