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L’œil dans la tombe
« L’insecte humain ne se décourage
jamais
et recommence de grimper. »
François Mauriac
Puisqu’il n’en aura plus l’usage,
François Mitterrand a donné Jacques Pilhan, son grand stratège, au
maire de Paris. C’est le plus beau cadeau qu’il pouvait lui faire.
Un petit génie de la communication, décrassé des prurits égotiques
de son métier, où il surmonte tout le monde de plusieurs
têtes.
« Je suis allé travailler avec
Chirac en plein accord avec Mitterrand, insiste Pilhan. Il m’a même
donné sa bénédiction. »
Il est arrivé à l’Élysée dès 1981
dans les bagages du publicitaire Jacques Séguéla, qui avait conçu
la campagne de François Mitterrand à l’élection présidentielle.
C’est un homme de gauche, mitterrandien plus que socialiste. Il
s’éprend tout de suite de Jacques Chirac et l’encourage à gauchir
son discours.
Jean-Louis Bianco.
Ce Chirac, seul comme jamais, au bord du
précipice où ses propres créatures ont décidé de le faire tomber,
Pilhan en parle avec une affection non dénuée de fascination :
« C’est quelqu’un qui peut tout affronter, tant est grande sa
force intérieure. Rien ne lui fait peur. On se dit que même mort,
il continuera à se battre. » Il hausse les épaules,
puis : « Quel malheur que ce soit une
bourrique ! »
Chez Mitterrand, Pilhan, on ne peut plus
la lui retirer. »
Au contraire, Mitterrand est un disciple
d’Émile Chartier dit Alain, le philosophe du radicalisme, qui
écrivait : « Une idée que j’ai, il faut que je la
nie : c’est ma manière de l’essayer[1]. » Ou bien : « Réfléchir, c’est
nier ce que l’on croit[2]. » Ou encore : « Rien n’est
plus dangereux qu’une idée quand on n’a qu’une idée[3]. »
Chirac n’a qu’une idée, en cet
automne 1994 : faire campagne à gauche contre le statu
quo social et la pensée unique incarnée, selon lui, par Balladur.
Cela tombe bien, c’est une bonne idée, et Pilhan y souscrit sans
réserve. Ce sera l’axe de la meilleure campagne électorale du maire
de Paris.
Dans l’art de la guerre, la surprise est
la clé de tout. Chirac entend prendre tout le monde de court, à
commencer par Balladur, quand il annonce sa candidature, le 4
novembre 1994, jour de la Saint-Charles, dans un entretien à
La Voix du Nord, la veille d’un
voyage à Lille, ville natale du général de Gaulle.
Mais le « microcosme » s’en
fiche. La France aussi. Sa troisième candidature à l’élection
présidentielle ne suscite que des commentaires faussement apitoyés
ou franchement rigolards. Passons. Les médias ne l’ont jamais aimé
et la réciproque est vraie. Pour l’heure, ils ont les yeux rivés
sur Balladur, déjà sacré président avant même que la campagne n’ait
commencé.
Son entrée dans la course est donc un
fiasco. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Chirac
fait penser à l’épicier qui prétend maintenir coûte que coûte son
fonds de commerce face à la nouvelle grande surface qui attire sa
clientèle. Il est pathétique et le reconnaît sans ambages :
« Je vous le concède bien volontiers, je dois être à peu près
le seul à croire à mon étoile. »
C’est l’époque où, hormis Roger Romani,
chargé des relations avec le Sénat, aucun membre du gouvernement ne
s’est prononcé en sa faveur, la plupart militant déjà pour la
candidature d’Édouard Balladur.
C’est l’époque où Philippe Seguin,
pourtant anti-balladurien frénétique, refuse de participer, le
12 novembre, à la « réunion exceptionnelle » du RPR
sur la pelouse de Reuilly, à Paris, où les militants témoignent
leur « reconnaissance » et leur « confiance » à
Jacques Chirac. Absence qui laissera une blessure qui n’en finira
pas de couler.
C’est l’époque où Jacques Friedmann, son
meilleur ami, devenu président de l’Union des assurances de Paris
(UAP) par la grâce du Premier ministre, dit à qui veut
l’entendre : « Il faut décourager Chirac de se présenter.
Sinon, il perdra et Balladur l’empêchera, dans la foulée, d’être
réélu à la mairie de Paris. »
C’est l’époque où un soir, alors que
Jacques Chirac devise avec Charles Pasqua l’appelle pour l’informer
qu’un sondage à paraître lui donne seulement 11 % des voix au
premier tour.
« Retire-toi, Jacques »,
commente le ministre de l’Intérieur. Après avoir raccroché, Chirac
dit à Pons, les mâchoires serrées : « Quoi qu’il arrive,
j’irai jusqu’au bout. »
Il est en effet prêt à tout braver. Les
cabales. Le dédain. Le ridicule. Une rage sans bornes bout en lui,
la rage d’en découdre avec ce Premier ministre parjure.
Ce n’est pas un hasard s’il a choisi,
parmi ses axes de campagne, la dérive monarchique de la
Ve République : malgré ses
efforts, Édouard Balladur a toujours de grands airs et même quand
il vous demande de lui passer le sel, à table, son ton n’est jamais
dépourvu d’une solennité naturelle. Quoi qu’il fasse, il reste une
poule de cour qu’on verrait bien poudrée et perruquée, une grosse
poule qui se prend pour un renard.
Sur les délires de l’État-roi, Chirac
est alors intarissable. C’est pourtant Mitterrand qui, après
Giscard, est le grand fautif. Balladur n’a fait que suivre le
mouvement. « Non mais vous avez vu ça ? ironise Chirac.
Le moindre secrétaire d’État aux Choux farcis a droit à deux
motards avec sirène et tout le toutim. Il n’y a qu’en France qu’on
voit ça. Moi, je serai le premier président modeste[4]. »
Il aime raconter une histoire qui lui
est arrivée en Corrèze, au début de la première cohabitation :
« Quand j’arrive à Brive-la-Gaillarde, après ma nomination à
Matignon, je trouve, pour m’accueillir, le préfet du département,
ce qui est normal et puis aussi, ce qui l’est moins, une collection
de onze ou douze voitures. Deux voitures pour la police, deux pour
les RG, deux pour la gendarmerie, et j’en passe. Je m’écrie :
“C’est de la folie !” Mais je ne suis pas au bout de mes
surprises. Après ça, on traverse la ville à cent cinquante
kilomètres par heure. Tous les feux ont été bloqués et il y a des
policiers à chaque carrefour. Quand j’arrive à destination, au
conseil général de Tulle, j’engueule le préfet et il répond :
“Mais c’est la circulaire Joxe qui prévoit tout ça. Je n’ai fait
que m’y conformer.” Il avait raison. J’ai tout de suite aboli ce
texte stupide pour me contenter d’une seule bagnole, celle du
conseil général ou celle d’un vieux copain du coin. »
Quand on le lance sur le sujet, Chirac
est intarissable : « Ce n’est pas avec ce genre de
comportement mégalomane que l’État se réconciliera avec les
Français. Une fois, en arrivant à un sommet européen, je me
souviens avoir vu des tas de gens, sept ou huit personnes au moins,
s’affairer dans une pièce bourrée de matériel électronique à côté
de ma chambre.
“Qu’est-ce que c’est que ce
bordel ?, je demande.
— Ce sont les télécommunications, me
répond-on.
— Mais quelles
télécommunications ?
— Pour que vous puissiez communiquer
avec Paris.
— Je ne comprends pas, ai-je fait. Il y
a un téléphone sur la table de nuit. Ça me suffit. Ça me suffisait
quand j’étais Premier ministre de Giscard.”
J’ai fait mettre un terme à tout ça,
quand j’étais chef du gouvernement. On s’est beaucoup moqué de
l’étiquette sous Giscard. C’était un peu ridicule, parfois, mais ça
ne coûtait pas les sommes astronomiques qu’il faut, maintenant,
pour entretenir les avions du GLAM que les ministres utilisent pour
un oui ou pour un non. Sans parler des ministères transformés en
palais où les membres de cabinet se goinfrent de homard à
l’américaine aux frais du contribuable. »
Face à Balladur, incarnation de
l’État-roi, Chirac laisse libre cours à sa fibre populiste. Il
nourrit de surcroît son discours d’une vraie critique sociale.
« Il n’avait plus rien à voir avec Paris, se souvient Marc
Ladreit de Lacharrière de la lui faire rencontrer et dîne deux fois
avec elle au siège de son entreprise, Fimalac, pour parler de la
« refondation sociale ».
Aujourd’hui, Philippe Seguin n’hésite
pas à dire que c’est le Premier ministre qui, paradoxalement, a
fait élire Jacques Chirac : « Édouard Balladur l’a obligé
à aller là où il y avait un espace politique, à un moment où tout
le monde était en déshérence. Il a ainsi été l’artisan involontaire
de sa victoire[5]. »
Le 19 janvier 1995, quand
enfin il apporte son soutien à Jacques Chirac, Philippe Seguin a
déjà donné une clé, dans un discours prophétique : « Au
risque de paraître cruel ou cynique, je vous avoue que j’en arrive
à ne pas regretter les épreuves que Jacques Chirac aurait eu à
vivre et à surmonter tous ces derniers temps. Je crois qu’au terme
de la période de réflexion, de recul, de retour sur lui-même qu’il
s’est volontairement imposée, ces épreuves l’auront définitivement
forgé. Comme cet acier que notre Lorraine a si longtemps trempé. Il
sait désormais qu’il doit accomplir son destin sans se faire aucune
illusion sur les hommes. [...] Il sait que, désormais, il lui
revient de vivre en permanence ce paradoxe qui est le propre de
l’homme d’État : demeurer sensible, attentif, ouvert aux
autres, et être inflexible, inébranlable, intraitable lorsque
l’intérêt général est en jeu. Oui, désormais il est prêt. Je le
sais. Et les Français vont le savoir. »
En attendant que son heure sonne, Chirac
est l’œil qui, comme disait Hugo, « était dans la tombe et
regardait Caïn ».