17
Le tango d’Édouard
« L’avare se dit économe, le
poltron se dit prudent. »
Publius Syrus
Édouard Balladur est un grand Premier
ministre. Il habite si haut au-dessus de lui-même qu’il semble,
parfois, en proie au vertige. Qu’on l’aime ou pas, il faut bien
reconnaître qu’il a de l’allure. Contrairement à la plupart des
sexagénaires de la politique, Jacques Chirac compris, il n’a pas de
ventre, par exemple. Il le porte dans le cou. C’est plus élégant.
Serait-il tout crotté, pas rasé et mal fagoté, il garderait
toujours ce raffinement plein de malice qui lui est
congénital.
Il a un don tout particulier pour le
gouvernement. Il garde l’équilibre sur les sables mouvants aussi
bien que sur les bords escarpés. Sa Sérénité ne perd jamais ni le
nord, ni son sang-froid, ni le sens de ses intérêts. Il ne connaît
pas la maladresse. On dirait que cet Ottoman est tombé dans le
pouvoir quand il était tout petit pour se nourrir ensuite de son
lait dont ses lèvres dodues semblent encore toutes badigeonnées.
Rien de gauche chez ce conservateur éclairé. C’est, de ce point de
vue, l’anti-Chirac.
Le Premier ministre a tiré les leçons
des défaites passées de Chirac. Le moulinet ou la rodomontade n’est
pas son fort. Il ne fonce pas sur l’obstacle. Il le contourne ou,
s’il le faut, s’arrête in extremis
devant. Il cale souvent, Balladur. Il a compris que la France n’a
pas envie qu’on la dérange. Elle aime bien qu’on lui parle réformes
mais pendant les campagnes électorales seulement, pas après. Ça
trouble sa digestion. Donc, il avance en suivant la ligne du
« ni ni » fixée par le Mitterrand de 1988, à la
godille.
Faut-il lui jeter la pierre ? Il
n’y a pas, en France, d’autres moyens pour survivre quand on est
aux commandes. À moins de s’appeler Mauroy au moment du tournant de
la rigueur, à l’intérêt supérieur de la nation. Balladur est arrivé
à Matignon pour devenir président.
Il y est arrivé dans les plus mauvaises
conditions, celles de la cohabitation, qui lui commandent la plus
extrême prudence. En conséquence de quoi, il ne prendra aucun
risque. Il ne fait aucune confiance à Mitterrand qui, pendant les
premières semaines, a entrepris de le séduire.
Le 30 juin 1993, le chef de l’État
lui dit tout à trac : « Je n’ai pas l’intention
d’entraver votre tâche et je souhaite la réussite de l’emprunt que
vous avez lancé. Je compte le déclarer bientôt publiquement. Vous
avez la confiance des Français, vous savez, même si elle est
retenue. »
Quelques jours plus tard, avant de
partir au sommet de Tokyo, Mitterrand demande à son Premier
ministre :
« Est-ce que vous avez acheté de
l’emprunt Balladur ?
— Non, répond Balladur. Comme c’est moi
qui l’ai lancé, ce ne serait pas convenable.
— Donc, je peux en acheter, en ce cas,
fait Mitterrand. Je vais en prendre, si j’ai le temps. »
Balladur a su redonner confiance au
pays. Quand il entre en fonction, la France est en récession :
le PIB (Produit intérieur brut) baisse de 1,4 % en 1993,
l’année de l’alternance. Pour inverser la tendance, le Premier
ministre utilise les grands moyens. Un grand emprunt qui sera un
succès, et des mesures en tout genre comme le triplement de
l’allocation de rentrée scolaire ou la prime à la casse des
voitures d’occasion.
En 1995, quand Balladur quitte
Matignon, la croissance a retrouvé un rythme de 3,3 %. Mais
les finances publiques sont à peu près dans l’état où il les avait
trouvées. Certes, il fait mieux, encore heureux, que Bérégovoy qui
avait laissé filer les déficits de 6,14 % du PIB. Deux ans
plus tard, malgré l’embellie économique, ils s’élèvent quand même à
4,9 %. Sous son règne, la France aura donc continué à vivre
au-dessus de ses moyens. Le pli est pris.
Pour preuve, si Balladur privatise les
entreprises publiques – la BNP, Rhône-Poulenc, Elf-Aquitaine
ou encore une partie du capital de Renault –, l’essentiel des
recettes ne va pas au désendettement de l’État, comme la rigueur le
commanderait, mais aux dépenses courantes. Il laisse, au surplus,
une bombe à retardement pour son successeur : l’équilibre de
la loi de finances de 1995 repose sur des recettes de
privatisations qui semblent plus qu’hypothétiques.
Balladur et Bérégovoy sont-ils les deux
faces d’une même politique ? Que l’un soit ou non moins
laxiste que l’autre, ne change rien au résultat : la France
continue de s’endetter et de faire payer par l’étranger ses
prétendues réformes et son glorieux système social.
Tant que la politique, en France, se
résumera à tout faire pour remporter l’élection suivante, en
arrosant les électeurs, comme dans une campagne de conseil général,
on n’aura pas grand-chose à attendre d’elle. Balladur fait du
Chirac sans Chirac, l’habileté en plus. Ou du Mitterrand sans
Mitterrand, le talent en moins.
Au moindre mouvement de rue, le Premier
ministre rétropédale à grande vitesse. Comme Mitterrand, comme
Chirac. Balladur aime rappeler qu’il travaille sur le bureau de
Turgot, « le réformateur qui est tombé pour avoir trop
réformé, un exemple dont il ne faut jamais oublier de se
souvenir ».
En la matière, Balladur ne court aucun
danger. On ne s’arrêtera pas sur la liste de ses reculs, tant elle
serait fastidieuse, de la révision de la loi Falloux sur
l’enseignement privé aux mesures de lutte contre le tabagisme ou
l’alcoolisme. On s’arrêtera juste sur l’édifiante histoire des CIP
(contrats d’insertion professionnelle), un cas d’école à étudier
dans les universités, qui en dit long sur l’immobilisme
français.
Voilà, enfin, une réforme qui s’attaque
au chômage des jeunes (22,6 % des moins de vingt-cinq ans).
Elle doit leur permettre d’accéder plus facilement au marché du
travail, en baissant la barrière du premier salaire qui s’élèvera
désormais à 80 % du Smic. Elle est inspirée par la logique, le
bon sens et les recommandations de l’OCDE.
Pour cet organisme international, le
coût du travail peu qualifié, trop élevé en France, constitue un
obstacle à l’emploi. Total, « au lieu d’être des travailleurs
pauvres, les travailleurs non qualifiés deviennent des
chômeurs ». Les CIP doivent casser la machine infernale qui,
dans les cités notamment, pousse les jeunes dans le chômage puis la
marginalisation, voire l’exclusion.
Une réforme réactionnaire ? C’est
ce que prétendent, en chœur, les chantres du statu quo, les
tartuffes à sornettes, les marchands de bonne conscience sociale et
tous les syndicats, de la CGT à la CGC qui, soit dit en passant,
réclamait cette mesure. À gauche, il n’est guère que Dominique
Strauss-Kahn qui n’ait pas mêlé sa voix au concert des
protestations. La plupart de ses pairs sont certes d’accord avec
lui, mais en privé seulement. En public, ils font campagne contre
les CIP en utilisant des grands mots qu’on ne citera pas, par
bonté.
Comme souvent en France, le Premier
ministre défend sa réforme sabre au clair, mais à reculons, en
répétant haut et fort qu’elle n’institue pas un Smic-jeunes alors
qu’il ne s’agit que de cela. Il part battu. Il n’en sera que plus
aisé pour lui de battre en retraite devant une manifestation qui ne
regroupait guère plus de 15 000 personnes, et encore, en
comptant large.
Au même moment, le gouvernement
socialiste de Gonzales est un homme qui dit ce qu’il fait et fait
ce qu’il dit. Pas Balladur qui décanille au premier vent.
Après avoir renoncé aux CIP, le Premier
ministre fait savoir, dans un communiqué[1],
qu’il entend répondre « à ce qui est un appel de la
jeunesse », avant d’annoncer la tenue d’un comité
interministériel sur la jeunesse. On croit rêver, mais non, c’est
ainsi que meurent en France toutes les réformes. Avec un comité,
une commission, un rapport ou un observatoire.
« On ne peut pas réformer en
France, commente Balladur avec l’autorité de la compétence[2]. Ma méthode est donc simple. Deux pas en
avant, un pas en arrière. C’est ma façon de danser le
tango. »
« Cet homme a beaucoup de qualités,
observe, en écho, le maire de Paris[3]. Mais
il en est une dont il a toujours manqué : c’est le
courage. »