24
Le sacre du printemps
« On gagne et puis on voit. »
Napoléon
Il a soixante-deux ans et tout pour être heureux. Désormais en tête des sondages, il voit fondre de nouveau sur lui, le succès appelant le succès, des nuées de journalistes louangeurs, de politiciens flagorneurs et d’encenseurs de toutes sortes. Après le temps des faux derches, voici celui des lèche-culs. Belle revanche après des mois de solitude.
Chirac ne savoure pas cette revanche. Il a tendance à serrer les mâchoires et son regard, souvent, se ferme. Il est coincé, nerveux et même agressif. Peut-être à cause de l’angoisse qui le noue : il a bien trop promis et sait qu’il tiendra peu. Sans doute à cause de toutes les désertions et félonies des derniers mois qui, malgré les retournements, lui restent sur l’estomac.
Quand l’auteur lui demande, à cette époque, s’il éprouve le moindre ressentiment à l’égard de Balladur, Chirac dément bien sûr, avec la fermeté de la langue de bois :
« Je devrais, au contraire, lui être reconnaissant. S’il avait respecté nos accords et si j’avais été élu à la présidence, je l’aurais confirmé à Matignon comme nous en étions convenus ensemble avant mars 1993. Et qu’est-ce qui se serait passé dans le pays ? Rien. On n’aurait rien fait du tout. Nous nous serions plantés.
— Allons, vous lui en voulez quand même un peu, de n’avoir pas tenu parole ?
— Mais comment pourrais-je lui en vouloir ? La démocratie exige la compétition et la compétition entre nous m’a obligé à approfondir ma réflexion. J’ai été à la rencontre des Français. Finalement, ç’aura été excellent pour moi, sa candidature. Si je suis élu, ce sera grâce à lui...
— ... Mais contre lui.
— Et comment ! Comme je connaissais bien Édouard Balladur et son équipe, je savais bien qu’ils sauraient utiliser, dès qu’il se déclarerait, tous les leviers de l’État contre moi. L’argent, la justice, la police. Sans parler des médias qui auront été contrôlés comme jamais, ni de la campagne du Monde en sa faveur. Pour résister à Radio-Balladur, à Télé-Balladur et à tout le reste, il fallait que je passe en force, en prenant mon élan depuis les tréfonds du pays. C’est pourquoi je me suis présenté si tôt en travaillant tout de suite le terrain, pour essayer de comprendre ce qui se passait dans le fin fond de nos régions[1]. »
C’est à peine si Chirac supporte encore l’approbation. En tout cas, il ne souffre pas la contradiction. Ne lui demandez surtout pas comment il compte satisfaire les espérances qu’il a soulevées pendant la campagne. Il prend tout de suite la mouche :
« Il faut quitter Paris, mon vieux. Vous vivez sur une autre planète, dans un monde virtuel. Avec ce genre de questions, vous me faites penser à un archéologue chinois que m’avaient envoyé les autorités de Pékin pour évoquer des recherches que je faisais. On aurait dit qu’il était sourd et aveugle à tout ce qui se passait autour de lui. Une momie. Je ne comprenais rien de ce qu’il me disait. Finalement, le gouvernement chinois m’en a envoyé un autre. »
N’insistez surtout pas. Si vous parlez à Chirac des foules qui viennent à ses réunions publiques, un mélange improbable de jeunes, de bourgeois et d’ouvriers, comme celles de Mitterrand en 1981, et que vous osez le questionner sur ce qu’il a prévu pour les garder tous ensemble, avec lui, une fois qu’il sera au pouvoir, le feu lui monte au visage :
« Vous ne comprenez rien, vous n’avez jamais rien compris. Je ferai ce que j’ai prévu de faire. Je mettrai en œuvre le changement, un changement dont on n’a pas idée. Tout le reste, c’est du ratiocinage et du saucissonage de cheveux. Bref, de la connerie de journaliste[2]. »
L’auteur aura droit à une autre colère de ce genre quand il dira au chef de l’État, l’avant-veille du second tour, que la logique politique devrait le conduire à nommer Philippe Seguin à Matignon. N’est-ce pas le président de l’Assemblée nationale qui lui a fourni ses principaux thèmes de campagne ? N’incarne-t-il pas mieux que personne le nouveau chiraquisme ? « Je n’ai encore jamais entendu une connerie pareille, s’étrangle Jacques Chirac. Je savais bien que le parisianisme est une maladie qui permet de raconter n’importe quoi avec l’autorité de la suffisance, mais à ce point[3]... »
Le nouveau Chirac est cassant. Il est aussi à cran. Il y a de quoi. Il n’ignore pas que son positionnement social-républicain est aussi culotté que problématique pour l’avenir de sa présidence. Il a conscience, de surcroît, d’avoir rompu avec une partie de la droite. Pour preuve, son score du premier tour, assez maigrelet : à peine plus de 20 % contre 18,5 % à Balladur et 23,3 % à Jospin, qui a créé la surprise.
« C’est la malédiction de Jacques Chirac, commente avec bienveillance François Mitterrand. Il aura toujours du mal à passer la barre des 20 %. Mais il l’emportera quand même, vous verrez. Je crois que ça fera 53/47[4]. »
Ça les fera, ou à peu près. Entre les deux tours, Jacques Chirac opère un virage stratégique à droite et recolle les morceaux avec Édouard Balladur. « La seule chose que je vous demande, dit le Premier ministre battu, c’est de traiter correctement ceux qui ont été mes partisans.
— Mais, Édouard, proteste Chirac, vous me connaissez...
— Justement, Jacques, c’est parce que je vous connais que je vous le demande... »
Si elle n’est pas toujours la plus bête du monde, la droite française est, à coup sûr, l’une des plus divisées. Elle est ainsi capable – et l’a montré – de perdre les élections où elle a obtenu la majorité. Après le duel Chirac-Balladur, il n’y a pas seulement des caisses entières de porcelaine à réparer mais aussi beaucoup de sang à laver sur les murs.
Jospin s’est révélé, de surcroît, un candidat coriace. Comme la plupart des connaisseurs de la chose politique, le président du RPR a d’abord cru que l’ancien ministre de l’Éducation nationale s’était présenté pour prendre le contrôle du PS. Il a fait mieux. Il a créé la surprise et redonné de l’espoir à la gauche. L’Élysée semble à sa portée. C’est en tout cas ce que croit Chirac. Superstition ou pas, il ne cesse de pronostiquer son échec, notamment dans les trois ou quatre jours qui précèdent le second tour.
« Je crois que c’est fichu, dit Jacques Chirac à l’auteur, dans un moment d’abandon, le 5 mai 1995, alors qu’il rentre d’une tournée dans la région Rhône-Alpes qui s’est terminée en apothéose à Lyon, avec une réunion publique où Raymond Barre et lui ont fait un tabac. À l’heure qu’il est, j’ai plus de chance d’être battu que d’être élu : je le sens, ça fout le camp de tous les côtés. »
Il faut se méfier de ce genre de propos. Chirac est comme les femmes orientales qui disent, devant un nouveau-né, pour éloigner les mauvais esprits : « Oh qu’il est affreux ! Comme il a l’air bête ! » Il est si près du but qu’il a peur, soudain, de tout perdre. C’est pourquoi il sonne le tocsin contre Jospin et le « danger socialiste ».
À tort. Le 7 mai, Jacques Chirac est élu président par 52,7 % des suffrages exprimés contre 47,3 % à Lionel Jospin. Un score confortable. Une vague de joie dévale alors sur Paris que l’heureux élu parcourt dans sa vieille Citroën CX. Pour un peu, on se croirait en mai 1981. À ceci près : la grande fête se déroule place de la Concorde et non place de la Bastille.
Chirac va faire la sienne chez François et Maryvonne Bernard Bled, administrateur à la mairie de Paris, qui était avec lui, se souvient : « On aurait dit qu’il était en lévitation. C’était le roi qui revenait du sacre de Reims. J’ai eu un choc physique. » Mais Chirac se reprend vite. Il sait bien que les « ennuis commencent », comme l’avait dit Mitterrand après sa première élection : plus l’espérance est grande, plus la déception est violente.
Il n’y a plus aucune jubilation sur son visage ni dans sa voix quand le vingt-deuxième président de la République française se prononce, dans sa première déclaration officielle, pour un État « vigoureux, impartial, exigeant pour lui-même et soucieux de la bonne utilisation des fonds publics, un État qui n’isole pas ceux qui gouvernent du peuple qui les a choisis ».
Une profession de foi qu’il est cruel de rappeler, des années plus tard, tant il est vrai que Chirac aura laissé l’État dans la situation où il l’avait trouvé, après quatorze ans de présidence mitterrandienne : ni vigoureux ni impartial, ni exigeant pour lui-même.
Avec les hommes politiques en général et Chirac en particulier, l’avenir n’est souvent que du passé qui recommence...
1-
Entretien avec l’auteur, le 18 avril 1995.
2-
Entretien avec l’auteur, le 18 avril 1995.
3-
Entretien avec l’auteur, le 5 mai 1995.
4-
Entretien avec l’auteur, le 25 avril 1995.
La Tragédie du Président
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