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L’édredon magnifique
« Gouverner, c’est faire croire. »
Machiavel
Depuis que Villepin, ils ne se sont plus quittés. Ils s’adorent. Ils sont même en état d’admiration mutuelle. Apparemment c’est communicatif. Encore sarkozystes il n’y a pas si longtemps, les médias encensent le nouveau Premier ministre comme ils encensaient naguère Balladur, qu’ils avaient programmé pour l’Élysée, avec le succès que l’on sait.
Édouard Balladur est revenu. Il s’appelle Dominique de Villepin. Un prince de la dissimulation qu’il a mise au service d’une inexorable ambition. Un conservateur aux aguets qui, contrairement à l’ancien Premier ministre, a l’intelligence de sublimer ses prudences derrière un langage militaire. Le genre de sous-officier qui vous demande de rester tranquillement au camp sur le ton qu’il emploierait pour vous ordonner de partir à l’assaut.
On peut tout dire à son propos. Qu’il incarne la politique de l’édredon magnifique ou qu’il sert aux Français la même gélatine que ses prédécesseurs, mais dans un beau plat. Qu’il ne connaît rien de la France, hormis les palais officiels où il pérore depuis douze ans, quand Juppé l’appela auprès de lui, au Quai d’Orsay. Qu’il est prêt à tout pour accomplir son « destin national ». Y compris à signer, comme Balladur en son temps, des chèques sur l’avenir, qui creuseront davantage encore la dette de l’État...
N’empêche. Pendant les premiers mois de son gouvernement, Raffarin, moins bonasse et plus maigre, qui, de surcroît, parle bien et présente bien. Il plaît à la droite du 16e arrondissement, à une majorité de femmes et à une partie de la gauche. Après un moment d’effroi, les conservateurs de tous bords qui dominent le pays, ont été soulagés. Ce Premier ministre serait comme les autres. Il ne dérangerait personne.
Avec Villepin, l’immobilisme martial est en marche, rien ne l’arrêtera. Un immobilisme radical-socialiste avec une rhétorique gaullienne. Le chef du gouvernement a été à bonne école, auprès de Chirac. La politique est son métier et la bourde n’est pas son fort.
Tout ce qu’il dit, depuis son avènement, vient tout droit d’une sorte de Petit Chirac illustré. Le 1er juin 2005, il déclare ainsi : « Nous n’avons pas tout tenté contre le chômage. Il n’y a pas de fatalité, c’est le grand combat. Cette bataille, je vais la mener personnellement. » Des déclarations comme celle-là, voilà dix ans que Chirac en fait avec les mêmes mots éculés, comme celui de « mobilisation » qu’il utilisera de nouveau, deux jours plus tard, quand il dira, lors du Conseil des ministres, à la nouvelle équipe : « Vous êtes un gouvernement pour l’emploi. »
Comme son maître, il donne volontiers dans le comique involontaire, par exemple, quand il dit : « Le pétrole est une ressource inépuisable qui va se faire de plus en plus rare. » Comme Chirac encore, il se garde sans cesse à droite et à gauche.
Les premières décisions Perben sur la justice. Le déminage est l’une des mamelles du villepinisme, du moins au début. L’autre est le bon sens. Et du bon sens, il y en a beaucoup dans le discours de politique générale que prononce le nouveau Premier ministre devant l’Assemblée nationale, le 8 juin.
Pas de grandes phrases. Ni d’effets de manche. On dira que c’est un discours de secrétaire d’État à l’Emploi et que le Premier ministre reste dans la droite ligne de son prédécesseur : pas de réforme, rien que des mesurettes. Il n’empêche qu’inspiré par Villepin ouvre au moins trois pistes : le développement des services d’aide à la personne, avec la généralisation des chèques-emploi ; la création, pour les petites entreprises seulement, du « contrat de nouvelle embauche » d’une durée de deux ans, qui devrait favoriser l’accès à l’emploi en facilitant le licenciement ; de nouvelles incitations pour que les chômeurs ne refusent pas les offres d’emploi qui leur sont faites.
N’était l’heureuse politique du « chèque-emploi », on peut dire que la France ne sort pas de son statu quo qui l’a amenée à tant dépenser, et en vain, pour l’emploi. Pour changer vraiment la donne, il eût fallu opérer un virage à 180 degrés. Villepin n’a pas osé, même s’il a fait un pas dans le sens de la fluidité avec son « contrat première embauche » qu’il a tenté, à sa façon, de faire passer à la hache, sans aucune concertation.
Résultat : sa politique créera certes des emplois, grâce aux aides et à des allègements de charges, mais sans doute pas une relance durable. Pour ce faire, il eût fallu en finir pour de bon avec le malthusianisme qui, combiné à toutes sortes de subventions, n’a réussi qu’à fabriquer, en France, plus de chômage et de précarité. Tant il est vrai que nous sommes le pays des records, dans le monde industrialisé. Record des dépenses pour l’emploi, record des lois protectrices de l’emploi et record du... chômage de longue durée.
Sans doute Dominique de Villepin aurait-il pu s’inspirer du système danois dit de « flex-sécurité » où les entreprises peuvent licencier comme elles veulent, tandis que les salariés sur le carreau sont pris en charge par l’assurance chômage qui leur garantit 90 % de leurs revenus – avec un plafonnement – pendant quatre ans. Mais c’eût été une longue bataille à laquelle il aurait fallu préparer les esprits, dans un pays qui semble se complaire dans le chômage endémique et son double, la précarité.
Même s’il en a la posture, Villepin n’est pas un réformateur. C’est un enfant de Chirac qui, après avoir participé à l’aventure présidentielle, aux premières loges, pendant dix ans, a fini par devenir une sorte de double du chef de l’État. Il n’a certes pas sa passion du concret ni son goût des autres. Mais il croit, comme lui, que la France est un pays traumatisé qui doit garder le lit et à qui, après l’avoir bordée, il faut chanter des berceuses pour qu’elle s’endorme. Sinon, elle a tôt fait de chercher noise à ses gouvernants.
Il peut dire pis que pendre de Chirac, avec cette cruauté si particulière des gens de maison. Surtout quand le président ne se plie pas à ses volontés. Mais il a toujours admiré chez lui son « sang-froid ». Cette façon de « tout avaler, les tensions, les bosses, les obstacles. » Cette « capacité aussi à dominer ses pulsions et à ne jamais se regarder ». Pour Villepin, le chef de l’État a « quelque chose de marmoréen ». L’œil froid, l’air impénétrable, les maxillaires butées. Sauf qu’il n’écrit pas pour le marbre des stèles.
Villepin, lui, y prétend. Il se veut même artiste. Il produit en équipe et à la chaîne des livres qui sont comme des feux d’artifice mouillés, malgré les efforts de ses thuriféraires. Il s’est constitué en un temps record un collection dodue d’œuvres contemporaines (Matta, Zao Wou Ki, etc.). Il songe à sa trace et y travaille d’arrache-pied en cultivant, comme Napoléon ou Mitterrand, la compagnie des écrivains ou des chroniqueurs. Ils pourront nourrir, le moment venu, la postérité du prince. Bonne pioche pour eux. C’est une pluie de décorations qui va leur tomber dessus. Sans parler des nominations.
Certes, il a une vraie culture et l’amour des mots. Mais on n’est pas toujours sûr qu’il sache vraiment ce qu’il y a dans ses propres livres. Il est vrai qu’il a trop à faire. Il a, au surplus, tendance à confondre la littérature et le microcosme médiatico-mondain où il s’est constitué, en quelques années, une cour qui ne tiendrait sans doute pas dans la chambre du roi du château de Versailles.
À la longue, il a fini par acquérir la confiance de grands écrivains, comme François Nourissier, ou d’authentiques philosophes, comme Dominique Galouzeau de Villepin n’a pas « une stratégie personnelle d’agrégation d’images ».
Au surplus, ses choix artistiques ou littéraires sont souvent les fruits de petits calculs ou de grandes stratégies. On a peine à croire que ce soit un hasard s’il est devenu, comme Jacques Chirac, un fou d’arts premiers, notamment africains. Ou bien s’il met plus haut que tout, dans son panthéon personnel, René Char et Saint-John Perse, poètes officiels de la République chiraquienne, que certains considèrent, à tort ou à raison, comme les écrivains préférés de ceux qui ne lisent jamais de livres. Coïncidence : ces passions sont apparues en 1995, quand Villepin a été nommé secrétaire général de l’Élysée.
Que la poésie soit portée si haut sous les ors de la chiraquie, c’est tout à fait compréhensible, si l’on en croit l’essayiste Aude Lancelin : « La poésie m’a toujours semblé proche des promesses électorales, cette autre rhétorique aux alouettes. Sauf qu’elle n’est jamais exposée à la résistance ou à la sanction du réel, ce qui lui permet de demeurer éternellement une forme de démagogie parmi d’autres. »
Passons. Les engouements africains ou poétiques de Villepin sont trop calqués sur ceux de Chirac pour n’être pas suspects. D’autant qu’il fait, dans le même temps, le grand écart en se montrant toujours friand des notes salaces des Renseignements généraux sur la vie privée de la classe politique. Imagine-t-on Rimbaud dévorant des fiches de police ?
Sans parler du scandale Clearstream, il aura beau dire et démentir, on ne peut que s’interroger sur son goût de la chose policière. Par exemple, sur la façon dont il a géré l’affaire Villepin m’a téléphoné à 13 heures et ça a fuité. »
Cet homme qui a célébré « Fouché l’obscur » dans son livre Les Cent jours ou l’esprit de sacrifice[3] reste avant tout un Mozart de la manipulation, tout miel par-devant et sans pitié par-derrière. Il aime avant tout avoir barre sur les hommes. Les tenir. Les manœuvrer. Il n’a qu’une passion, lui-même, et une religion, le pouvoir. En arrivant à Matignon, il a donc une seule obsession. Elle s’appelle Sarkozy.
1-
« Villepin en toutes lettres » par Aude Lancelin, le 14 juillet 2005.
2-
Entretien avec l’auteur, le 15 décembre 2005.
3-
Les Cent Jours ou l’esprit de sacrifice, Perrin, 2001.
La Tragédie du Président
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