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La botte secrète de Monte-Cristo
« Pour savoir se venger, il faut savoir souffrir. »
Voltaire
Il a perdu son sourire commercial. Il regarde moins souvent ses interlocuteurs dans les yeux et se laisse aller à proférer des propos de plus en plus désabusés sur l’humanité en général et Balladur en particulier. Assistant, impuissant, à l’agonie de son système, Chirac continue néanmoins de faire semblant. Il s’est mis en pilotage automatique. En ce qui concerne les accolades, les poignées de main, les manifestations officielles ou les signatures de parapheurs, il arrive encore à assurer. Mais pour le reste, il ne trompe plus son monde.
Chirac suit la tactique de la poule d’eau qui, devant le danger, s’immerge, ne laissant plus dépasser que son bec à la surface. Il y a quelques mois, il répétait : « Édouard a décidé de m’effacer. » Apparemment le Premier ministre a réussi. S’il n’a pas disparu du paysage, le président du RPR n’est plus qu’un cadavre qui bouge encore.
« Je me suis enfoui, dit-il à l’auteur, le 23 août 1994. Mais vous verrez, je l’aurai, Édouard.
— Comment allez-vous faire ?
— J’ai une botte secrète.
— Quelle est-elle ?
— Je veux qu’elle reste secrète encore quelque temps. »
Quand l’auteur lui dit que Mitterrand est « furieux » contre lui, Chirac secoue la tête :
« Vous n’y êtes pas. Nos relations sont excellentes.
— Il trouve que vous vous débrouillez très mal avec Balladur.
— Ah ? Je vais lui en parler. Je le vois dans trois jours.
— Il vous dira sûrement que vous avez commis beaucoup d’erreurs, ces temps-ci.
— Lesquelles ?
— Il pense que vous êtes trop absent. »
Chirac baisse les yeux puis note quelque chose sur un carnet. Quand l’auteur lui demande ce qu’il a écrit, il lui tend son calepin : « Trop absent. »
C’est dire si, malgré ses fanfaronnades, le maire de Paris ne sait plus à quel saint se vouer. Il n’ignore pas que la machine balladurienne est entrée dans la dernière phase, à son égard : la vitrification totale. Pour faire front, il prendra ses alliés où il les trouvera. Si le président a envie de l’aider, alors, va pour Mitterrand.


Le pouvoir balladurien est éminemment français : à la fois faible et despotique. Souvent apeuré par les sautes d’humeur du bas peuple, il n’a pas son pareil pour imposer sa loi sur l’appareil d’État ou les partis de la majorité. Que le Premier ministre soit apparemment un homme doux et affable n’empêche pas les siens d’utiliser tous les moyens, à commencer par l’intimidation, pour amener de nouveaux soutiers à leur maître.
Il importe, par exemple, de mettre au pas Le Figaro qui se pique d’indépendance. C’est même devenu obsessionnel, dans les hautes sphères balladuriennes. Son propriétaire, Robert Hersant, a décidé que son journal ne soutiendrait aucun candidat. Mal lui en a pris.
« Depuis que je suis dans la presse, observe Robert Hersant, je n’ai jamais eu de plus mauvais rapports avec un gouvernement. Je reçois sans arrêt des menaces. Pas des propos en l’air, non, des menaces très précises proférées par des gens très importants. Ils me promettent le pire sur le plan bancaire. Pour l’instant, j’évite de prendre ces connards au téléphone mais je ne sais pas si je pourrai tenir longtemps : ça tombe mal, j’ai une échéance bancaire très difficile[1]. »
Yves de Chaisemartin auprès de lui à la direction politique du Figaro. « C’est un balladurien, jure-t-il à ses maîtres chanteurs. Vous pouvez être tranquilles. » Ils ne le seront jamais.
Quelque temps plus tard, blessé dans son orgueil, de Gaulle et Mitterrand, que j’ai pourtant combattus, eux, étaient plus ouverts que ce type[2]. »
Nicolas Sarkozy, ministre du Budget, de lui arranger son affaire.
Une réunion est organisée pour que les dirigeants de Degrémont puissent défendre leur cause devant le ministre du Budget. Avant qu’elle ne commence, Jérôme Monod à part :
« Alors, vous êtes pour ou contre nous ?
— Que voulez-vous dire ?
— Allons, ne faites pas le naïf. Vous allez soutenir Chirac ou Balladur ?
— Je ne répondrai pas à cette question. »
Au cours de cette réunion, dans un nouvel aparté, Monod, sur un ton ironique : « Une fois pour toutes, qui sera votre candidat ? »
Alors, Monod : « Cette question n’a rien à voir avec le sujet que l’on traite. »
Tout cela s’est dit entre deux sourires. Mais ça en dit long sur le climat qui règne aux sommets. Rares sont ceux qui, comme Jacques Toubon.
Tous n’ont pas, avec le maire de Paris, le même rapport d’intimité ou de soumission. Jacques Chaban-Delmas à la mairie de Bordeaux.
Jacques Chirac ne devrait pas oublier de s’en souvenir : aucun de ces cinq hommes ne lui a manqué, dans ces heures difficiles. Force est de constater que, par la suite, il a manqué à presque tous. Dix ans plus tard, la plupart auront été laminés ou mis en pièces. C’est à peine si, parfois, il aura levé le petit doigt pour eux, comme si, à ses yeux, la loyauté était toujours à sens unique. Comme disait Alexandre Dumas : « Il y a des services si grands qu’on ne peut les payer que par l’ingratitude. »
Un nouveau Chirac est né sous Balladur : ingrat, rugueux et anti-élitiste. Un soir, au cours d’un débat informel avec plusieurs intellectuels comme Emmanuel Todd, souverainiste de gauche, pour la Fondation Saint-Simon[3]. Il y est présenté comme « homme de gauche, par la force des choses ». N’est-ce pas là, en effet, le créneau le plus judicieux pour l’élection présidentielle ?
Balladur occupe le terrain de la droite modérée. Qu’à cela ne tienne, tout en gardant la droite populiste, Chirac ira braconner à gauche. Après avoir lu la note d’Emmanuel Todd, le maire de Paris en commandera deux cent cinquante exemplaires qu’il enverra aux députés RPR. Sa campagne est toute trouvée : dépasser le clivage droite-gauche, en parlant au nom du peuple, coupé, selon lui, de ses classes dirigeantes.
Rien à voir avec la campagne très libérale de 1988, mais qu’importe. Chirac n’en est pas à un changement de cap près et cette nouvelle ligne lui ressemble bien. Dans sa note, une brochure très sérieuse de quarante pages, intitulée « Aux origines du malaise politique français », Emmanuel Todd écrit notamment : « Jacques Chirac, sans l’avoir beaucoup cherché, est virtuellement de gauche. » Il le voit « plus proche d’un idéal de type populaire et démocratique ». Il en fait le « candidat de ceux qui ont intérêt au changement – les pauvres, les jeunes, les actifs, les emprunteurs », alors qu’Édouard Balladur est, selon lui, le « chef du parti des nantis – les riches, les vieux, les retraités, les rentiers, tous les amateurs du franc fort ».
Emmanuel Todd a-t-il été le mentor de Jacques Chirac ? L’ethno-sociologue s’en défend avec drôlerie : « Comme la presse écrivait que j’étais son gourou, tout le monde était convaincu de mon importance. Plus je démentais, plus on était sûr de mon pouvoir. J’étais convoqué par des ambassadeurs ou par George Soros qui me demandait si on allait dévaluer. C’était d’autant plus comique que je n’ai rencontré Chirac que trois ou quatre fois, pas plus, et jamais en tête-à-tête. »
N’empêche que la note d’Emmanuel Todd a permis à Jacques Chirac de théoriser ce que lui disait son instinct. « La première fois que je l’ai vu, dit-il, et alors qu’il n’avait pas encore lu ma note, il parlait déjà gauchiste », observe celui qui a fini par passer pour son idéologue.
« Il s’est rejoint », confirme Claude Chirac, sacrée, à l’occasion de la campagne, conseillère en tout, politique, loisirs ou communication. « Il exprime enfin ce qu’il est. »
1-
Entretien avec l’auteur, le 22 décembre 1994.
2-
Entretien avec l’auteur, le 23 janvier 1995.
3-
En novembre 1994.
La Tragédie du Président
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