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Le roi nu en son palais vide
« Je vais donc enfin vivre
seul.
Et déjà, je me demande avec
qui. »
Sacha Guitry
Les voici face à face, pour la première
fois, dans le bureau du président à l’Élysée. L’un, légèrement
couperosé et miraculeusement hâlé, qu’il vente ou qu’il
pleuve : Jacques Chirac. L’autre, tout en muscles, ramassé sur
lui-même, absorbé par ses introspections : Lionel
Jospin.
Entre le président et son nouveau
Premier ministre qui, grande première, a annoncé lui-même sa
nomination, le contact paraît facile. Qu’importe si Jospin et
mettra toujours du liant.
Le président se dit que c’est un
adversaire à sa mesure. Comme lui, Jospin est un peu gauche et vite
crispé sur ses positions. « C’est un homme d’une grande
intelligence politique, dit-il, avec une pointe de condescendance.
Dommage qu’il gâche ça par un tropisme idéologique un peu
excessif. »
Beau joueur, il reconnaît que le PS a
pris, grâce à Jospin, plusieurs longueurs d’avance en matière de
modernité. D’abord, avec la règle du non-cumul des mandats qu’il
reprendra, plus tard, à son compte ; ensuite, avec
l’initiative d’un tiers féminin pour les candidatures de son parti
aux élections : « De la sorte, les socialistes ont
éliminé les vieux pour mettre les femmes en avant. D’une pierre
deux coups. Génial[1] ! »
Lors de son premier entretien avec
Jean-Pierre Chevènement à la plupart des communistes.
Jospin a rassuré Chirac. Il n’en faut
pas plus au président pour célébrer, pendant les mois qui suivent,
l’ingénieuse stratégie de la divine dissolution. À l’en croire,
c’est elle, finalement, qui devrait permettre à la France de faire
l’euro et d’entrer dans le xxie siècle.
Écoutons Chirac[2] : « L’essentiel, pour nous autres
Français, c’est de franchir la prochaine étape de la construction
européenne dans les conditions fixées par Maastricht. Nous avons
pris de mauvaises habitudes depuis le début des années
quatre-vingt : nous dépensons plus que nous ne produisons.
L’euro nous imposera des critères de bonne gestion et nous obligera
à gérer, enfin, nos affaires sérieusement. Il correspond donc à
notre intérêt. Lionel Jospin est un homme sérieux. Il sait tout ça
et, j’en suis maintenant convaincu, ne prendra jamais la
responsabilité de faire rater à la France son rendez-vous avec
l’euro. Avec l’Histoire aussi. En conséquence de quoi, il
poursuivra notre politique. Il n’a pas le choix, il n’y a pas de
politique de rechange.
— Si la droite était si sûre de son
fait, pourquoi n’a-t-elle pas tenté de continuer elle-même cette
politique au lieu d’aller à l’abattoir avec cette
dissolution ?
— Parce que tout ça aurait fini dans la
rue. Il fallait faire la purge. Nous n’étions plus en mesure de
gouverner. Tout aurait sauté. Nous étions dans un système où les
Français refusaient toutes les contraintes. Ils ne pouvaient plus
nous voir en peinture. Ils ne croyaient pas un mot de ce qu’on leur
racontait. Si j’avais laissé filer les choses sans dissoudre
l’Assemblée nationale, je n’ose imaginer ce qui se serait passé.
N’importe comment, en 1997 ou en 1998, ça ne changeait
rien, le résultait aurait été le même : la victoire de la
gauche était inéluctable.
— En somme, vous auriez dissous pour
donner à la gauche les clés du pouvoir !
— Ce n’est pas exactement ce que j’ai
voulu dire. Mais, dans ma conception, le président de la République
doit agir dans l’intérêt de la nation tel qu’il le conçoit avant de
se préoccuper du sort de sa majorité. L’Europe est un enjeu
considérable. Économiquement, elle pèse déjà plus lourd que les
États-Unis. Il faut la faire exister sur le plan monétaire avant de
passer, le jour venu, à la construction militaire. Ça me paraît
plus important que les petits calculs d’arrière-boutique auxquels
on réduit trop souvent la politique. »
Une moue de lassitude, puis :
« La France est un pays
ingouvernable. Elle ne voulait plus de nous, ni de nos réformes.
J’en ai tiré les conséquences. »
Réécriture de l’histoire ? Puisque
la catastrophe est si grande, feignons d’en être
l’organisateur : en la matière, Jacques Chirac n’a jamais été
manchot. À en juger par sa mine, il ne semble pourtant pas si fier
de son coup, après le raz-de-marée socialiste. Il se console au
punch ou à la bière, le soir, en regardant la télévision et
présente, le matin, le visage tuméfié et boursouflé des lendemains
de cuite. Il a l’air triste et fatigué. Il y a de quoi.
Après le séisme du 1er juin 1997, Jacques Chirac a décidé de
recevoir tous les députés battus de l’ancienne majorité. Difficile
de tenir parole. Ils sont 222. « Parfois, dit-il, il y a des
cas très douloureux. Je mets un point d’honneur à régler leurs
problèmes. Avant d’être élu député, par exemple, Jean-Jacques
de Peretti[3] avait une belle situation
dans une entreprise. Il n’a plus rien. J’essaie de lui trouver
quelque chose[4]. »
Quand il ne s’occupe pas des anciens
députés qui sont sur le sable, le chef de l’État bétonne encore un
peu plus son bunker. Claude Chirac aussi. Le palais de l’Élysée
ressemble à Fort-Alamo, désormais. Sauf qu’il est vide. Le
président a connu des jours meilleurs qui, pour un peu, pourrait
paraphraser Hamlet : « Combien le train du monde me
semble lassant, insipide, banal et stérile ! »
Qu’importe l’état dans lequel macère
aujourd’hui la droite. Chirac entend juste régner sur ses débris.
Certes, il garde toujours un œil sur François Bayrou qui se sont
détachés. Mais ils font des vagues, pas d’étincelles. « Tous
ces types qui veulent devenir président, dit-il avec ironie[5], je les plains bien sincèrement. On vit une
époque impossible, à vous décourager de faire de la politique. À la
limite, on prendrait le premier clampin venu dans la rue et on lui
dirait : “Allez, c’est vous le nouveau chef de la droite”, les
gens applaudiraient. C’est ce qu’ils veulent. De nouvelles gueules,
plus de combines ni de vieux barbons. L’opposition est devenue un
vieil organe fatigué qui ne sert plus à rien et n’inspire que de
l’indifférence. Que voulez-vous que je fasse ? Que je sonne la
mobilisation générale pour partir à la bataille ? Il faudrait
être fou ou inconscient. Non, si je veux espérer revenir un jour en
grâce, je dois me faire oublier et me planquer avec un casque de
maçon sur la tête, à cause des jets de boulons des petits copains,
en attendant des jours meilleurs. Alors, je me
planque ! »