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La stratégie de Louvois
« Amitié de cour, foi de renards,
société de loups. »
Chamfort
Souvent, quand elle croise Bernadette
Chirac lui balance une vacherie. Elle tient le secrétaire général
pour responsable de la dissolution de 1997. Des années après,
elle ne le lui a toujours pas pardonné.
Pour elle, Villepin est le mauvais génie
du chef de l’État. Sans doute lui en veut-elle d’avoir longtemps
œuvré à sa marginalisation. Mais elle lui reproche, surtout, de se
comporter en homme de cour, exagérant au lieu de les contredire les
lubies ou les mauvais penchants de son mari.
À la cour comme à la mer, il faut sentir
le vent. Villepin le sait. Certes, il n’a rien du courtisan
mielleux et collant qui s’aplatit devant son prince. Il met les
formes. Il est, en vérité, trop bravache pour se courber trop bas,
du moins devant témoin. Mais il n’est jamais en retard d’une
flatterie et donne du « Monsieur le président » bien
sonore à chaque phrase ou presque.
Sa grande réussite est d’être parvenu,
en sept ans, à faire le vide autour de lui, à l’Élysée. À la fin du
septennat de Chirac, plus une tête ne dépasse. Il est vrai qu’au
début, il avait écarté toutes celles qui auraient pu lui faire de
l’ombre. D’où la mésaventure qui est survenue à Jean-Eudes
Rabut.
Un homme de confiance rayé, du jour au
lendemain, de l’épopée chiraquienne. Né en 1954, il a d’abord
travaillé à la préfecture de Paris avant d’entrer dans l’état-major
de la mairie, en 1984, et de devenir chef de cabinet de
Jacques Chirac, de 1986 à 1995. Quand tout le monde ou
presque avait lâché le député de Corrèze en faveur d’Édouard
Balladur, il tenait bon. S’il n’en était resté qu’un, ç’aurait pu
être celui-là.
Sa proximité est si grande avec Chirac
qu’il est seul avec lui dans les grandes occasions, comme l’annonce
de la liste du gouvernement Balladur, en direct, à la télévision.
Historiquement, c’est lui aussi qui a appris au maire de Paris, le
7 mai 1995, à 18 h 29, qu’il était élu
président de la République. Il est de surcroît du dernier bien avec
Bernadette, avec qui il déjeune de temps en temps. Elle n’a jamais
cessé de lui tresser des lauriers.
Le lendemain de l’élection,
Villepin. »
Villepin qui lui dit sans ambages :
« On n’a pas besoin de vous à l’Élysée. »
Le chef de cabinet n’en croit pas ses
oreilles. Après onze ans de bons et loyaux services, on ne peut pas
le traiter comme ça, ce doit être une erreur. Il se précipite donc
dans le bureau de Jacques Chirac pour lui faire le compte rendu de
sa conversation avec Dominique de Villepin, le futur
secrétaire général de l’Élysée.
Le président se défausse :
« Je ne me mêle pas de la composition de l’équipe de
l’Élysée. » Il lui a dit ça les yeux dans les yeux, comme
chaque fois qu’il profère un gros mensonge. Pas d’autre
explication. « Bien entendu, ajoute-t-il, je ne vous laisserai
pas tomber. Réfléchissez à ce que vous avez envie de
faire. »
Christian Blanc, président d’Air France,
qui le nommera à la tête d’une de ses filiales. Après quoi, il
mènera une belle carrière dans le privé.
Il n’est certes pas proscrit. Rabut dans
la salle d’attente, l’avait traité d’un nom d’oiseau, sans doute
pour lui couper l’envie de revenir à l’Élysée. « Je vous
interdis de lui parler comme ça, avait dit le chef de l’État au
secrétaire général. Jean-Eudes est un homme d’une honnêteté
scrupuleuse qui mérite le respect et la considération. »
De la même façon, Messier s’est recyclé
depuis dans la finance puis l’industrie. Mais il est devenu aussi
l’une des bêtes noires du chef de l’État.
Denis lui soit imposé comme bras droit.
Après l’avoir accusé de tout ou presque, il finira par obtenir sa
tête. Dès lors, il aura un cabinet à sa main : tous les
collaborateurs de l’Élysée ont compris que le secrétaire général
finit toujours par avoir gain de cause. Le chef de l’État n’a plus
la force de lui résister.
Pour se donner un peu d’air, Jacques
Chirac a fait entrer dans le staff présidentiel Monod a laissé
tomber : « Trouves-en un autre. Je suis trop vieux.
— J’ai besoin de quelqu’un qui s’occupe
des politiques à l’Élysée. Je n’ai personne pour ça.
— Je ne connais que les grands-pères.
Pas les types d’aujourd’hui.
— Ils te connaissent. Tu as réussi. Ils
n’ont plus confiance, tu peux les ramener vers nous et les conduire
à s’unir. Devant ses tribus, Gengis Khan disait que la flèche seule
se brise. Il faut mettre toutes les flèches ensemble, l’une contre
l’autre, pour en faire un bouclier. »
Depuis, Villepin. Il a d’autres
priorités.
Si Villepin a pris le contrôle du
cerveau présidentiel, ce n’est pas seulement parce qu’il a su
amadouer Claude, asphyxier l’entourage, éliminer les rivaux,
promouvoir les nigauds, ou fermer la porte de l’Élysée aux nouveaux
talents de la droite, qu’il couvre de sarcasmes. C’est, surtout,
parce qu’il a su se rendre indispensable.
Pour ce faire, Villepin utilise une
méthode vieille comme le monde qui, dans l’Histoire, a souvent
réussi aux courtisans. Rien de plus transparent que son jeu :
provoquer les crises ou les exagérer pour mieux les régler ensuite.
C’est ainsi qu’il a pris le pouvoir. À l’Élysée et jusque dans le
cortex du chef de l’État.
Il ne fait que dans le grandiose et la
démesure. Il boit et mange comme quatre. Il prétend écrire tout
seul, et sans l’aide du moindre « nègre », Une Histoire de France de plusieurs milliers de
pages qui damera le pion à Tocqueville, Quinet, Michelet, Bainville
et aux autres. Il parle de la France avec ce langage de charretier
qu’on attribuait à de Gaulle : « La France a l’air à la
ramasse. Mais observez-la de près. Elle a les jambes écartées. Elle
attend désespérément qu’on la baise : ça fait trop longtemps
que personne ne l’a honorée. » Il dit pis que pendre du
malheureux député qui vient de quitter son bureau :
« Comment faire confiance à un type qui a commencé comme
conseiller général ? »
À la fin du premier septennat, Villepin
ne sait toujours pas où il trouvera la gloire qui se fait tant
attendre. Il se voit tour à tour, dans une même journée, scénariste
à Hollywood, grand patron d’un groupe de presse, président de la
République, essayiste à succès ou P-DG d’une société de ventes aux
enchères, mais les années passent et il semble de plus en plus
souvent rongé par un mélange d’aigreur et d’avidité forcenée. Cet
homme est en guerre perpétuelle.
C’est Louvois ressuscité, avec le même
mélange de « hardiesse » et de « présomption ».
Louvois qui, à en croire Saint-Simon[1],
« abattit tous les autres, sut mener le roi où et comment il
voulut, et devint en effet le maître ». Louvois qui, un jour,
se jeta à genoux devant Louis XIV en lui demandant de le tuer
s’il ne faisait pas la guerre contre toute l’Europe. Villepin aussi
a besoin d’être sans cesse en campagne. Contre les moulins à vent,
contre ses rivaux en puissance et contre les ennemis du président
qui, au crépuscule de son mandat, se déchaînent.
Il est ainsi devenu, auprès de Chirac,
le chef du « cabinet noir », selon Le Monde. En fait, l’homme en charge des
« affaires ». Il a beaucoup de travail, sur ce plan.
C’est pratiquement devenu un plein-temps. Il faut anticiper les
coups, menacer les directeurs de journaux ou préparer les
contre-feux. Il hurle et tonne comme l’officier qui défend son
piton, avec un pathos où éclate cette virilité infantile qui est sa
marque de fabrique et qui prête tant à sourire.
Le président observe de loin cette marée
des « affaires » qui monte tous les jours davantage. Mais
il sait gré à son secrétaire général de s’être emparé du dossier et
de défendre sa cause avec une telle vigueur. C’est peut-être
pourquoi il a mis son nom, avec celui deDouste-Blazy, dans la liste
des « Premier-ministrables » qui trotte dans sa tête et
qu’il donne parfois à ses visiteurs pour voir leurs
réactions.
Le moins que l’on puisse dire est que
Villepin ne fait pas un tabac.
1-
« Terrible conduite de Louvois pour
embarquer la guerre générale de 1688 », Mémoires, 1715, La
Pléiade, tome V.