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Villepin, le Capitan matamore
« Pour devenir le maître, il faut agir en esclave. »
Tacite
C’est toujours le même rituel, entre 8 heures et 8 h 30 du matin : Dominique de Villepin se ronge les sangs, l’œil aux aguets, l’air impatient. À ce moment-là, généralement, il partage son petit-déjeuner avec un visiteur, un grand journaliste ou un homme d’affaires, tant il est vrai que les médias et le monde de l’argent sont les deux soleils autour desquels il fait tourner sa vie.
Pas les seuls soleils. Ce serait trop simple. À lui tout seul, Villepin est une planète voyageuse qui change d’astre au gré des heures et de ses humeurs. Un coup, c’est la poésie. Une autre fois, l’art africain. Après ça, le cinéma. Ou bien encore la littérature, l’histoire napoléonienne, ses trois enfants, le président et sans doute aussi, même s’il prend soin de ne jamais l’évoquer, son propre destin politique. C’est un homme qui vit de passions et ses passions le transportent. Mais quand on en a tant, c’est qu’on n’en a pas. Il ne le sait pas. Même s’il souffre d’un gros complexe de supériorité, il y a beaucoup de choses qu’il ne sait pas. Il est trop égocentrique, par exemple, pour se rendre compte que tous ses visiteurs le regardent comme un personnage anachronique. Un rodomont de passage en politique.
Chaque fois que le téléphone sonne sur son bureau, à quatre ou cinq mètres de la table où il prend son petit-déjeuner, Villepin bondit de sa chaise et se précipite pour répondre à la vitesse du chien qui s’en va retrouver son maître. Mais non, ce n’est pas lui. Quand il tombe enfin sur l’appel qu’il attendait, son grand corps se rétracte : c’est le chef de l’État. Le secrétaire général lui fait d’une voix saccadée, celle de l’émotion, une revue de presse express. Elle ne doit pas durer plus d’une minute et demie. Pourquoi faudrait-il passer plus de temps sur les journaux ? « Ces torche-culs ne racontent que des conneries », pour parler comme le Tartarin de l’Élysée.
C’est le surnom que lui ont donné les chiraquiens historiques. Ils ne supportent pas que Juppé, du chef de l’État. À peine est-il entré dans son orbite que Chirac, déjà, le traitait comme un fils, le fils cadet. Il est vrai que le secrétaire général de l’Élysée a beaucoup de points communs avec lui. Une boulimie d’action. Le même halètement dans la gorge. Un vocabulaire de corps de garde. Un caractère fantasque et imprévisible. Une faim jamais assouvie, à avaler la mer et les poissons.
Il est vrai aussi que Villepin est pourvu de qualités que Chirac n’a pas. Une confiance absolue en soi, doublée d’une capacité d’improvisation peu commune. Une écriture baroque qui peut prêter à sourire, avec ses enfilades d’adjectifs ampoulés, mais qui a au moins le mérite de n’être ni plate ni banale. Un vernis culturel, enfin, qui lui permet de musarder de l’art indien à Julien Clerc en passant par Saint-John Perse ou le dernier film de Danièle Thompson, l’une de ses meilleures amies.
C’est un ogre, comme Chirac. Il avale tout. Pas les dossiers, contrairement à son patron, mais les collaborateurs, les amis, les idées, les passions, les livres, les relations qu’il évacue sitôt qu’elles ont fini de lui être utiles. Outre la faim qui le tenaille, il est habité par les convictions que la gloire l’attend et que son heure viendra. C’est pourquoi il faut que le monde entier soit à son service. La fausse noblesse d’Empire dont il est l’héritier l’a convaincu que l’époque n’était pas à la hauteur. Il n’est fait que pour les temps mauvais, quand tombera sur la France une de ces nuits décrites par Schiller[1] : « Le ciel est orageux et troublé, le vent agite l’étendard placé sur la tour ; les nuages passent rapidement sur le croissant de la lune qui jette à travers la nuit une lumière vacillante et incertaine. »
Ce sera le moment. Pour l’heure, Villepin est embusqué et se fabrique, en douce, un réseau. On y trouve de tout. Ce qui compte à Paris. Ce qui brille aussi. Mais très peu de personnalités politiques. Ce diplomate les méprise et le clame à tout bout de champ. Les journaux sont pleins de gracieusetés qu’il répète à leur endroit, du genre : « Ces messieurs ont tous le cul sale. » Ou bien : « Le seul organe qui est développé chez eux, c’est le trouillomètre. » Ou encore : « Ces connards sont incapables d’avoir une seule idée en même temps. Dans leur vie privée, ils ont une maîtresse à Paris et une femme en province. En politique, c’est la même chose. Il ne faut pas leur faire confiance. »
À tous ceux qu’il a blessés ou humiliés et qui viennent se plaindre de lui auprès de Chirac, ce dernier répond : « La cavalerie cavale et celui-là est toujours sur la ligne de front. C’est mon meilleur dragon... »


Fils de Xavier Galouzeau de Villepin, un industriel qui représente la société Pont-à-Mousson à l’étranger, le petit Dominique a vécu loin de son pays, dans le culte de la France, comme beaucoup d’expatriés. Encore que le Maroc où il a résidé soit, pour lui, comme une seconde patrie qui lui a inculqué son engouement pour la culture arabe.
Après sa sortie de l’ENA, il rédige quelques notes diplomatiques pour Jacques Chirac à qui il a été présenté en 1980. Il fait ensuite une carrière traditionnelle au Quai d’Orsay. D’abord, à l’ambassade de France à Washington, puis à New-Delhi, avant d’être nommé par Alain Juppé, en 1993, directeur de son cabinet au ministère des Affaires étrangères.
C’est là qu’il fait des étincelles, sous la houlette d’un homme qui est alors la coqueluche de Chirac, de Mitterrand et d’à peu près tous les spécialistes de la chose politique. Sur tous les fronts en même temps, Dominique de Villepin n’est pas pour rien dans cette réussite.
Si Jacques Chirac le repère, c’est pour cela mais aussi parce qu’il se révèle tout de suite comme l’un des rares opposants, dans l’appareil d’État, à Édouard Balladur. Jean-Louis Debré, l’une des cibles favorites du Premier ministre.
« Ce pauvre garçon, aime dire Édouard Balladur, ce n’est vraiment pas une lumière. Un excité qui fait son faraud et ne se mouche pas du coude. Avec ça, pas un grain de bon sens. Quand je pense que Chirac en est réduit à utiliser des gens comme ça, franchement, j’ai de la peine pour lui[2]. »
Si Balladur avait été élu en 1995, Villepin aurait sans doute été banni au fin fond de l’Afrique, tant il était devenu sa fixette. Après ça, Chirac ne pouvait qu’en faire, dès son installation à l’Élysée, le secrétaire général de la présidence.
Dominique de Villepin fait-il, depuis, merveille à l’Élysée ? Ce n’est pas la question. Il rassure le président. Il rassure aussi sa fille Claude. Toujours à leurs petits soins, il suit les vents et les amplifie. Qu’importe s’il cherche à isoler le président et à le couper de ses anciens relais. Qu’importe s’il en rajoute, au lieu de le calmer, quand le président a ses foucades. Qu’importe, enfin, s’il ne sait pas diriger une équipe et prend soin de ne laisser personne exister, fors lui, comme on l’apprend à l’ENA.
Pour asseoir son autorité auprès du président, il use, comme tout conseiller ambitieux, de la tactique du pompier pyromane. Analyse de Dominique de Villepin, lui, fait monter les crises en neige avant de demander les pleins pouvoirs pour les gérer. Il cherche sans cesse à accroître son emprise. » Ce n’est pas un exécutant, c’est un conquérant.


L’aristocratie est le respect de soi pour Nietzsche, et Jérôme Monod jettera un froid en prenant un fauteuil.
Malgré tous ses défauts qu’il a bien notés, le président passe tout à ce double ébouriffant : c’est un guerrier et la politique, n’est-ce pas le commencement de la guerre par d’autres moyens ? Villepin est toujours au combat. Il a trouvé un nouveau cheval de bataille, ces derniers temps : la dissolution de l’Assemblée nationale.
1-
La Mort de Wallenstein.
2-
Entretien avec l’auteur, le 13 février 1995.
La Tragédie du Président
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