1
Le conservateur des hypothèques
« Ne soyez ni obstinés dans le
maintien
de ce qui s’écroule, ni trop pressés
dans l’établissement
de ce qui semble
s’annoncer. »
Benjamin Constant
Il y a une malédiction Chirac. Une sorte
d’inaptitude à gouverner qui l’amène tôt ou tard à dresser le pays
contre lui. Un mélange de prudence, d’audace et de gaucherie qui
lui permet de tenir le coup pendant six mois, rarement plus, avant
de sombrer dans l’immobilisme, cette maladie française. Chaque fois
qu’il arrive au pouvoir, c’est la même chose. Il commence en
fanfare comme Bonaparte au pont d’Arcole avant de finir dans la
camomille comme le bon président Coty, au crépuscule de la
IVe République.
Un des vieux connaisseurs de la chose
chiraquienne observe, non sans perfidie[1] :
« Si vous regardez bien la vie de Chirac, c’est un homme d’un
naturel gai et chaleureux, qui n’a connu que très peu de moments de
bonheur. À la mairie de Paris, sans doute, dans les premières
années. Au pouvoir aussi, mais jamais longtemps. Il n’est lui-même
qu’en campagne électorale : on part tôt le matin et on rigole
avant de s’écrouler de fatigue, tard dans la nuit, sur son lit. Il
faut toujours qu’il coure, car il fuit quelque chose. Un vide, une
angoisse, je ne sais quoi. Il est trop mal dans sa peau pour rester
en place. » (Valéry Giscard d’Estaing)
Dire que le pouvoir ennuie Chirac serait
exagéré. Mais il est à l’évidence plus doué pour sa conquête que
pour sa gestion quotidienne. Entre deux campagnes, il se languit,
seul en son palais, à signer des parapheurs, ou dans des réunions
mortelles où son perfectionnisme de pinailleur byzantin a fini par
lasser ses conseillers les mieux disposés. Gouverner semble souvent
pour lui une sorte de punition. À son aise dans l’action et le
torrent de la vie, il n’est finalement en paix avec lui-même que
s’il a pu s’en retrancher.
À tous égards, Chirac fait penser au duc
d’Orléans tel qu’il apparaît dans le portrait qu’en a dressé
Saint-Simon : « Un des malheurs de ce prince était d’être
incapable de suite dans rien, jusqu’à une espèce d’insensibilité
qui le rendait sans fiel dans les plus mortelles offenses et les
plus dangereuses [...]. Il était timide à l’excès, il le sentait et
il en avait tant de honte qu’il affectait tout le contraire jusqu’à
s’en piquer. Mais la vérité était [...] qu’on n’obtenait rien de
lui, ni grâce ni justice, qu’en l’arrachant par crainte dont il
était infiniment susceptible, ou par une extrême importunité. Il
tâchait de s’en délivrer par des paroles, puis par des promesses,
dont sa facilité le rendait prodigue, mais qui avait de meilleures
serres le faisait tenir. De là tant de manquements de paroles
[...]. Rien [...] ne lui nuisait davantage que cette opinion qu’il
s’était faite de savoir tromper tout le monde. On ne le croyait
plus lors même qu’il parlait de la meilleure foi[2]. »
Symétrie saisissante. Tout Chirac est
là, dans cet amalgame d’inconstance, d’indifférence, de pudeurs et
de rétractations. Sans doute n’était-il pas fait pour ce monde de
brutes qu’est la politique. Il s’est donc protégé et, pour ce
faire, a inventé un personnage derrière lequel il s’est réfugié,
sinon enfermé. Cet homme-là a toujours répugné à se montrer sous
son vrai jour.
On peut le comprendre. Avatar, en plus
rustique et moins fidèle, de Mitterrand, Chirac est une imposture.
De même que le premier était un homme de droite qui incarnait la
gauche, il est un homme de gauche qui incarne la droite, et c’est à
peine une caricature. Mais, contrairement à son prédécesseur, il ne
sait pas donner le change. Dans ses rôles de composition, il en
fait toujours trop, ou pas assez. Il joue faux.
Jadis, « Facho-Chirac »,
décrit par de bons éditorialistes comme un bonapartiste
autoritaire, partait, en privé, dans des envolées en faveur de
l’autogestion : « Il y a quelque chose à tirer du modèle
yougoslave de Tito », répétait-il ainsi, dans les années
soixante-dix, avec la conviction du néophyte. Longtemps, il s’est
bien gardé de laisser paraître, en public, la réalité de son
tiers-mondisme ou de son antiaméricanisme. Depuis son accession à
la présidence, il se lâche plus volontiers.
Qui n’a pas entendu, par exemple, Chirac
évoquer le modèle américain en tête-à-tête, ne peut comprendre la
vraie nature de l’homme qui, pendant plus de trente ans, aura roulé
sa meule sur la France. Même si le président se contrôle,
diplomatie oblige, l’Amérique lui donne des boutons. De retour d’un
voyage outre-Atlantique, il dira un jour : « Plus
satisfait et imbu de lui-même que ce pays, on ne fait pas.
Pourtant, ça n’est pas joli joli ce qu’on voit quand on se promène
dans les villes américaines. À une certaine heure du soir, des
cartons se mettent en place partout sur les trottoirs : ce
sont les pauvres qui se couchent. Pour moi, voyez-vous, c’est ça le
libéralisme : des cartons pour les pauvres et rien
d’autre[3]. »
Telle est bien la raison du malentendu
avec la France et, surtout, la droite : même s’il a longtemps
fait semblant, avec plus ou moins de bonheur, cet homme est à
rebours de Thatcher et tous les libéraux de la fin du xxe siècle,
auxquels on l’a si souvent comparé. Il est d’avant et,
paradoxalement, d’après aussi : archaïque et moderne.
Qu’il soit devenu l’incarnation vivante
du déclin français, c’est peut-être injuste. Mais en cas de procès,
il ne serait pas le seul sur le banc. Tout le monde s’y est mis,
dans le pays, et depuis longtemps. Les politiciens qui ne pensent
qu’à la prochaine élection. Les syndicats qui ne veulent pas se
laisser doubler. Les Français, surtout, qui ont toujours un faible
pour les marchands d’illusions.
Autant dire que la dégringolade
économique de la vieille Gaule est un travail collectif. Mais
Chirac y a sa part, une grande part. Après tant d’années de
présidence, il s’est transformé peu à peu en gardien de musée ou en
conservateur des hypothèques, comme on voudra. Apparemment
convaincu, comme Lao-Tseu, que « ce qui est mou triomphe de ce
qui est dur » et que « ce qui est faible triomphe de ce
qui est fort », il a fini par faire corps avec le
« modèle social français ».
Pendant la campagne du référendum raté
sur la Constitution européenne, il n’a cessé, par exemple, de
célébrer ce « modèle social » dont le monde entier
rêverait. Jamais le chef de l’État ne transigera là-dessus. Le
lendemain du scrutin, le 30 mai 2005, il a ainsi avec
Nicolas Sarkozy une conversation de fond qui résume parfaitement la
tragédie chiraquienne.
C’est encore un de ces entretiens où le
président explique à Sarkozy qu’il ne peut décidément pas le nommer
à Matignon pour toutes sortes de raisons dont la moindre n’est pas
sa crainte qu’il n’horripile le pays en cherchant à le réformer.
Discussion désormais classique entre eux. Elle s’anime, soudain,
quand elle roule sur la question du « modèle social ».
Résumons-la.
Nicolas Sarkozy : « Pour moi,
un modèle social donne un emploi à chacun. Ce n’est pas le cas du
modèle social français. Les Français font tous la même analyse que
moi, il n’y a que vous qui ne la faites pas. Il faut réformer ce
pays, je ne lâcherai jamais là-dessus. »
Jacques Chirac : « Tout ça,
c’est bien beau mais tu sais bien qu’on ne peut pas remettre en
question les acquis sociaux. »
Nicolas Sarkozy : « On peut
réformer le modèle social sans remettre en question les acquis
sociaux. Encore faut-il savoir ce qu’on entend par acquis
social. »
Jacques Chirac : « Je ne vois
pas où tu veux en venir. Un acquis est un acquis. »
Nicolas Sarkozy : « Non,
justement. L’indemnisation du chômage est un acquis social. Le
remboursement des dépenses-maladie aussi. Mais n’en est pas un, à
mes yeux, le droit de n’avoir aucune activité quand on touche le
minimum social. Ou encore la possibilité, quand on est au chômage,
de refuser un emploi au bout de trois propositions. Moi, je
n’appelle pas ça un acquis, mais une lâcheté. »
Troublant face-à-face. On dirait un
entretien entre Mitterrand et Chirac, au siècle précédent. Avec
Chirac dans le rôle de Mitterrand et Sarkozy dans celui de Chirac.
C’était il y a vingt ans, exactement. Tant il est vrai que le
présent est du passé qui recommence.