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Au-dessus du volcan
« On les aura ! »
Philippe Pétain
Le mercredi, au Conseil des ministres, ses collègues remarquent, pendant plusieurs semaines, que Cécilia, sa femme, qui a pris du recul, comme on dit, quelque temps auparavant.
Cécilia qui était, de toute évidence, la femme de sa vie. À la surprise quasi-générale, il montre que l’amour est, pour lui, « la plus importante des affaires », comme disait Stendhal.
La plupart des ministres sont frappés par cette « humanité » qu’ils n’imaginaient pas chez lui et qui n’empêche toutefois pas Dominique de Villepin, lui, se tord de rire. Le nouveau chef de gouvernement a ciselé une formule dont il est sans doute très fier, puisqu’il la répète à tout-va : « Un type qui ne peut pas garder sa femme ne peut pas garder la France. »
Dans la foulée, Claude Angeli, l’un des piliers du Canard enchaîné, que « le journalisme s’arrête à la porte de la chambre à coucher ». À moins d’aller voir ce qui se déroule sous les draps, et encore, qui peut être sûr de percer les secrets de l’amour ?
Le journalisme est en droit de raconter un amour ou un désamour quand la messe est dite. Il n’a pas à rapporter l’histoire quand elle est en cours, ce qui l’amène alors à en devenir aussi l’un des acteurs. Même si l’éthique française lui a bien profité personnellement, Villepin n’en démord pas, qui ne cesse de vitupérer : « Les journalistes français n’ont rien dans la culotte. »
De là à imaginer que la rupture – provisoire – entre les Cécilia avait été déclenché par une note blanche, c’est-à-dire sans signature, des Renseignements généraux, parvenue miraculeusement sur son bureau et détaillant de prétendus écarts de son mari. C’est dire l’atmosphère glauque qui règne dans la République chiraquienne à son couchant.
Reste que Jacques Chirac n’a jamais rien dit sur cette affaire. Parler de la vie privée des autres n’est pas son genre. Il a assez à faire avec la sienne. Si le sujet est abordé devant lui, il dira même avec l’air d’avoir sucé un citron : « On a toujours tort de mêler les choses privées au débat politique. Je ne trouve pas ça convenable. »
Mais Alain Duhamel, « c’est la sortie de l’eau la plus spectaculaire et la plus préparée depuis celle d’Ursula Andress dans James Bond contre Docteur No[1]. » Du grand art – de communication s’entend.
D’autres fois, quand les deux hommes sont à la même tribune et que crépitent les applaudissements, Sarkozy et la lève avec la sienne pour mieux souligner qu’il est plus grand que lui. Un vieux truc de routier de la politique. Le Premier ministre est bien décidé à ne rien lui épargner.
Chirac aussi. Quand, par exemple, il demande à Sarkozy. Le ministre de l’Intérieur est comme le canard d’une histoire de l’autre siècle, racontée par l’humoriste Robert Lamoureux. On a beau lui tirer dessus, les balles ne l’atteignent jamais : « Le canard est toujours vivant. »
En faisant subir continuellement à Villepin s’impose peu à peu comme son concurrent. Même si le ministre de l’Intérieur feint de l’ignorer, le chef du gouvernement marque des points. Ce n’est plus seulement le mannequin péremptoire du commencement, c’est aussi un Machiavel qui a du ressort, du coffre et de l’estomac.
Face à Sarkozy, il se pose ainsi en rassembleur et défend « le modèle social français qu’il ne faut pas mettre à la poubelle ». Au ministre de l’Intérieur qui a invoqué la nécessité d’une rupture, il ose même répondre sans rire, à l’Assemblée nationale, que les ruptures, « ça se termine toujours dans le sang ». En somme, plus chiraquien que Chirac, il exalte le statu quo. Il ne sait pas le feu qui couve, au même moment, dans les banlieues.


« Le modèle-social-que-le-monde-entier-nous-envie » a pris un rude coup, le 27 octobre 2005. Il n’est pas mort, non, la vue ne reviendra pas en un jour à une classe politique qui, depuis des décennies, refuse de regarder la réalité en face. Mais la réalité s’est vengée avec les émeutes qui, les jours suivants, ont frappé les banlieues françaises rappelant, les morts en moins, ce qui s’était passé naguère dans les ghettos américains. Après ça, la gauche et la droite devront cesser de se glorifier d’un système qui, à cette occasion, est apparu dans sa vérité : en décomposition, sur fond de chômage et de malheur social.
Tout a commencé avec la mort de deux adolescents de Clichy-sous-Bois qui, s’estimant à tort ou à raison poursuivis par la police, s’étaient réfugiés dans un transformateur où ils ont été électrocutés. En somme, un tragique fait divers. Il n’en a pas fallu plus pour mettre les banlieues à feu mais non à sang.
Les premiers jours, Sarkozy, débarrassez-nous de ces racailles, on n’en peut plus, on a peur. » À quoi, il avait répondu : « Oui, madame, faites-nous confiance, on va vous débarrasser de ces racailles. » Propos qui faisait écho à une de ses déclarations précédentes, le 20 juin, à La Courneuve : « Dès demain, on va nettoyer au Kärcher la cité des 4000. »
Mâle rhétorique à laquelle le chef du gouvernement a tôt fait d’imputer l’explosion des banlieues. C’est pourquoi il interdit au « premier flic de France » de participer à la séance des questions orales au gouvernement, le mercredi, au Palais-Bourbon. Contre lui, il fait aussi donner son ami Azouz Begag, ministre délégué à l’Égalité des chances. Le chef de l’État lui-même s’en mêle en laissant tomber après l’exposé de Nicolas Sarkozy au Conseil des ministres du 2 novembre : « L’absence de dialogue et l’escalade de l’irrespect mèneraient à une situation dangereuse. »
La faute à Sarkozy. À la tête de la révolte, Philippe Briand, maire de Saint-Cyr-sur-Loire et chiraquien de toujours, qui réclame la solidarité gouvernementale derrière le ministre de l’Intérieur.
Après avoir passé un mauvais moment devant le groupe parlementaire au Palais-Bourbon et manifesté son agacement ou son mépris par un grand geste du bras, Villepin changera de pied, preuve qu’il sait, lui aussi, suivre les vents.
Certes, il continuera, comme Chirac, à réfuter systématiquement toutes les propositions de Sarkozy. Sur la discrimination positive ou sur le droit de vote des immigrés aux élections locales. C’est un réflexe conditionné. Mais il a compris que la droite ne lui pardonnerait pas de jouer l’échec dans les banlieues pour se débarrasser de son rival. Fin de la récréation : le chef du gouvernement et le ministre de l’Intérieur parleront désormais le même langage. En tout cas, pendant quelques jours.
Totalement absent depuis le début de la crise des banlieues, Chirac finit à son tour par réapparaître, évanescent et lunetté, avec une allocution télévisée de haute tenue, le 14 novembre, où il parle de crise de « sens », de « repères » et d’« identité ». « Nous ne construirons rien, dit-il, sans le respect [ni] sans combattre le poison pour la société que sont les discriminations. » En somme, un éditorial. Il y annonce des mesurettes, comme la création d’un service civil volontaire, mais se garde bien de tirer de cette épreuve nationale les conclusions qui s’imposent. Pour les connaître, il faudra se reporter au Monde où, quelques jours plus tard, Jean-Marie Colombani, son directeur, dressera le bilan sans appel de près d’un quart de siècle de politiques ineptes[2].
Tout y passe : l’arrogance du discours officiel qui n’a plus le droit, après les émeutes, de parler de la supériorité du « modèle français » par rapport aux Anglo-Saxons ; la stupidité de la politique de l’emploi : « ce n’est pas en diminuant l’offre de travail que l’on peut avancer, mais au contraire en la dopant » ; le scandale de la discrimination dans un pays qui s’oppose à l’action « positive » et accepte que ses élites soient « uniformément masculines, blanches et fermées » ; la nocivité de l’immobilisme à la française : « la France refuse de s’adapter au nom de la préservation du statut de ceux qui en ont un. »
Moyennant quoi, le tandem Chirac-Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, a parlé de l’idéologie de la « radical-nostalgie ». Mais ne s’agit-il pas plutôt d’une sorte de « gaullo-pétainisme » ? D’un côté, la posture du Général et de l’autre, le défaitisme du Maréchal. Les deux en un. Résultat : l’atonie virile comme mode de gouvernement. Plus le pouvoir recule, plus son discours devient grandiloquent.
« Je n’ai rien à perdre à tout tenter, déclare sérieusement le Premier ministre[3]. Mes résultats ne peuvent être pires que ceux de mes prédécesseurs. »
Villepin aime marcher des épaules, flamberge au vent. Ainsi, quand il se lance dans le combat du contrat première embauche, réforme au demeurant mineure, c’est avec une adresse digne des Pieds Nickelés, sans consulter personne, ni Borloo son ministre, ni les représentants syndicaux, et en prenant tout le monde en otage : Chirac, Sarkozy et les Français. À la fin des fins, il lui faudra bien sûr battre en retraite, toute honte bue.
En attendant, qu’importe si l’économie ne fabrique toujours pas, ou peu, de vrais emplois : on en est revenu au bon vieux temps de l’emploi aidé qui, avec les radiations de faux chômeurs, les retraites des baby-boomers et l’arrivée des classes creuses, devrait faire baisser la courbe du chômage.
Qu’importe si les Français sont en train de perdre la course à la productivité et à la compétitivité : 872 heures travaillées par an et par habitant aux États-Unis, 792 en Grande-Bretagne et... 597 en France. Mais il ne faut pas le dire, ça troublerait le sommeil du pays.
Qu’importe si l’endettement du pays ne cesse de croître pour s’élever désormais à 1 100 milliards d’euros auxquels il faut ajouter de 800 à 900 milliards d’engagements sur les retraites. Villepin a promis, le farceur, de ramener le ratio d’endettement sous la barre des 60 % du PIB à l’horizon de la prochaine législature, donc en 2012. Autrement dit, comme tous ses prédécesseurs, il a repassé la patate chaude à ses successeurs.
Qu’importe si le gouvernement n’arrive pas à contrôler ses dépenses publiques afin de redonner à l’État une marge de manœuvre, Villepin a promis de commencer à réduire le nombre de fonctionnaires en 2007... quand il ne sera plus à Matignon. Voici venu le temps de la gouvernance d’anticipation, comme les romans du même nom.
La France est-elle à la ramasse ? Jean-François Kahn, a raison, la même semaine, de plaider pour « l’optimisme » et « la renaissance » en brocardant la « gauche de papa » et le « néopétainisme de droite ».
Mais enfin, la France n’est pas sur la bonne pente. Si l’on s’en tient à un critère imparable, le PIB par habitant en dollars courants, elle était, en 1970, au 11e rang parmi les pays de l’OCDE. Elle a reculé d’une case en 1981 et d’une autre en 1984. En 2004, elle était tombée au 16e rang. Lui sont ainsi passés devant, en trois décennies, le Japon, la Grande-Bretagne, l’Irlande ou l’Autriche.
La France est, de surcroît, de plus en plus « injuste », pour reprendre le titre du livre de l’universitaire canadien Timothy Smith[4]. Sa politique sociale sert les intérêts de tous sauf, comme il le démontre bien, ceux des exclus, des femmes et des jeunes. Surtout quand ils sont d’origine immigrée. Pour masquer son incurie, la classe politique a trouvé le bouc émissaire, la mondialisation à laquelle Jacques Chirac a consacré tant de discours plus ou moins insipides (163 de 1995 à 2000). Mais le chef de l’État n’est-il pas responsable, au même titre que François Mitterrand et Lionel Jospin, de la ségrégation économique, sociale et raciale qui s’est développée dans le pays ?
Alors que s’égrènent les notes du glas des fins de règne, le destin de Jacques Chirac peut rappeler le sort d’Albert Lebrun, le dernier président de la IIIe République, tel que le voyait le général de Gaulle : « Au fond, comme chef d’État, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef, qu’il y eût un État. »
À quelques détails près. Le moindre n’est pas qu’à défaut d’avoir été le réformateur qui s’imposait, Jacques Chirac fait désormais figure de conscience. Peut-être pas morale mais au moins nationale. Au fil des ans, il est devenu une vieille habitude, comme le veilleur de nuit de la maison de retraite qui vient procéder, de son pas fatigué, à l’extinction des feux.
1-
Le Point, le 5 janvier 2006.
2-
Le 29 novembre 2005.
3-
Figaro Magazine, entretien avec Sylvie Pierre-Brossolette, le 28 janvier 2006.
4-
La France injuste, de Timothy Smith, éditions Autrement, 2006.
La Tragédie du Président
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