42
Le saucisson de Seguin
« Si vous voulez que la vie vous
sourie,
apportez-lui d’abord votre bonne
humeur. »
Spinoza
La droite peut-elle suppléer ce
président altier qui répugne à descendre de ses limbes ?
Apparemment pas. Elle a trop à faire, encalminée qu’elle est dans
l’entrelacs de ses querelles intestines.
« La droite, c’est la haine »,
a dit un jour Simone Veil et elle en sait quelque chose. Soit. Mais
la gauche aussi. C’est l’ambition pour les places qui dressent les
politiques les uns contre les autres, avec un objectif tout bête
que les plus doués excellent à habiller de considérations
idéologiques : « Donne-moi ta place et
dégage. »
Quand aucune autorité n’est parvenue à
imposer sa loi dessus, le moindre parti politique se transforme en
chaudron où bouillonnent les appétits, les vanités et les rancunes.
Inutile de mettre un couvercle. Le miroton en fusion débordera
toujours en attendant le chef.
C’est ce qui arrive à la droite, ces
temps-ci. « Ces gens-là sont pathétiques, note Chirac, depuis
son Aventin élyséen. Des lilliputiens, des fourmis, des morpions de
l’ambition. Ils se tirent tous dessus à vue sans comprendre que
l’opinion se fout et se contrefout de savoir qui va gagner, si
seulement il en reste un vivant après la fusillade générale[1]. »
Après la dissolution, c’est Seguin avec
un mélange de compassion, d’agacement et d’amusement. « S’il y
a un métier pour lequel il n’est pas fait, celui-là, c’est chef de
parti, ironise encore Chirac. Il est tellement solitaire qu’il sera
incapable de se faire adopter par les militants ou par les élus. Il
restera toujours un baryton sans orchestre. »
C’est ainsi que Jean-Louis Debré à se
retirer de la compétition pour la présidence du groupe. Ce dernier
étant l’homme lige du chef de l’État, plaide-t-il, son échec serait
interprété comme un camouflet pour lui. L’effet serait désastreux
pour tout le monde.
« Il faut vraiment que tu
l’empêches de faire cette bêtise, insiste Seguin. Il ne fera que
dix-huit voix, le pauvre, et encore...
— Tu rigoles ? fait Chirac. Il aura
cent voix. »
À l’arrivée, Jean-Louis Debré
l’emportera haut la main.
Quand il prend la présidence du RPR, le
7 juillet 1997, sur les décombres laissés par la
dissolution, Madelin, ils ne sauraient constituer une menace. En
somme, il a le champ libre.
Philippe Seguin ne sait pas déléguer,
mobiliser ou entraîner.
Tout est hypertrophié chez lui. Le
coffre. Le caractère. L’ego. Cet esprit chagrin a une si haute idée
de lui-même qu’il a fini par la perdre de vue. Au lieu de chercher
à ménager Chirac, il a tout de suite voulu rompre avec lui. Les
militants l’ont rappelé à l’ordre. Le 31 janvier 1998,
aux assises du RPR qui devaient tout chambouler, le projet et même
le sigle à trois lettres, le nom du président a été ovationné
pendant douze minutes.
Seguin n’a pas compris le message.
L’imperator entend incarner, seul, le RPR et même l’union de
l’opposition.
À la fin, il se retrouvera tout
seul.
Il est vrai que l’Élysée ne le ménage
pas, qui fait régulièrement donner les chiraquiens contre lui. Pour
le neutraliser, Philippe Seguin. Ce n’est pas un retour en grâce.
Juste une alliance de circonstance. Elle en dit long sur
l’exaspération du président qui ne supporte pas, notamment, les
dérives nationalistes de son mouvement.
L’opposition Chirac-Alain Juppé, en
avril 1998.
Étrange attelage. Les deux hommes se
respectent et se méprisent en même temps. Chirac est subjugué par
l’éloquence et les tripes de Seguin est fasciné par l’habileté et
la persévérance de Chirac mais il a la conviction qu’il n’est pas
au niveau. Derrière son dos, il l’appelle « le grand
con ». Il fulmine contre sa « mollesse » face aux
socialistes, répète qu’il a fait son temps et refuse, certains
jours, de le prendre au téléphone.
Chirac entend le dégager de la
présidence du RPR avant la campagne de 2002. S’il n’y arrive
pas, il est prêt à toutes les extrémités. Leurs tête-à-tête sont
parfois si tendus qu’il arrive au chef de l’État de proférer des
menaces de ce genre : « Si tu continues comme ça, je vais
être obligé de faire un parti du président. »
Entre Chirac et Madelin ont fait bloc
contre la candidate UDF que soutenaient les socialistes.
Un vaudeville ridicule, qui illustre
bien l’état lamentable de la droite. La présidence du conseil
régional devait normalement revenir à Anne-Marie Comparini, la
candidate UDF, une protégée de Madelin, tandis que les socialistes
se rallient à l’UDF qui sera élue.
Alors que Seguin. C’est peut-être à
cause d’un saucisson, en effet, que l’affaire a mal tourné.
Le soir de l’élection du président du
conseil régional de Rhône-Alpes, Seguin fermera sa porte avec un
air de conspirateur, puis tournera la clé, avant de passer la
soirée en tête-à-tête avec le saucisson devant son poste de
télévision.
On ne saura jamais si c’est à cause de
la contrariété du début de soirée ou du ravissement de la
dégustation charcutière devant un programme télévisé passionnant,
toujours est-il que Seguin a laissé commettre la faute qui allait
déchirer, et pour longtemps, la droite française : l’UDF
prendra prétexte de l’incident pour adopter une stratégie
d’autonomie et présenter une liste aux élections européennes,
quelques mois plus tard.
Seguin le sait. La preuve : le
10 janvier, il est injoignable. Il a été hospitalisé pour une
bronchite aiguë et une immense déprime.
Après ça, Chirac cherche en vain à
ramener Seguin qui ne supporte plus la stratégie
« centriste » de l’Élysée.
Le 15 avril 1999, Bayrou
« qui en est une composante essentielle ».
Jospin une opposition digne de ce
nom.
Jean-Michel Thénard exprime bien le
sentiment général quand il écrit dans Libération[2] : « Le séguinisme, un
nombrilisme ? Si le député d’Épinal avait souhaité apparaître
pire que sa caricature, c’est réussi [...]. S’il avait voulu donner
une image grotesque d’une certaine politique “politicienne”, plus
préoccupée par les querelles de boutique et les conflits de
personnes que par l’intérêt général, c’est gagné. »
Cet homme qui avait tout pour réussir,
n’était son caractère, a finalement tout raté, même sa sortie. Il
s’est détruit lui-même. Il en restera bien quelque chose, comme un
souvenir, qui vivotera jusqu’à l’explosion finale, lors de sa
campagne suicidaire pour la mairie de Paris, en 2001.
Quant à Chirac qui vient d’ajouter un
nouveau trophée à son tableau de chasse, on l’imagine bien s’écrier
maintenant, en attendant le successeur de Seguin : « Au
suivant ! »