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La résurrection du
« Vieux »
« On ne frappe pas un homme à
terre,
il risque de se relever. »
André Roussin
Ce n’est pas Jacques Chirac qui a gagné
l’élection présidentielle de 2002, mais Lionel Jospin qui l’a
perdue. Le 10 mars très précisément, dans l’avion qui le
ramenait de la Réunion à Paris. Pour son voyage, le Premier
ministre était accompagné d’une quinzaine de journalistes. Sur le
chemin du retour, il a accepté de parler à bâtons rompus avec eux.
Et c’est là que tout s’est noué.
Pour commencer, il profère, à propos du
président, quelques banalités, du genre : « Sa réélection
ne serait pas une bonne chose pour le pays. » Puis le ton se
durcit et les journalistes n’en croient pas leurs oreilles. Voilà
que le Premier ministre déclare, entre autres gracieusetés :
« Chirac a perdu beaucoup de son énergie et de sa force. Il
est fatigué, vieilli, victime d’une certaine usure du
pouvoir. Il est marqué par une certaine
passivité. »
Tollé à droite et malaise à gauche. En
se laissant ainsi aller, Antoine Rufenacht, le patron de sa
campagne. C’était comme si ça lui avait donné la motivation qui lui
manquait. » À peine a-t-il vent de l’impair de son Premier
ministre qu’il rajoute quelques phrases dans un entretien à
paraître dans Le Figaro :
« On voit utiliser toute la gamme des rumeurs et des
pseudo-affaires et on constate que certains candidats privilégient
l’agressivité, l’arrogance et le mépris sur la proposition et la
réflexion. J’invite chacun à garder son sang-froid. »
« Vieilli », Chirac ? Il
partait battu. Piqué au vif, il retrouve, soudain, sa combativité.
D’abord, le 11 mars, lors d’un entretien télévisé sur
France 2, où il répond à Jospin, sur un ton grinçant :
« Dans un premier temps, cela m’a fait sourire et, je vais
vous dire la vérité, dans un deuxième temps, je n’ai pas souri, pas
du tout. Pas pour moi, naturellement, mais pour les Français. J’ai
engagé la campagne, il y a un mois. J’ai fait des propositions que
je croyais utiles. Et qu’est-ce que j’entends ? Des propos sur
le physique, le mental, la santé... C’est tout de même un peu
curieux, c’est une technique qui s’apparente un peu au délit
d’opinion, même presque au délit de sale gueule ! »
Il pète le feu, tout d’un coup. Il
accuse la gauche d’avoir « engagé une stratégie » pour
l’« abattre, et ceci par tous les moyens ». Dans la
foulée, il s’en prend avec virulence au bilan de Jospin :
« Les statistiques de l’Union européenne montrent que nous
sommes le douzième pays pour ce qui concerne la richesse par
habitant. Nous étions, il y a encore quelques années, le troisième
ou le quatrième. Nous avons décroché parce que nous travaillons de
moins en moins. »
Chirac, enfin, est de retour :
Jean-Claude Gaudin, le maire de la ville, a enfoncé le clou
jospinien : « Nous ne voulons pas d’un homme méprisant,
arrogant, nous ne voulons pas de l’homme qui s’aimait trop. »
Le président cogne dur. Contre l’idéologie socialiste :
« La France est son dernier refuge dans l’Europe
d’aujourd’hui. » Contre les 35 heures : « Ce
qui est absurde et pervers, c’est la volonté de tout régenter, de
manière autoritaire, autiste et uniforme. » Contre la
politique de sécurité du gouvernement : « Une certaine
naïveté, un certain angélisme [ont] prévalu. »
Quelques jours plus tard, les vents ont
tourné : la cote de Élise Lucet, sur France 3, qu’il est
« désolé » d’avoir tenu des propos sur l’âge du
président, avant d’ajouter, ce qui l’exonère de présenter ses
excuses : « Ce n’est pas moi, ça ne me ressemble
pas. »
Phrase qui révèle une si haute idée de
soi qu’elle ne lave pas l’affront et ne répare pas la faute du
Premier ministre aux yeux des Français. Elle correspond pourtant à
la vérité : Jospin n’est pas un spécialiste de l’attaque
personnelle. Des années après, on ne lui fera toujours rien dire
contre Chirac, qu’il admet ne pas avoir compris ni vraiment connu,
malgré leurs deux cents et quelques tête-à-tête, avant le conseil
du mercredi.
Qu’importe si, pendant la campagne
présidentielle de 1988, Chirac ne s’était pas privé d’évoquer
l’âge de Mitterrand : personne ne lui avait demandé de
comptes. Après l’agression verbale de Jospin, il peut jouer, sinon
les victimes, du moins les bons garçons. Comme en 1995.
L’homme politique a toujours tendance à
reproduire les schémas qui lui ont réussi. Chirac a donc ressorti
toute la panoplie de 1995. Telle quelle ou à peu près. S’il
n’a pas repris, par décence, la formule de « fracture
sociale », toujours béante sept ans après, il veille à ne pas
se laisser déporter à droite, comme l’y pousse une partie des
siens.
Il s’agit d’abord d’être sympathique et
social. Pour plaire à tout le monde, il donne donc à nouveau dans
le « ninisme ». Pas question de prendre le moindre
risque. Sauf vis-à-vis de son électorat traditionnel qui lui
semble, de toute façon, acquis. Le 14 mars, il laisse ainsi
tomber sur les antennes de RTL : « Je ne suis pas de
droite. » Il se garde aussi d’utiliser, encore moins de
revendiquer, le mot « libéral ». Ce n’est pas encore
devenu une insulte dans sa bouche mais on sent bien que ça le
deviendra sous peu.
Jacques Chirac prend soin de se
démarquer du discours de Copé, aussitôt démenti par le QG du
président sortant.
Après s’être défait, il y a des années,
de ses habits d’homme de droite qui lui allaient si mal, il n’a pas
l’intention de les enfiler de nouveau, le temps d’une campagne
électorale, pour les beaux yeux des siens. Il restera lui-même.
Autrement dit, un social-conservateur à la Mitterrand. Un enfant de
Queuille, le pape du radicalisme corrézien, qui disait :
« Il n’y a pas de problème si complexe qu’une absence de
solution ne finisse par régler. »
Qu’importe si les libéraux de son camp
sont accablés. Ils n’ont pas le choix. L’habitude aidant, il est
devenu le porte-drapeau d’une droite qu’il n’aime pas et qui,
souvent, le lui rend bien. Elle n’a pas le choix, cette
année-là : elle n’est représentée, si l’on ose dire, que par
Christine Boutin. C’est-à-dire pas grand-chose : un olibrius
et une dame d’œuvres. Encore que cette dernière ait, sur des
dossiers comme celui des prisons, de réelles compétences et
d’authentiques convictions.
Charles Pasqua aurait pu remplir ce
vide. Il l’a prouvé aux dernières élections européennes où il a
obtenu un bon score contre le RPR. Mais l’ancien homme fort du RPR,
sous le coup de nombreuses mises en examen, n’est plus que l’ombre
de lui-même. Il a perdu son grand rire tonitruant et ses yeux se
sont éteints. Il a déclaré forfait.
C’est sans doute à cause de ce déficit à
droite que Jean-Marie Le Pen fera sa percée du premier tour,
une percée à laquelle Jacques Chirac se refusera longtemps de
croire, le soir du 21 avril. Pour écouter les résultats, il y
a autour de lui tous ceux qui le représenteront sur les
plateaux de télévision : Pierre Bédier. « Je vous demande
à tous d’être offensifs, leur dit Chirac. Offensifs sur notre
projet, offensifs contre les socialistes quand ils vous parleront
des “affaires”. De grâce, ne vous laissez pas
intimider. »
À 19 h 05, Dominique
de Villepin pointe une tête et laisse tomber :
« Monsieur le président, les douze premiers bureaux de vote
tests de la Sofres donnent Le Pen deuxième derrière
vous. »
Le président sortant marque un temps,
puis : « Écoutez, Dominique, on a du travail. Ce ne sont
que des estimations d’instituts de sondage, pas des résultats.
Laissez-nous tranquilles, s’il vous plaît. »
Dix minutes plus tard, Villepin fait une
nouvelle apparition : « Monsieur le Président, ça se
confirme, ce sont maintenant vingt bureaux de vote tests qui
placent Le Pen en deuxième position. »
Alors, Chirac, exaspéré : « Je
vous en prie, Dominique. Je vous répète qu’on a du
travail. »
Quelques minutes plus tard, Dominique
de Villepin, las de se faire rabrouer, envoie au feu Patrick
Stéfanini, l’homme des élections au RPR. Après qu’il a confirmé les
indications du secrétaire général de l’Élysée, Jacques Chirac
semble très absorbé, tout d’un coup.
À Roselyne Bachelot qui, toute
effusante, le félicite, le chef de l’État répond, le visage
tendu : « Ce qui se passe est très grave. Personne ne
peut s’en réjouir. »
Jérôme Monod lui trouvera un air étrange
tout au long de la soirée : « On aurait dit un type qui
avait avalé un gros morceau de fromage et que ça
étouffait. »
Le chef de l’État est, comme une grande
partie de la France, sous le choc devant les résultats du premier
tour. Il obtient 19,88 % des suffrages, Jean-Marie
Le Pen, 16,86 %, Jean-Pierre Chevènement, 5,33 %.
C’est un séisme de grosse magnitude. Il révèle au grand jour les
crises qui accablent la France. Crises politique, économique et
sociale. Crise des valeurs aussi.
Qu’on ne compte pas sur Jacques Chirac
pour analyser le phénomène. Pour l’heure, il s’agit d’abord de
gagner et le chef de l’État tente de tirer tout le parti qu’il peut
du score de Jean-Marie Le Pen.
Le lendemain, Chirac déclare donc sur un
ton gaullien à son état-major réuni au complet :
« L’heure est grave. Nous avons, aujourd’hui, une
responsabilité historique : nous devons faire le grand parti
de droite et du centre que les Français attendent. »
Mais un nouveau sigle pour le parti
chiraquien et ses alliés est-il la meilleure réponse au poison qui
ronge le pays et se traduit par une montée des
extrêmes ?