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Quand les masques tombent
« Un mensonge peut faire le tour de la terre
le temps que la vérité mette ses chaussures. »
Mark Twain
Il a soixante-dix ans, l’âge où l’on ne peut tricher ni avec les autres ni avec la mort qui guette. Sa vérité apparaît, enfin, derrière les impostures sur lesquelles il avait bâti sa carrière. Tout vermoulu, le personnage qu’il s’était construit ne peut plus faire illusion, désormais.
Il se lâche et tient régulièrement des propos qui révulsent son propre camp. Ainsi : « Le libéralisme, ce serait aussi désastreux que le communisme[1]. » Sa langue aurait-elle fourché ? Non, c’est vraiment ce qu’il pense. L’âge venant, il n’hésite plus à dire tout haut ce qu’il se contentait, jusqu’à présent, de ravaler.
Pour arriver, Chirac s’était inventé un profil de bonapartiste autoritaire. Il faisait comme n’importe quel politicien de basses eaux. Il suivait le peuple et le sien, du moins celui de son parti, était de droite. Pendant plus de trois décennies, il a donc ressassé des slogans auxquels il ne croyait pas, ou peu.
C’est pourquoi il a toujours eu besoin de vraies consciences de droite à ses côtés. De stratèges articulés avec un vrai corps de doctrine. Ce rôle a été dévolu tour à tour à Alain Juppé. Souvent, pourtant, il n’a pu s’empêcher de faire valser ces béquilles.
La bonne presse se gaussait de lui car elle s’imaginait, la cruche, qu’il avait besoin de gourous. Mais non, il lui fallait juste des repères. Des poteaux indicateurs grâce auxquels il suivrait le droit chemin sans suivre sa pente de rebelle compassionnel et tiers-mondiste, toujours prêt à hurler, mais sous cape, contre l’égoïsme des riches ou l’impérialisme des États-Unis.
Contrairement à la plupart des politiciens, de droite ou de gauche, Chirac n’est pas fasciné par le monde de l’argent. Il le fréquente, bien sûr, et n’a jamais craché sur ses gratifications ni sur les invitations à utiliser son avion personnel de Rafic Hariri, l’ancien Premier ministre du Liban et homme d’affaires milliardaire, qui sera assassiné par les services syriens.
Si François Pinault restera jusqu’au bout l’un de ses meilleurs amis, sinon le plus proche, ce n’est pas parce qu’il figure en tête des plus grandes fortunes de France, mais parce que cet homme est un iconoclaste paradoxal. C’est ce qu’il aime chez lui.
Avec les autres, Chirac se tient sur ses gardes. Il faut l’entendre parler à ses proches de Serge Dassault, le patron du groupe du même nom, qu’il évite comme la peste : « Toujours à me harceler avec ses idées à la noix pour réformer l’impôt sur la fortune ! Il voudrait que je pleure sur son sort. J’ai beau y mettre la meilleure volonté, je n’arrive pas à avoir pitié de lui. Déjà que je me décarcasse pour qu’il vende des avions à l’étranger. Je crois que j’en fais assez pour lui. »
Non, il ne sera jamais une « petite sœur des riches » comme tant d’autres politiciens de droite, toujours prompts à pleurer sur les malheurs des rentiers et possédants. Le monde des chefs d’entreprise lui est plus insupportable encore. À propos de l’un ou de l’autre, il reprendra volontiers cette formule qu’il utilisait pour feu Jean-luc Lagardère, lui aussi patron du groupe du même nom, un homme qu’il appréciait néanmoins : « C’est un type formidable. Tant qu’on n’a rien à lui demander. »
En somme, Chirac est un coucou. Un drôle d’oiseau qui a été longtemps couvé par la droite. Il a fallu l’expérience du pouvoir pour qu’elle découvre qu’il n’était pas l’un des siens. Enfin, pas tout à fait.


L’un des actes fondateurs de son « radicalisme », au sens tranchant et américain du mot, fut son refus de célébrer le bicentenaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Au lieu de quoi, il patronna une exposition sur les Taïnos, un peuple précolombien disparu : « Mon idée était de ressusciter cette grande civilisation massacrée... »
C’était certes au temps de la « fracture sociale ». Mais la passion de Chirac pour les arts premiers ne s’est plus jamais démentie. Jusqu’alors, il la cantonnait dans ses jardins secrets. Depuis qu’il a été élu à la présidence, il l’a laissée se déployer. Après Pompidou et Mitterrand, il a même décidé qu’il aurait, lui aussi, son musée, mais dédié, celui-là, aux « peuples oubliés de la terre ».
N’est pas Pompidou ni Mitterrand qui veut. Dix ans après qu’il l’eut annoncé, le musée des « arts premiers » n’était pas encore ouvert. Il est vrai que, comme dit le poète, Paris n’a pas été bâti en un jour et n’est même pas encore terminé. Mais bon, Chirac n’a jamais été atteint, on le sait, par la fièvre bâtisseuse.
D’où lui est venu cet amour pour les civilisations disparues et les arts dits primitifs ? C’est une histoire qui commence après la guerre. Il a treize ou quatorze ans et sèche souvent ses cours du lycée Carnot, à Paris, pour aller rêver dans les salles du musée Guimet, près du Trocadéro. C’est un fou d’Inde. Il se la fait raconter par des « messieurs savants » qui, parfois, l’invitent à prendre une chaise pendant leurs réunions et se servent de lui comme garçon de course, pour aller chercher les cafés.
Un jour, le jeune Chirac décide d’apprendre le sanskrit, la langue des Aryens qui, venus d’Asie centrale, ont dominé, à partir de 1500 avant Jésus-Christ, le sous-continent indien. Une langue qui est à l’origine de presque toutes les autres. Un des « messieurs savants » lui indique un très bon professeur de sanskrit. Un vieux Russe à crinière blanche qui a fui la révolution de 1917 et vit pauvrement dans une chambre de bonne du 13e arrondissement, où il fabrique des écorchés en papier mâché, pour les écoles.
C’est « Monsieur Belanovitch ». Après lui avoir donné des cours de sanskrit pendant trois mois, il convainc son élève, apparemment ni doué ni motivé, d’arrêter pour se mettre au russe. Bientôt installé à demeure, dans une pièce qui jouxte l’appartement familial, il devient rapidement une sorte de précepteur et de père spirituel pour le jeune Chirac. C’est lui qui l’introduira dans le monde des vieilles civilisations, perse ou chinoise, d’où, depuis, il n’est plus jamais sorti.
Aujourd’hui, Jacques Chirac revendique volontiers la paternité de l’expression d’« arts premiers ». Soit. Il prétend aussi qu’il a fait des notes pour André Malraux quand il écrivait son Musée imaginaire. Possible. Dans les années soixante, il le fréquentait pas mal, partageant souvent avec lui ses déjeuners très arrosés chez Lasserre, restaurant où le ministre de la Culture du général de Gaulle avait un rond de serviette.
L’âge venant, Jacques Chirac aime aussi se poser en expert international que la Chine appelle à la rescousse, sur un point particulier. Par exemple, à propos de bronzes archaïques ou de fouilles en cours. Il rappelle volontiers qu’il a souvent été invité à donner des conférences, notamment au Japon, sur des sujets érudits. Il évoque régulièrement son amitié avec Christian Deydier, un grand antiquaire et un des meilleurs spécialistes des arts asiatiques.
Désormais, il ne dissimule plus son goût pour l’art. Il a baissé son masque d’inculte crasse. Il est devenu lui-même. Au point que son bureau de l’Élysée est devenu, au bout de dix ans, une sorte de brocante. Un musée pas imaginaire où on trouve de tout. Une statue mumuyé en bois du Niger représentant une femme, datant de la fin du xixe siècle. Deux haches olmèques du Mexique, vieilles de près de trois mille ans. Sans parler de pièces boli, taïno, toumaï, shang, et on en passe.
Le président connaît tout de ces objets qui peuplent son bureau et peut faire l’article pendant des heures, avec une science qui n’est pas feinte, avant de partir dans une digression sur l’hindouisme ou le zoroastrisme. Lui que l’on croyait d’une ignorance encyclopédique a des civilisations disparues plein la tête. C’est ce qu’ont noté tous ses Premiers ministres.
Alain Juppé : « Chirac pense toujours le monde en terme de civilisations. C’est ce qui a expliqué sa position en faveur de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. »
Giscard résonnait en décennies. Chirac, lui c’est en siècles. Et encore, souvent, je me demande si ça n’est pas en millénaires... »
Dominique de Villepin : « Chirac n’est pas tout à fait d’ici. C’est un Oriental ou un Asiatique qui se place toujours très au-dessus du monde d’aujourd’hui. »
Certes. Ce pourrait être une explication à son immobilisme. Une version politique du nirvana, une philosophie de la contemplation appliquée à la France des années 2000. Mais ce refuge dans le passé n’est-il pas aussi un alibi à son inertie et à son « à-quoi-bonisme » ?
En tout cas, au terme de sa carrière, Chirac ne s’animera plus que pour évoquer le martyre des civilisations disparues ou des oubliés de la terre. Il est devenu leur porte-parole et s’exprime au nom de leurs charniers avec une fureur de prédicateur.
Écoutons-le : « Je ne suis pas un fanatique du bouddhisme, du taoïsme, de l’islam ou d’autre chose. Mais je ne supporte pas le rejet des autres cultures par la civilisation occidentale. La moutarde me monte au nez quand j’entends tous ces ignorants arrogants, européens ou américains, couvrir de leur mépris les arts premiers. Des pithécanthropes de la culture, voilà ce qu’ils sont. Ils croient tout savoir, mais ils ne font que perpétuer une tradition qui nous a amenés à écraser et détruire tant de civilisations. Après l’arrivée des hordes hispaniques en Amérique, c’est un des plus grands génocides de l’histoire de l’humanité, qui a été perpétré : 80 millions d’Amérindiens massacrés en un peu plus de cinquante ans, du Mexique à la Terre de Feu, voilà le travail ! Tout ça, au nom des grands principes, de la soif de l’or et de la prétendue supériorité de notre religion ! Pour moi, on ne me refera pas, l’art des Indiens de la côte ouest des États-Unis est aussi beau que la peinture française du xviiie siècle. Tous les hommes sont égaux. Tous les chefs-d’œuvre aussi. Si on veut se respecter soi-même, il faut d’abord respecter les autres. C’est par la tolérance que l’on enracinera la paix dans le cœur de l’humanité[2]. »
Il y a là, dans ce grand corps usé et courbé, un esprit de révolte qui n’en finit pas de brûler.
1-
Le Figaro, le 16 mars 2005.
2-
Entretien avec l’auteur, le 30 janvier 2005.
La Tragédie du Président
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