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L’effeuillage de l’artichaut
« Le pain de la fourberie est doux
à l’homme mais à la fin,
sa bouche est remplie de
gravier. »
Livre des proverbes
« Balladur aime le gigot de
7 heures. C’est comme ça qu’il aime Chirac : à la
cuillère. » Telle est la dernière blague qui court dans Paris.
L’auteur : Marie-France Garaud, que le maire de Paris a
congédiée sans ménagement quinze ans plus tôt.
Le Premier ministre a une si haute idée
de son intelligence que ça lui donne du caractère. Mais du courage,
non. Il est trop calculateur pour en faire preuve. Et puis sa
fausse modestie, fille de la vanité, lui bouche la vue. Il ne voit
pas les nuages qui s’amoncellent à l’horizon. À la recherche
exclusive de motifs de satisfaction, il n’a d’ouïe que pour les
louanges ou les propos mielleux. Notamment ceux de François
Mitterrand qui, du moins devant lui, n’en est pas avare. Le
23 février 1994, par exemple, le président lui a dit :
« Laissez s’entretuer vos rivaux de la majorité. De tous,
c’est vous que je préfère. » Il répète cette confidence à
l’envi. Faites passer.
Pauvre Balladur. Il ne lui viendrait pas
à l’idée, tant il est rengorgé de contentement, que François
Mitterrand puisse penser le contraire. C’est pourtant le cas.
Quelques jours plus tard[1], le
chef de l’État dira à son vieil ami Barre à l’automne. Ça les
embêtera bien. »
Il faudra attendre plusieurs semaines
encore pour que le chef de l’État balance sa première vanne à
Édouard Balladur. Cela se passe pendant l’un de leurs entretiens du
mercredi, avant le Conseil des ministres. « Tout le monde
s’agite en même temps, observe le président. Ça me rappelle 1815,
quand ils étaient trois à guigner le pouvoir, le duc d’Orléans,
Bernadotte et Louis XVIII.
— Louis XVIII, ça sera qui ?
demande Balladur.
— Vous », répond Mitterrand.
Commentaire de Balladur, après qu’il a
raconté cet échange à l’auteur : « C’est vraiment une
vieille frappe, ce Mitterrand. » Le Premier ministre a perçu
la malignité du faux compliment présidentiel. Mais il n’a pas
compris qu’un nouveau front vient de s’ouvrir contre lui :
pour la prochaine élection présidentielle, le chef de l’État est
désormais sur la ligne TSB (« Tout sauf
Balladur »).
Les deux hommes étaient pourtant faits
pour s’entendre. Ils ont la même culture, le même cynisme
tranquille, la même passion pour la littérature française. L’un et
l’autre peuvent soutenir pendant des heures une conversation sur
Voltaire, Rousseau ou Diderot qu’ils connaissent sur le bout des
doigts. Comme Mitterrand, Balladur aura passé une bonne partie de
sa vie un livre à la main. Rien à voir avec Chirac.
Pourquoi, alors, ce courroux
présidentiel contre Balladur ? D’abord, Mitterrand, affecté du
complexe de Volpone, ne souffre pas que son Premier ministre se
préoccupe tant de sa santé. Surtout à l’heure où il sait qu’il est
en train de perdre sa guerre contre le cancer de la prostate et des
os qui le ronge depuis plus de dix ans déjà. Il n’aime pas ses
regards, pendant les conseils. Il prétend qu’ils cherchent la mort
en lui.
Ensuite, il ne supporte pas les
incursions répétées du ministre dans son domaine réservé, la
politique étrangère. Même s’il apprécie le ministre en charge,
Alain Juppé, dont il ne perd jamais une occasion de dire grand
bien, il se sent agressé par les déclarations d’Édouard Balladur
qui ira un jour jusqu’à affirmer, ultime provocation :
« Mon gouvernement, en accord avec le président de la
République, conduit les relations extérieures de la
France. »
Enfin, il prétend connaître la vérité
d’Édouard Balladur qu’il décrit ainsi, entre autres :
« Un personnage de Molière. C’est Tartuffe sous des airs de
Bourgeois Gentilhomme. » Ou bien : « Une outre
pleine de fiel. Percez et vous verrez, il n’en sortira que du
fiel. » Ou encore : « Un modèle d’hypocrisie comme
on n’en a pas vu beaucoup dans l’Histoire de France. C’est d’abord
ce qui restera de lui. »
Apparemment, la stratégie de Balladur
est imparable. Les yeux rivés sur l’élection présidentielle
de 1995, il revêt les habits d’un personnage étrange, une
sorte de rareté politique : candidat sans l’être, naturel et
incontournable. Une évidence, qui n’aura même pas besoin de faire
campagne ou à peine. Il a déjà un style présidentiel. Il ne lui
reste plus qu’à s’installer dans les meubles. L’élection ne sera
qu’une formalité.
C’est la stratégie du favori. Sur le
papier, elle fonctionne bien. Dans la réalité, elle a presque
toujours échoué. Elle n’a réussi qu’à Lionel Jospin
en 2002.
En attendant, Édouard Balladur la suit.
Avec l’aisance des connaisseurs de la chose politique. À Matignon,
il donne déjà le ton de sa présidence. Avec lui, pas de
précipitation. D’un naturel poli, il traite ses visiteurs avec
égard et patience en se gardant bien de leur montrer, contrairement
à Chirac, qu’ils lui font perdre son temps auquel, toujours
contrairement à Chirac, il donne du temps.
Il n’est pas pressé. Surtout quand il
s’agit de circonvenir les proches de Chirac qu’il effeuille comme
un artichaut. Pour les désarmer, puis les suborner, il les couvre
d’éloges quand il ne leur offre pas un poste ou une Légion
d’honneur. Il a réussi une prise de choix : Friedmann se sent
déchiré entre deux loyautés et, tel l’âne de Buridan, refuse de
choisir.
Ce n’est pas le cas de Monod persiste
quand même. Il aime agacer le chef du gouvernement dont il moque
volontiers les ambitions politiques : « Il ne saura
jamais y faire. Il restera toujours un avatar du comte de
Paris. »
Un jour, Édouard Balladur jette ses
filets sur Jérôme Monod. « Reconnaissons-le, dit-il à son ami
“Jerry” sur un mode faussement contrit, ce pauvre Jacques a échoué
partout. Qu’il s’agisse de sa vie de famille ou de ses deux
passages à Matignon, il n’a fait que se planter. Il faut expliquer
à ce garçon qu’il ne doit pas se présenter à la présidence et
diviser ainsi la majorité. Ce serait encore une erreur dans une
carrière qui en compte tant. »
Sans trahir la conversation, Jérôme
Monod s’en va derechef prévenir le maire de Paris :
« Méfie-toi. “Eddy” prépare quelque
chose.
— Laisse tomber, répond Chirac. C’est du
bluff. Il ne fera rien. Il n’a pas assez de coffre. »
Même si sa rupture avec Balladur est
consommée, Chirac a du mal à croire à sa candidature. « Je
suis très calme et très serein, dit-il un jour à l’auteur.
L’actualité ne m’intéresse pas. Je lis à peine les journaux.
J’écoute juste les gens. Dans ma tête, je suis déjà au lendemain du
scrutin[2]. » Une autre fois, il
observe : « Si je vais encore au déjeuner de la majorité,
le mardi, à Matignon, ça n’est plus que pour chercher le regard
d’Édouard. C’est étrange, je ne le trouve jamais. Même quand il me
serre la main, il s’arrange pour ne pas me regarder. Maintenant, il
en vient à tout faire pour n’avoir pas à me la serrer. Des détours
pas possibles ou des fuites par des portes dérobées. C’est
peut-être le signe qu’il lui reste encore un fond de morale. Mais
ça ne suffira jamais à compenser le courage dont il manquera
toujours[3]. »
La formule qui revient le plus souvent
dans sa bouche, à cette époque : « Je vais gagner. »
Mais tout son visage dit le contraire. Ses traits défaits, ses
muscles relâchés, la tristesse de ses yeux. On dirait un décapité
qui, après son exécution, aurait remis sa tête sur son cou pour
faire croire qu’il est vivant.